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Universityof Ottawa
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CRITIQUE
PORTRAITS ET CARACTÈRES
CONTEMPORAINS
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CRITIQUE
PORTRAITS
ET
CARACTERES CONTEMPORAINS
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RUE PIERRE - SA RRAZIN, N° li
CRITIQUE
HISTOIRE DE TA LITTÉRATURE FRANÇAISE
SOIS LA RESTAIRATIOS
PAR M\ A T. F. NETTE M E N T
Lee règnes littéraires proprement dits.— La Restauration n'a point
eu de littérature à elle. — Les écrivains de cette époque. — D'où pro-
cédaienl les vieux. — Où tendaient les jeunes. — Ce que Charles X lit
pour le» lettres. — L'enseignement de la Sorbonne.
Un grand reproche que Ton doit adresser tout d'abord au livre
de M. Alfred Nettement, c'est le choix même, non pas du sujet de
son livre, mais des limites dans lesquelles il a la prétention de se
maintenir. Que Ton dise : Histoire de la Littérature du siècli
d'Auguste , Histoire <le lu Littérature au XVIe siècle, Histoire
<
6 CRITIQUE
littéraire du règne de Louis le Grand, je comprends parfaitement
l'ensemble et le détail d'une pareille entreprise, et qu'un historien
va se trouver à l'aise dans ce vaste espace d'années et de chefs-
d'œuvre. Un écrivain, quel qu'il soit, serait bien ambitieux s'il ne
se contentait pas du pontificat de Léon X ou du gouvernement de
Périclès, époques brillantes du génie et du talent en toutes choses.
Ajoutez l'éloigneinent et le lointain qui commandent à la chrono-
logie elle-même, et qui rendent si faciles le portrait, le parallèle,
l'analogie, et les divers éléments dont se compose un livre d'his-
toire, et surtout un livre d'histoire littéraire. Et, si, par quelque
honneur inespéré île plus grand honneur que puisse atteindre un
souverain), cet âge d'or des poésies, des beaux-arts et des grands
artistes, peintres, architectes, sculpteurs, poètes, musiciens, phi-
losophes, historiens, se développe à l'ombre unique d'un trône
éclatant de toutes les gloires pacifiques, il arrive alors qu'en effet
l'historien de ces époques choisies peut écrire un très-beau livre
dans lequel le commencement , le milieu et la fin se tiennent de
telle façon, qu'il serait impossible de les séparer, tout comme il
serait impossible de séparer Louis XIV de Molière et de Racine,
François Ier de Clément Marot, Shakspeare de la reine Elisabeth.
Horace de l'empereur Auguste, Suétone et Tacite des tyrans dont
ils racontent les crimes abominables !
Ici, tout au rebuurs, l'Histoire de la Littérature française sous
la Restauration, rien que par son titre, devait tenir nécessairement
du paradoxe et du tour de force; un paradoxe brillant, où tout
l'esprit d'un homme de grand mérite et de grande valeur allait
trouver son emploi, mais enfin un paradoxe dangereux même pour
cette Restauration que M. Alfred Nettement voulait glorifier. Où
donc, en effet, l'historien le plus prévenu en faveur de ces deux rois
Louis XVIII et Charles X rencontrera-t-il une littérature exclusive-
ment royaliste dans la France de 1815 à 1830"? — quinze années
coupées par deux règnes, le premier règne qui se termine par la
mort du monarque, emporté à Saint-Denis (heureuse exception
LA LITTERATURE SOUS LA RESTAURATION 7
dans la royauté moderne!), le second règne qui se termine à la
façon du drame antique , par un coup de foudre et par un exil
éternel...
Et le songe a fini par un coup de tonnerre!
M. Nettement, lui-même, avec les plus grands mérites du style,
de l'intelligence et de l'émotion intime qui fait vivre un historien,
M. Nettement, lui-même, ne peut pas appeler la littérature fran-
çaise sous le règne de Louis XVIII la réunion forcée et fortuite des
anciens disciples de Voltaire qui suffisaient à la littérature de
l'Empire, et des jeunes esprits, en petit nombre, dont toute l' am-
bition s'était bornée à continuer la Henriade, Tancrède et le
Triomphe de Trajan. Est-ce que, par hasard, le roi Louis XVIIÏ
eût reconnu volontiers pour un poëte de son règne Fauteur de
Germanicus, le traducteur ôHOssian? D'un autre côté, l'auteur de
la Charte pouvait-il se parer des premiers écrits de M. Villemain,
jeune homme élevé à l'élégante école de M. de Fontanes? pouvait-
il se vanter de M. JoufFroy, et même de M. de Bonald?
Non, non, vous ne pouvez pas dire : Histoire littéraire de cette
première moitié de la Restauration. Non , le roi Louis XVIII n'a
pas de poètes qui lui appartiennent ; il n'a pas eu — la chose serait
facile à démontrer — M. de Chateaubriand lui-même. Et, véritable-
ment, M. de Chateaubriand, le maître absolu de ces quinze années
de la Restauration, vient-il, en effet, de la Restauration? est-il un
enfant du règne ou de l'Empire ? est-il un ami? est-il un ennemi?
Il est le fils de la Révolution ; il est un enfant révolté de l'Empire !
Il faudrait qu'un roi de France eût régné aussi longtemps que
M. de Chateaubriand lui-même, pour que ce roi-là osât dire :
« M. de Chateaubriand est à moi. » Hélas ! le roi Louis XVIII uni au
roi Charles X ne suffiraient pas à contenir le Génie du Christianisme
et les Martyrs. Le Génie du Christianisme n'appartient ni au roi,
ni au pape, ni à l'empereur : il appartient à la France, à l'Europe,
au monde entier.
8 CRITIQUE
Des deux princes qui ont régné sur nous de 1815 à 1830, Sa
Majesté le roi Charles X (1) est encore celui des deux qui pourrait
se vanter, avec les plus justes motifs, d'avoir régné sur une littéra-
ture. A son avènement au trône, il a congédié la censure! Il avait
toutes les bontés et toutes les clémences qui calment, qui apaisent
el qui reposent. Il n'était pas, certes, un grand génie ni même un
bel esprit; mais il avait l'accent français avec un profond senti-
ment de la toute-puissance de l'esprit chez le peuple de Voltaire et
de Diderot. Il était chrétien , et meilleur chrétien que le roi son
frère, avec une foi sincère, une conviction profonde, et, partant,
il était cher aux nouveaux porteurs de la parole divine, à M.l'évêque
d'Hermopolis, à M. l'abbé de Lamennais, au digne interprète des
Pères de l'Eglise grecque et latine, M. l'abbé Guillon. Ainsi, bientôt
après les sept années pacifiques du roi Louis XVIII , quand les
vieux poètes avaient eu le temps de disparaître et les jeunes poètes
le temps de grandir, Sa Majesté le roi Charles X, sans les avoir trop
appelés , sans les avoir trop dédaignés, vit venir à lui des intel-
ligences d'élite et des esprits charmants. C'est même ici que
M. Alfred Nettement entre en plein dans le sujet de son livre; à
peine est-il débarrassé du roi Louis XVIII , on voit qu'il se sent
bien plus à l'aise, et son discours prend une libre allure; on respire,
dans ces pages consacrées au dernier roi de cette dernière race, je
ne sais quel intime contentement. Plus de gêne, plus de con-
trainte; on voit apparaître, en moins grand nombre, ces esprits à
(I) A la pélilion qui lui fut adressée, au nom de Corneille et de Racine,
contre les novateurs, le roi Charles X répondit royalement « qu'il n'avait
que sa voix, comme le premier venu, au parterre. » Il eut avec M. Victor
Hugo une entrevue à l'occasion de Marion Ddornu ; le poëte a raconté,
en a ers magnifiques, cette audience aux Tuileries quinze jours avant 1 s •
révolution de 1850! Lorsque mourut Tr.lma, emportant la tragédie aver
lui dans la tombe — heureusement, 3IIle Rachel l'en a retirée : — le roi
Charles X fui lente de déposer la croix d'honneur sur le cercueil du tra-
gédien. « Mais, dit-il, M. Talma a laissé l'archevêque se morfondre à sa
porte, et je suis, avant tout, le roi très-chrétien. » Je crois l'anecdote
inédite et je la donne bien volontiers à M. Alfred Nettement. J. J.
LA LITTERATURE SOLS LA RESTAURATION 9
part dont le monde vulgaire sait à peine le nom et dont il n'aime
pas à entendre parler! Cabanis, Volney, Destutt de Tracy, Garât,
Maine de Biran , des noms sonores , des livres vides ! A chaque
époque, on en rencontre, de ces génies dont tout le monde parle, et
qui ne sont lus de personne! Ils tiennent autour des trônes et des
littératures une certaine place qui remplit le vide ; autant de dé-
corations d'apparat, de feux d'artifice et de trompe-1'œiJ. Un cri-
tique jaloux de toute vérité, ennemi de l'artifice, qui ne compte
pas les renommées, qui les pèse, se méfierait plus que ne Ta fait
M. Nettement de ces sceptres en carton-pierre et de ces couronnes
en papier doré. Heureusement que la gloire littéraire de la Restau-
ration ne dépend pas de ces philosophes illisibles. En revanche,
après Garât et Destutt de Tracy, les trois Mentors de la jeunesse
nouvelle, les trois voix puissantes de la Sorbonne inspirée, arrivent
et se montrent, dans tout l'éclat de la parole et dans toute la verve
de bmr enseignement. Au fond de cet enseignement de trois libres
penseurs, il y avait toutes les libertés honorables, et c'est pourquoi
l'histoire en tiendra compte au roi Charles X ; elles peuvent vous
compter, sire, ces trois chaires où nous avons entendu les paroles
les plus éloquentes qui aient frappé, éclairé et dominé notre heu-
reuse et libérale jeunesse. Quelle merveille, ces trois chaires hautes
comme une tribune : la chaire de M. Cousin, de M. Guizot, de
M. Villemain , ces généreux instituteurs d'une génération qui,
bientôt, les voit à l'œuvre politique et qui peut juger si le libéral
cachait le despote, et à quel point leur conduite est concordante avec
leur domination ! Pareil éclat n'avait jamais entouré la Sorbonne
depuis les jours de Robert Sorbon et de Henri le Grand ! Ainsi
commença véritablement la littérature active et nouvelle de notre
temps ; qu'elle se soit fait jour au théâtre, à la tribune , dans le
livre ou dans le journal, la littérature active sort tout entière de ce
triple enseignement.
i.
1U CRITIQUE
II
Le seul poète royaliste de 1j Restauration. — Ou il aboutit. — Libé-
ralité de H. Nettement envers ses princes. — Les gloire» pour faire
nombre. — Revendication des vraies gloires.
Cependant, à la porte du roi, quand le roi était à Saiut-Cloud.
un jeune homme veillait et montait la garde , une carabine à la
main. Il allait tout pensif, oubliant le mot d'ordre sur ce seuil res-
pecté et se récitant à lui-même et tout bas dans son cœur mille
harmonies divines ! Ce jeuue homme, encore sans nom, était un des
gardes du roi de France ; il avait dans sa giberne quelque chose de
plus merveilleux que le bâton des maréchaux... il avait les Médi-
tations poétiques ! Dormez, sire; jamais, depuis Acjamenmon, le
roi des rois, gardé par Homère, un roi, quel qu'il soit, ne fut gardé
comme vous Têtes en ce moment.
Lamartine ! Il est le dieu par qui tout recommence ; il est l'hon-
neur , il sera la gloire impérissable de cette minute heureuse de
18:20 dans la reconnaissance et dans le respect des nations! Il était
toute une poésie, il était /(/ poésie, il était le charme de l'enchan-
tement. En voilà un, enfin, qui, par son âge, par son œuvre et par
les levons de sa maison, appartient véritablement à la Restaura-
tion... Oui , mais il ne lui appartient qu'une heure, et Dieu sait
où il devait aller , le poëte royaliste ! Ah ! Restauration malheu-
reuse, qui ne garderas même pas cette perle de ta couronne ! Ah I
paradoxe de M. Nettement, qui s'obstine — en présence des
Girondins et de la dictature de 1848 — à faire de M. de Lamar-
tine un poëte de la Restauration ! i Mon ami , disait Henri IV à
M. de Sully, ta religion est bien malade : voilà les médecins qui
LA LITTERATURE SOUS LA RESTAURATION M
l'abandonnent! » 0 royauté à l'agonie! et voilà son poëte qui
l'abandonne ! M. de Lamartine appartient à la Restauration comme
appartient à son village natal un enfant qui voyage depuis
cinquante années hors de son pays, citoyen du monde, et se sou-
venant à peine dans quelle bourgade il a vu le jour. M. de Lamar-
tine a grandi de compagnie avec lord Byron, et tout de suite il a
pris sa place dans la grande famille indiquée aux poëtes à venir par
madame de Staël. Quand la monarchie est tombée, M. de Lamar-
tine publiait son second livre , et ce livre, imprimé à l'heure
dernière de la Restauration , paraissait dans les premières jour-
nées de la révolution de Juillet. Encore une fois, la tâche et la
peine étaient justement à vouloir remplir et bourrer, pour ainsi
dire, de toutes sortes d'éléments qui ne lui appartiennent que pour
une heure, un instant... le temps de naître ou le temps de mourir,
cette limite étroite de la Restauration.
C'est là le défaut qui se trouve à chaque page , à chaque ligne
du livre de M. Alfred Nettement. Royaliste quand même, il
éprouve un si grand besoin de décorer sa monarchie et d'ajouter un
ornement imprévu à la royauté de ses deux princes légitimes, qu'il
arracherait volontiers leur couronne aux royautés environnantes.
Découvrir saint Pierre pour recouvrir saint Paul, dit le proverbe.
Volontiers il ôterait à l'Empire et volontiers il ôte au roi de Juillet
les gloires qui leur reviennent. Il donne au roi Louis XVIII le bon
Ducis; il lui donne aussi madame de Staël (et, certes, c'était lui faire
un magnifique présent !) ; il lui donne, ou peu s'en faut, Gœthe et
Walter Scott! On aime sa maîtresse, on la pare de mille élégances
venues de toutes les parties du monde ! 11 n'y a rien de trop beau
pour elle ! Ainsi pour la Restauration, au compte de M. Alfred
Nettement, il n'y a rien de trop grand , de trop glorieux ! C'est
pourquoi, des gens d'un certain talent, il fait si facilement, ça lui
coûte si peu ! autant de grands artistes :
Vous prêtez volontiers vos qualités aux autres!
|0 CRITIQUE
A son compte, il suffit d'avoir écrit ou composé quelque chose, de
Tan 1815 à l'an 1830, pour avoir fait, nécessairement, un chef-
d'œuvre ; et justement parce qu'ils tiennent à son époque favorite ,
M . Alfred Nettement , si vigilant en toutes les choses d'art et de goût, et
qui connaît la valeur de quiconque aujourd'hui s'est manifesté dans
les lettres , va prodiguer plus de louanges qu'il ne leur en revient
certainement à M. de Rességuier , à M. Guiraud, à M. de Beau-
chesne, à M. Soumet ! Il les salue , il les invoque , il les appelle à
l'aide de son paradoxe ; il en fait des gloires destinées à rehausser
la majesté royale... Oui, mais demandez à M. Nettement lui-même,
demandez-lui, là, tout de suite, hic etnimc,ce qu'ils ont fait, ces
esprits de son adoption, pour avoir conquis tant de renommée et
mérité tant de gloire: il hésite, il l'a oublié, il n'en sait plus rien.
11 salue aussi madame Tastu comme une muse , et madame Des-
hordes-Valmore, et madame Dufresnoy : elles font nombre. Il s' ac-
commode aussi de M. Andrieux, qui florissait sous le Consulat; de
M. Picard, qui ricanait sous la République. Il n'y a pas jusqu'à
H. Benjamin Constant dont notre historien ne s'amuse à parer son
livre !
La belle affaire aussi et la bonne conquête, lorsque M. Alfred
Nettement aura placé Armand Carrel parmi les gloires de la Restau-
ration ! Comme si la Restauration n'avait pas voulu faire fusiller
Armand Carrel !
Ici encore est la pierre d'achoppement de cette Histoire de la
Littérature sous la Restauration. La plupart des noms que va citer
l'historien, les noms les plus glorieux, les plus éclatants, Béranger.
par exemple, et M. de Chateaubriand lui-même... autant d'adver-
saires de cette royauté, qui jette en prison le chansonnier, qui
chasse, comme on ne chasserait pas un valet, H. de Chateaubriand
de l'hôtel des affaires étrangères ! Quand vous dites : le siècle de
Louis XIV, vous dites autant de poëtes dévoués à Sa Majesté, vivant
de sa vie, amoureux de sa gloire, et participant même à ses amours;
quand von? difp« : un écrivain de la Restauration , prenez gardf,
LA LITTERATURE SOUS LA RESTAURATION
vous avez dix chances contre une de proclamer un ennemi. Vous
parliez tantôt d'Armand Carrel, et maintenant voici qu'il vous faut
parler des chefs et des maîtres de l'histoire : M. Guizo.t, M. Mignet,
M. Thiers, M. Augustin Thierry, M. Monteil, l'ingénieux auteur
de Y Histoire des Français des divers états, et cet infatigable, cet
élégant, ce maître historien du xvme siècle et de la Révolution
française, le sage et vénérable royaliste, M. de Lacretelle! Ils appar-
tiennent, dites-vous, à la Restauration? Convenez cependant que
ces grands esprits lui pourraient appartenir de plus près ; enfin, je
vous prie , qu'a-t-elle gagné à contenir ces grands sceptiques? et
n'est-ce pas une espèce d'ironie, aussitôt qu'un écrivain est nommé,
que tout de suite on puisse répondre : « Oui, il vivait sous le roi
Charles X, et il a écrit Y Histoire de la Révolution française; — il
a été garde du corps du roi, il a écrit l'Histoire des Girondins ,
l'apothéose des Girondins; — il appartenait à la Restauration, il a
écrit les Paroles d'un Croyant; — il vivait sous la Restauration,
il a chanté le Dieu des bonnes gens , il vivait sous la Restauration, il
a écrit ses Mémoires d'outre-tombe, où il a montré que tout était
vanité dans ce qu'il entourait de ses adorations; — il vivait sous la
Restauration, il a été poursuivi, condamné, emprisonné! » A vrai
dire, ces hommes si divers et ces choses si opposées, lorsque, ré-
duits à leur plus simple expression, vous les faites entrer dans le
cadre étroit de cette monarchie, indifférente à tout ce qtii n'est pas
elle-même, se heurtent , se confondent, se brisent, se réduisent à
néant!
I j CRITIQUE
III
La nouvelle école littéraire. — Elle arriva quand la Restauraiiou s'en
allait. — C'cil ;Ous le règne de Louis-Philippe qu'elle grandit et fleurit.
— Une fin et un commencement ne font pas un tout. — Rappel à la
vérité historique.
Nous attendions M. Alfred Nettement au plus intéressant cha-
pitre de la littérature moderne, à l'histoire même de toute cette
école nouvelle dont M. Victor Hugo est le chef et ie représentant,
au mouvement poétique que donnaient à l'esprit français les jeunes
gens du cénacle : Alfred de Vigny, Sainte-Beuve et toute l'école
du Globe, ces poètes, ces prosateurs, ce monde unanime à la révolte,
ces chercheurs d'idées , de langage et d'aventures ; ces passions.
- batailles, ces extases, ces délires, ces élégies • ivres ;iii
ont fait vivre et espérer le monde entier : les Orientales, les
Feuilles £ automne, les Consultations du docteur noir, les Etats de
Blois, le Vase étrusque, Volupté, les Soirées de Seuilly, les Mé-
moires du Diable, le Mouchoir bleu, ïndiana, Valent ine, Xotre-
Dame de Paris resplendissante du sauvage éclat du vieux âge; ce
théâtre où l'esprit de H. Scribe, sa grâce et son bon mot, Sun
aimable fantaisie et sa piquante observation se montrent en mille
gaietés douces et charmantes . et ce théâtre nouveau qui s'élève
sur les ruines de l'ancienne tragédie , à savoir Hemani, Motion
Delorme, Marie Tudor, Roméo et Juliette, Othello, Chatterton, et
Balzac tout entier, ce grand Balzac qui les a fait revivre et parler,
ces belles dames de la Restauration , et qui les a mieux vues et
mieux comprises que Louis XVIII lui-même ne les a vues. Ici, en
effet, M. Alfred Nettement allait nous dire à quel règne apparte-
naient ces ouvres vaillantes, et quelle part en revenait à la Res-
tauration. Allons, de bonne foi, M. Victor Hugo o' appartient-il pas
LA LITTERATURE SOUS LA RESTAURATION la
plus au roi Louis-Philippe qu'au roi Charles X? Balzac et George
Sand se sont-ils manifestés en 1820 ou en 1830 seulement? Enfin,
pensez-vous que ces poëmes, ces drames , ces romans, l'amour de
l'Europe et son vrai charme, ces caprices, ces fantaisies, ces élé-
gances appartiennent à la Restauration aussi bien que Luxe et
Indigence, M. Botte, la Vieille de Suresnes, les Barons de Fels-
heim, la Première Affaire et la Famille Glinet?
Voilà l'objection! lime semble que c'est une objection sans réplique,
et qu'il n'y a rien à répondre en effet ! C'est que (faut-il le dire? )
il y a une grande injustice à composer une Histoire de la Littérature
française sous la Restauration avec des hommes et des œuvres qui
ont appartenu à l'Empire et à la première révolution; il y a une
injustice non moins grande à écrire une Histoire de la Littérature
française sous la Restauration avec des œuvres, avec des hommes,
avec des passions , des instincts et des volontés qui ont appartenu
à la révolution de Juillet. Comment donc M. Alfred Nettement n'a-
t-ilpasvu tout d'abord que, nécessairement, il laisserait en chemin
tous les héros de son livre? Les uns sont trop vieux au premier
chapitre; au dernier chapitre, les autres seront trop jeunes;
celui-ci avait dit son dernier mot au commencement de cette his-
toire; celui-là, à la fin de cette histoire, sera encore plein de force,
de vie et d'avenir. Et puis quelle tâche impossible (à moins d'être
l'abbé Goujet) de raconter en deux parties séparées comment celui-ci
commence et comment celui-là finit! Quelle tâche de rechercher
(eux vivant) le vrai mérite et la juste valeur de tous les hommes
qui ont encore aujourd'hui l'énergie et le talent de l'écrivain! Enfin,
quel catalogue à écrire, la liste officielle de tous ceux qui, pendant
dix-huit ans (le règne du roi Louis-Philippe), ont dominé, parleur
volonté ou par les grâces éloquentes de leur esprit , cette nation
vouée à toutes les puissances de la parole écrite et parlée ! Un plus
linbile même que M. Nettement succomberait à cette tâche, et véri-
tablement tous les hommes dont il est parlé dans cette histoire, ils
ne peuvent pas se reconnaître les sujets du roi Louis XVIII et du
16 CRITIQUE
roi Charles X, à moins qu'on ne leur compte à la fois les premières
années de leur printemps et les derniers jours de leur âge mûr, à
moins d'une extrême violence faite à leurs travaux, à leur ambi-
tion, à leurs rêves, à leurs regrets, à leur espoir! Vous nous pro-
mettez une histoire des hommes qui vivaient et des hommes qui
écrivaient sous la Restauration; or, ceux qui régnaient en ce temps-
là sont morts, et ceux qui commençaient à écrire, ils vivent, ils
sont debout, ils sont à l'œuvre encore et nul ne les a remplacés !
Morlua quin etiam jungebcit corpora vivis!
Au contraire, si M. Alfred Nettement, oubliant un instant ses
rancunes contre une époque admirable que nul ne peut ni changer
ni effacer, n'avait pas résolu de parquer la Restauration dans ces
étroites limites; s'il n'avait pas laissé de l'autre côté de la gloire
et de ses respects le roi de la révolution de Juillet ; s'il eût consenti
à reconnaître en cette exubérance de toutes les forces de la pensée
et de toutes les œuvres de l'imagination, non pas l'influence per-
sonnelle du roi Louis-Philippe (il n'aimait guère les écrivains),
mais la fortune, la liberté, le génie et le bonheur de son règne, il
eût écrit tout simplement Y Histoire de la Littérature française sous
la dernière monarchie, et il arrivait ainsi, dans une période admi-
rable de trente années pacifiques, à une grande histoire animée el
complète. Ainsi comprise, l'histoire de la littérature moderne offre
au lecteur une œuvre qui commence , une œuvre qui finit. Elle
commence à la première heure des libertés nouvelles, elle s'arrête
aux premiers bruits de la république envahissante. Alors, dans un
magnifique tableau , comme en peut tracer l'éloquent historien de
la Restauration lettrée, on eût vu se développer chacun à sa place,
à son heure, en bon ordre (îucidus ordo) : les poètes , les philo-
sophes, les historiens, les auteurs dramatiques, les romanciers qui
ont été la constante préoccupation de ce siècle des tempêtes et des
orages ! Quel homme, en effet, plus que M. Alfred Nettement était
destiné à composer un si grand livre ! 11 a la patience , il a la
DE LA LITTERATURE FACILE 17
sagesse; il a la prudence, il a le courage; il a toutes les grandes
qualités de L'écrivain. Sa plume habile , un peu froide , mais cor-
recte, active et claire, était digne de raconter tant et tant de travaux
de l'esprit français , dont nous avons joui quelque peu à la façon
de l'animal glouton qui dévore le gland tombé du chêne, sans
regarder l'arbre glorieux qui portait cette glandée!
I> E LA LITTÉRATURE FACILE
REPONSE A M. NISARI)
Le paladin Nisard. — Les Chérubins du style. — Faire et pouvoir. —
Qu'est-ce que la littérature facile? — Les maîtres du genre. — Le colosse
de Rhodes littéraire. — Parenthèse à propos de Gil Blas. — M. N isard à
la recherche de la littérature difficile. - Vadc rrtro !
Permettez-moi, mon cher monsieur Nisard, de répondre comme
il convient à votre éloquente et chaleureuse philippique contre la
littérature facile. Vous m'en avez fait le représentant, à mes risques
et périls; c'est un honneur que j'accepte avec toutes ses consé-
quences. Me voilà donc tout prêt ajouter avec vous, le rude jouteur ;
me voici, moi, vêtu à la légère, contre vous, armé de pied en
cap; me voici, pauvre vélite de l'armée littéraire, contre vous, qui
êtes placé dans la réserve; moi, déjà tout hâlé par le soleil de la
presse, tout froissé dans la mêlée, haletant et blessé, et tout sai-
2
18 CRITIQUE
gnant, contre vous, homme fort, homme de sang-froid, qui vous
hasardez rarement à combattre , qui vous contentez de faire une
brutale sortie de temps à autre, et qui rentrez ensuite prudem-
ment dans vos murs. Mais, quoi qu'il en soit, le gant est jeté de
part et d'autre ; je ramasse votre gantelet de fer ; venez ramasser le
frêle gant jaune-serin que j'emprunte, tout exprès pour vous le
jeter, à la plus jolie femme de France; me voici tout prêt à frapper
votre rondache de cette lance courtoise dont vous vous êtes moqué
avec tant de grâce et d'esprit.
Mon Dieu! quand j'y pense, vous avez eu grande raison de
venir réveiller en sursaut la littérature endormie. Comme vous, je
sentais depuis longtemps que l'engourdissement était général. Vous
avez bien choisi votre moment, monsieur Nisard, pour faire votre
sortie dans le camp ennemi. Tout dormait; les conteurs dor-
maient à côté de leurs feux éteints et sous leurs romans; les auteurs
dramatiques se reposaient de leurs crimes de tous genres, et leur
bonne dague dormait à leur côté. La sentinelle dormait; moi aussi,
je dormais, moi, la sentinelle avancée de toute cette armée légère :
nous dormions tous, non pas dans les délices de Capoue, mais
dans l'oisiveté du camp. Et, en effet, que peut-elle faire encore,
l'armée littéraire? Elle a tout dévasté sur son passage; elle a
recueilli dans son chemin tout ce qu'elle a rencontré; le conte. Le
drame, l'histoire, le roman, le moyen âge, le xvue siècle, la
Régence, la Terreur, l'Empire, la Restauration, les grands hommes,
les grands crimes, les petits vices, tout y a passé! L'armée litté-
raire a suivi l'exemple de toute grande armée ; après avoir pillé le
palais, elle a pillé la chaumière, elle a mangé jusqu'au chaume
du toit, elle a fait place nette; elle dormait, n'ayant plus rien à
conquérir, plus rien à dévorer sur son chemin.
Tout à coup, vous êtes venu dans le camp, vous avez sonné de
la trompette, vous avez tiré votre longue épée, vous avez frappé à
droite et h gauche, vous nous avez dit à tous : « Ah ! lâches que
vons êtes, vous vous êtes amusés à faire des rumans. vos femmes
DE LA LITTERATURE FACILE 19
ont perdu leur temps à faire des contes, vous vous êtes faits les
grands juges des vaudevilles de votre temps ! Ali ! lâches que vous
êtes, à présent que vous avez dit tout ce que vous aviez à dire,
vous dormez ! N'aviez-vous donc rien de mieux à faire que des
histoires à dormir debout? » El puis vous voilà reprenant votre
épée à deux mains et frappant comme don Quichotte sans crier
gare! Par pitié cependant, écoutez-nous!
Nous l'avouons. Oui , nous avons fait de la littérature facile ;
oui, nous avons jeté au vent les précieux trésors de l'âme, la
pensée qui est l'âme du style, le style qui est le coloris de la pensée;
oui , nous avons raconté à qui voulait l'entendre le premier bat-
tement de notre cœur; oui, nous avons gaspillé toute notre jeu-
nesse poétique au hasard : en voici! en voilà! qui en veut encore?
Oui, comme Chérubin, nous avons embrassé au hasard toutes les
femmes, Suzette, Fanchon, madame la comtesse, la vieille Mar-
celine elle-même, à défaut de Suzon. Or, nous savons très-bien
qu'en littérature comme dans la vie réelle, le rôle de Chérubin est
le plus difficile de tous à soutenir longtemps; Figaro, dans l'œuvre
de Beaumarchais, respire, agit et parle pendant trois longs drames ;
le joli page ne paraît que dans quelques scènes, et puis Beaumar-
chais le tue comme on tue un enfant précoce qui s'est fait homme
dix années avant les autres. Ainsi avons-nous fait, nous, l' avant-
garde de la littérature facile. Nous avons été précoce, il faut
l'avouer. Nous avons senti, pensé et surtout écrit de bonne heure.
J.-J. Rousseau avait deux fois notre âge avant d'écrire sa première
page de prose. Oui, nous avons mené la vie des Chérubins du style ;
mais, à présent, est-ce à dire qu'on se doive débarrasser de nous,
comme Beaumarchais s'est débarrassé de son page, en le faisant
tuer derrière une haie? Est-ce à dire que nous devions céder la
place et nous retirer, vieillard de vingt -huit à trente ans, sous
les arcades discrètes et silencieuses de quelque académie nouvelle
qu'on fondera tout exprès pour nous servir d'Invalides et d'hôpital?
Voilà, monsieur N isard, où est toute la question.
20 CRITIQUE
Car nous, la littérature facile, nous n'avons pas à répondre à
celte autre question : i Pourquoi faites-vous de la littérature facile?»)
Vous savez très-bien qu'en littérature, comme eu bien d'autres
eboses, on ne fait que ce qu'on peut ! Heureux encore ceux qui ne
font que ce qu'ils peuvent faire ! Heureux Voltaire quand il fait un
conte et non pas une comédie! C'était là, j'espère, un homme de
littérature facile! Comme il va, comme il va toujours! comme il
jette sur son chemin tout ce qui l'embarrasse : vers, prose, lettres,
épigrammes, tragédies, histoires, poème épique, poëme burlesque,
contes; oui, des contes! romans; oui, des romans! prospectus;
oui, des prospectus! il en a fait, et J.-.T. Rousseau aussi en a fait,
et d'Alembert aussi en a fait un, le prospectus tant admiré de
l'Encyclopédie; ce même d'Alembert qui avait tiré, un jour, cent
écus de son libraire . et à qui sa femme disait en soupirant :
■ 'Juoi! monsieur d'Alembert, vous avez eu le courage de prendre
les cent écus de ce pauvre homme ! i Vous avez donc tort de dire du
mal des prospectus.
Bien certainement, monsieur Xisard, vous n'avez pas entendu
nous demander, à nous, littérature facile, pourquoi nous faisions de la
littérature facile. La question eût été indiscrète. C'était demander
au xvne siècle pourquoi il plaçait le sonnet au niveau du poëme
épique; c'était demander à Montesquieu pourquoi il a fait se>
Lettres persanes, et le Temple de Gnide; à J.-J. Rousseau pour-
quoi il a rimé des épitres: c'était rejeter tout d'un coup dans le
même néant tant de charmants écrivains, les chefs de la littéra-
ture facile, dont la France s'honore à bon titre, Gresset, Bachau-
mont, Chapelle, Marmontel, Marivaux surtout, ce chef d'école, et
tant d'autres. Madame de Sévigné n'a-t-elle pas écrit de la litté-
rature facile9 Et Molière lui-même ne disait-il pas qu'il n'avait
pas le temps d'écrire en vers aussi bien que Racine? Molière ne
faisait-il pas de la littérature facile? Croyez-vous ensuite que le
temps fasse quelque chose à l'affaire? Et puis quel sens donnez -
vous à ce mot, tout nouveau pour nous et pour vous aussi peut-
DE LA L1TTERATLKE FACILE 21
être, la littérature facile? Entendez-vous, par ce mot littérature
facile, cette littérature d'un seul jet où vous ne sentez nul effort,
où tout se tient, tout se lie, tout s'enchaîne; où la transition
arrive facile et souple comme la pensée ; où l'expression est natu-
relle, simple, abondante? En ce cas, quoi de plus facile qu'une
fable de la Fontaine? Il mettait trois mois à l'écrire. Ou bien, si
vous entendez par littérature facile l'improvisation ardente, pas-
sionnée, échevelée, des époques où la liberté de la presse règne en
souveraine, comment avez-vous pu faire un crime aux victimes
littéraires de ces époques sans modèles dans les annales litté-
raires du passé, de leur dévouement sans bornes et de leur abné-
gation complète à ce que vous appelez la littérature facile, à ce qui
est, en effet, le besoin le plus réel, la nécessité la plus absolue de
notre temps?
Non, non, je le sais, telle n'a pas été votre pensée. Non, jamais
vous n'avez voulu faire un crime à Voltaire de sa verve inépui-
sable, à Diderot de sa prodigieuse fécondité. Pauvre Diderot ! il
improvisait jusqu'à des sermons pour l'Église catholique ! Encore
moins ferez-vous un crime à notre époque de cette activilé dévorante
qui fait que, tous les jours, il faut que la France trouve à son lever
autant d'idées toutes broyées que de pain tout cuit à digérer; non,
vous n'avez pas voulu mettre en cause le passé littéraire, que vous
respectez, que vous aimez, que vous savez par cœur, que vous
défendez avec tant d'intelligence et de respect ; encore moins
avez-vous eu dessein de crier haro sur la presse périodique, dont
vous êtes l'enfant, dont vous êtes la création et la créature, par
qui vous êtes tout ce que vous êtes, par qui vous serez tout ce que
vous serez un jour. La presse périodique, notre gloire, notre for-
tune, notre force, notre bien-aimée nourrice, almanutrix, comme
vous diriez ; il faut donc, avant d'entrer dans notre défense, que
nous définissions bien avec vous ce que vous entendez par ce mot
littérature facile, et à quels hommes s'adresse votre colère. Je vais
entrer franchement dans la question.
t.
■2-2 CRITIQUE
Avouez-le, homme difficile, dans cette double excommunication
que vous avez fulminée, un pied sur la Revue fie Paris, l'autre
pied sur le National, vous, le colosse de Rhodes littéraire, qui avez
fait passer entre fos jambes la littérature facile, vous avez voulu
dire tout simplement ceci: Il nous est importun, c'est-à-dire il est
importun à la France, à tout le monde, de voir la littérature
actuelle aux mains d'une douzaine d'hommes plus ou moins; ce>
hommes sont toujours les mêmes; ces hommes se suivent les uns
les autres, sans être les mêmes ni les uns ni les autres ; ces hommes
font toute la littérature de leur époque, ce sont eux seuls qui pro-
duisent ; il n'y a d'imprimeurs en France que pour eux, il n'y a de
libraires que pour eux. il n'y a d'acheteurs que pour eux; ils ont
une facilité désolante; ils produisent, ils produisent, ils produisent
toujours. Et, là-dessus, tous les avez signalés, ces hommes, sans dire
leurs noms : Charles Nodier, Victor Hugo, Alexandre Dumas,
Sainte-Beuve, Frédéric Soulié. Eugène Sue, Balzac . Alfred de
Vigny, le bibliophile Jacob; tous enfin, tous ceux qui ont été
applaudis au théâtre, à la lecture ; tous ceux qui ont amusé quelque
peu leur époque; tous les hommes qui, depuis dix ans, portent les
ardeurs du jour; des hommes tous jeunes encore, des hommes
dont chacun a son public, qui, avant-hier encore, se croyaient un
avenir, et à qui vous venez de fermer tout avenir, vous, l'ennemi
de la littérature facile. Si bien que le deuil est grand dans notre
armée ; et, depuis ce jour, chacun s'examine et s'interroge, chacun
se demande : ■ Est-ce bien moi ? est-ce bien vous? est-ce bien lui"? ■
Ou repasse lentement les idées qu'on croyait encore avoir; on se
demande avec inquiétude • <'Où sommes-nous? où allons-nous? En
vérité, seigneur Nisard, l'archevêque de Grenade lui-même, après
avoirrenvoyéGilBlas,enluisouhaitantun peu plus dégoûtai' avenir,
n'a pas été plus embarrassé, rentré dans son cabinet, que nous ne
le sommes tous après avoir lu votre manifeste contre la littérature
facile. ■ Peut-être que Gil Blas a raison ! ■ se sera dit l'archevêque
de Gieoade.
DE LA LITTÉRATURE FACILE 2g
Et que deviendrions-nous, nous autres, si vous alliez avoir
raison, mon cher monsieur Nisard?
A ce propos, — car ceci n'est pas un plaidoyer pour répondre
à un autre plaidoyer, c'est encore moins une attaque pour ré-
pondre à une autre attaque, — ne pensez-vous pas comme moi
que cette réponse de Gil Blas, tant admirée, n'est, en effet, qu'une
brutalité inutile? Que monseigneur l'archevêque de Grenade fasse
ou non de bonnes homélies, qu'importe à M. Gil Blas? Pourquoi
donc venir troubler méchamment la quiétude du digne archevêque?
pourquoi chagriner si mal à propos ce bon maître qui lui veut tant
de bien? Voyez le malheur! Cet effronté Gil Blas, ce picaros, qui
n'a pas dit un mot de vérité dans sa vie, n'a-t-il pas bien choisi son
moment pour être vrai? Pour avoir été vrai mal à propos, il a jeté
la désolation dans l'àme de son bienfaiteur, qui ne se confiait à
lui avec tant d'abandon que pour en être flatté. Mais laissons là
Gil Blas, laissons là monseigneur et ses homélies; revenons à nous
autres, faiseurs d'homélies d'un autre genre, que tu n'as pas
ménagés, Nisard, que tu n'avais aucune raison de ménager.
Ainsi donc, et de gaieté de cœur, tu viens de te séparer d'un
seul coup de la littérature facile, c'est-à-dire de la littérature
vivante ; ainsi tu viens de dire étourdiment adieu au petit nombre
d'intelligences actives qui soient encore en travail ! Ainsi tuvas être
forcé de chercher une chose qui doit être bien fatigante à trouver
et bien ennuyeuse quand on l'a trouvée, la littérature difficile ! Mais
où est-elle, cette littérature à part, qui a pour toi tant de charmes?
où la fait-on? qui la fabrique? et, quand elle est fabriquée, qu'en
fait-on? Ah! tu veux de la littérature difficile! ah ! tu veux pas-
ser sur le ventre à tous ceux qui écrivent, pour trouver quelque
chose qui ne soit pas Nodier, Victor Hugo, Dumas, de Vigny et
les autres ! Ah ! tu veux, ingrat que nous regardions comme notre
confrère, faire scission avec nous, et nous renier comme l'apôtre,
en disant : « Je ne connais pas ces hommes! » Eh bien, va-t'en ! fuis
nos rangs! quitte-nous, nous, la littérature facile ! va-t'en faire du
24 CRITIQUE
sanscrit au Cullége de France ; va-t'en étudier les hiéroglyphes
sous le dernier des Champollion; cours à cette exposition de pots
cassés que M. Raoul Rochelle, le conservateur des médailles,
appelle ses leçons d'archéologie; fais de l'hébreu, fais du grec,
fais de la science ; travaille aux choses difficiles et inutiles, tra-
vaille, misérable, pour que personne ne t'en sache gré, pour que
ta vie se consume dans d'arides travaux qui, peut-être, feront de
loi un grand homme, -mais qui, certes, ne t'apprendront rien ou
peu de chose, pour que tu sentes toi-même, au plus fort de ton
travail, que toutes ces sciences inutiles ne profitent à rien, ni à
ton esprit ni à ton co:ur ! N'importe, malheureux, travaille, pour
que ton nom soit renfermé dans les sombres murs du Collège de
France, ou brille d'un éclat nuageux dans les ténèbres de l'Ecole
normale; travaille pour que la femme qui passe, la jeune fille
qui le voit passer, l'ardent jeune homme qui sort du collège,
n'aient pour toi ni sympathie, ni regard, ni sourire; travaille pour
vivre toute ta vie, non pas du pain que tu gagneras, mais du pain
que te donnera l'Institut ou le ministre de l'intérieur! Ah ! tu veux
de la littérature difficile ! ah ! ton lot ne te satisfait pas ! ah ! tu
trouves que c'est être trop heureux que de vivre comme tu vis,
comme nous vivons tous; être libre, indépendant, joyeux; faire
toutes ses malices sans être méchant, s'abandonner à l'heure pré-
sente, à la joie présente, à la tristesse présente ; obéir à tous les
mouvements de son co)ur, à toutes les passions de son cœur; être
vrai, être redouté, être aimé à outrance, bien plus, être détesté à
outrance ; avoir sous sa main son journal qui vous prend votre
pensée toute chaude, votre gaieté toute vierge et votre douleur
humide encore. Avoir sous sa main son livre qui grandit, qui
grandit à vue d'œil ; dire à la foule tout ce qu'on veut, tout ce qu'on
sent, tout ce qu'on sait, le dire à tout le monde ; voir le monde qui
fait des avances, et retirer la main ; savoir qu'il s'occupe de vous
et ne pas s'occuper de lui ; être au-dessus de la foule, plus libre
et plus heureux que le roi notre sire , faire, en un met, de la litte-
DE LA LITTERATURE FACILE
rature facile! Voilà ce que tu refuses! Eli bien, va-t'en! va-t'en
faire des notes pour les Variorum de feu M. Lemaire; va-t'en écrire
des traductions à vingt-cinq francs la feuille pour M. Panckoucke,
va-t'en, va-t'en, paria! tu n'es plus des nôtres, tu n'es plus notre
frère, tu n'es plus le facile bohémien qui improvisait, mollement
couché au soleil, sous l'ombre du hêtre; tu es un savant, un
annotateur, un homme à palmes vertes, en un mot tout ce qu'on
n'est plus; malheureux et infortuné! tu commenceras comme finit
Charles Nodier; tu seras de l'Institut, et encore de l'Académie des
inscriptions, à côté de M. Raoul !
II
Bilan de la littérature facile. — Le roman : Notre-Dame de Paris,
Stella, la Peau de chagrin, la Vigie de Kuat-Ven, les deux Cadavres, elc.
— Les contes et les conteurs : I éon Gozlan, Michel Raymond, Mérimée.
Balzac, etc. — Anathème de M. N isard conlrc les femmes de lettres. —
George Sand oubliée. — Le drame moderne.
J'ai tort, Nisard; je m'emporte : raisonnons. Mon premier feu
jeté, — car c'est là une des habitudes de la litérature facile de dire
tout d'abord ce qu'elle a sur le cœur, sauf à déduire ses raisonne-
ments ensuite, — vous verrez, j'espère, que, si la littérature facile
manque de génie, elle ne manque pas de logique, ce grand apanage
delà littérature difficile, qui a si peu besoin d'esprit.
Ainsi votre factumse divise en deux points : il attaque les ou-
vrages d'abord, les auteurs ensuite. La première chose qui vous
tombe sous la main, c'est le roman. Vous trouvez le roman une
chose insipide; je le pense comme vous : on en fait, dites-vous,
de misérables depuis tantôt deux ans, j'en conviens; mais est-ce
une raison pour ne pas reconnaître que nous devons de beaux livres
aux romanciers modernes? Quel beau livre, Noire-Dame de Paris!
26 CRITIQUE
quel grand style ! Notre-Dame de Paris est un roman de l'an
passé. Quel joli petit livre, Stello, coquet, plaintif, ardent, moqueur,
littéraire! Stello est un roman de Tan passé. Quel roman inté-
ressant et dramatique, à tout prendre, la Peau de chagrin ! C'est
un chef-d'œuvre de l'année passée. Quel récit complet, intéressant,
spirituel, moqueur, récit de longue haleine s'il eu fut, la Vigie
de Koat-Yen d'Eugène Sue! Encore un livre de cette année, un
livre d'hier. PFavez-vous pas trouvé aussi que M. Frédéric Soulié
avait fait un beau et noble roman cette année, les deux Cadavres?
Dame ! ce sont là de bonnes preuves, ce sont là des livres. Il faut
bien les payer par une foule d'imitations graveleuses ou insipides;
ce n'est même pas les payer trop cher. Je vous assure qu'en ceci
vous avez fait une injuste confusion. Vous confondez les livres
originaux avec les imitateurs. Ce sont ceux qui imitent., ceux qui
copient, qui font de la littérature facile comme vous l'entendez.
Pourquoi donc voulez-vous que le chef de file soit responsable de
ceux qui marchent après lui, et pourquoi voulez-vous punir Notre-
Dame de Paris, par exemple, des plates et sottes imitations qu'elle
a produites"? Au contraire, il me semble que c'est un grand éloge
pour un livre, de voir toute cette myriade d'imitations et de copies
qui se dressent tout à coup pour lui faire cortège, et qui s'étei-
gnent comme s'éteint l'enthousiasme de la foule , après avoir
poussé son cri !
Après le roman, vous attaquez le conte. Vous avez eu raison
encore. C'est une grande misère, le conte. Je ne trouve pas que
vous ayez encore assez dit combien c'était une chose d'un immense
ennui, quand il ennuie! Oui, mais il en est du conte comme du
roman : parce que la tourbe des conteurs est immense, parce qu'elle
élève des montagnes de volumes, et nous fatigue de ses inventions
mesquines, est-ce là un motif juste et sage de les proscrire en
masse à l'exemple du bon lieutenant Godard? Vous parlez de
M. Bouilly, mon cher Nisard; mais ne trouvez- vous pas que vous
êtes trop cruel, ou bien ne trouvez-vous pas que nous êtes mala-
DE LA LITTERATURE FACILE 27
droit de rappeler un des plus grands services de la littérature facile
que vous at laquez, en prononçant le nom des hommes dont cette
littérature nous a débarrassés à jamais? Non, heureusement, il n'y
a rien de commun entre M. Bouilly et les conteurs de nos jours.
Que pensez-vous donc des contes de Léon Gozlan, ce jeune homme
qui ne doit pas être encore usé, même pour vous? Et des contes
de Michel Raymond, cet ouvrier que j'ai connu quand il était
encore à son atelier? Et que vous semble des contes de Mérimée,
cette charmante et élégante manière de faire de la comédie et du
sarcasme? Et comment trouvez-vous surtout les bons contes de
Balzac? Ceux-là sont vifs, animés, bien commencés, bien intri-
gués. Trouvez-vous, même en remontant plus haut que M. Bouilly,
un conte plus intéressant que la première partie de Y Histoire des
Treize? Prenez garde à ce que vous faites, mon cher Nisard ! 11
faut qu'il y ait des gens malencontreux qui aient déjà donné le
même conseil que vous à M. de Balzac. Depuis quelque temps,
M. de Balzac a renoncé à la littérature facile : il ne fait plus de
contes, il ne fait plus que des romans! et quels romans! des ro-
mans d'économie politique ! Il met en romans les chapitres de
la Bruyère et de Mercier; il fait de la littérature difficile en un mot .
Le public ne le reconnaît plus, il lui crie en vain d'un ton dolent :
« Monsieur de Balzac, faites-nous donc un de ces beaux coules que
vous faisiez si bien, s'il vous plaît ! »
Vous êtes donc injuste pour le conte comme vous l'étiez pour
le roman. Le conte n'est pas tombé si bas, qu'il n'ait produit d'ex-
cellentes pages. Je crois même, sauf meilleur avis, que roman et
conte ont gagné quelque chose à être faits de nos jours. Cherchez
au loin! Que trouvez-vous en fait de romans, en fait de contes?
I^es romans de l'abbé Prévost, n'est-ce pas? et les contes moraux
de Marmontel ; car les contes de Voltaire sont de véritables et ad-
mirables satires. Mais ne pensez-vous pas que c'est être aussi
bien dur que de vouloir prouver à ce que vous appelez la litté-
rature facile qu'elle ne sait même pas faim les choses les plus
28 CIVITIQI'E
faciles, pas même écrire un roman, pas même inventer un
coûte?
Quant à ce qui regarde les femmes, sur lesquelles votre colère
tombe dru comme la grêle, il me semble que vous les maltraitez
bien fort, ces pauvres femmes. Depuis le dernier anathème de Le-
brun, le poëte, celui qu'on appelait Lebrun-Pindare, tout exprès
sans doute pour vous mettre de mauvaise humeur, je ne crois pas
que les femmes aient été aussi maltraitées qu'elles l'ont été dans
votre philippique. Comment donc ! les femmes elles-mêmes font de
la littérature facile? Et, là-dessus, vous entrez en colère. Mais
quelle littérature voulez-vous qu'elles fassent, sinon la littérature
facile et la plus facile de toutes? Ne savez-vous pas qu'en ces
sortes de choses un peu de galanterie est nécessaire? M'en vou-
lez-vous beaucoup pour avoir loué les Heures du soir quelque part'/
Croyez-vous que les femmes littéraires d'autrefois aient été d'une
littérature plus difficile? Ayez-vous été dupe, par hasard, de
madame Desboulières, de madame de Tencin, de mademoiselle de
la Fayette, et autres renommées féminines? Pourquoi donc voulez-
vous que notre siècle soit moins indulgent pour le beau sexe (je
dis beau sexe pour vous faire enrager quelque peu), et pourquoi
lui défendez-vous de fabriquer, à notre exemple, son roman ou son
drame? En ceci encore vous avez tort ; d'autant plus tort que, dans
ce rapide anathème contre les femmes, vous avez oublié de dire
que, cette année même, avant-hier, tout à l'heure venait de se
révéler et d'éclater tout à coup une femme dont les deux premiers
romans sont des chefs-d'œuvre. 0 déclamateur à la lente mâchoire,
comment avez-vous pu oublier si vite ces deux sœurs jumelles,
îndiana et Yalentine? Et même, on peut en parler entre hommes,
comment n'avez-vous pas rendu justice au style de Lélia? Lélia,
cette horrible création, mais riche d'un si magnifique style! Je
sais bien que vous pourrez vous tirer de cette difficulté en me
soutenant que l'auteur à' Indiana, de Yalentine, de Lélia, n'est
ni un homme ni une femme : discrimen obscur um, comme dit
DE LA LITTERATURE FACILE 29
Horace, et j'avoue que, cette fois, je serais bien près d'être de
votre avis.
Voici donc que vous êtes déjà convaincu de trois grandes injus-
tices dans votre grand manifeste contre la littérature facile :
1° Votre mot nouveau, la littérature facile, n'est pas assez dé-
fini ; c'est un mot vague, un mot injuste en ce qu'il enveloppe dans
le même blâme tous les auteurs contemporains ; c'est un mot in-
complet en ce qu'il ne regarde que les intérêts matériels de la lit-
térature du jour ; c'est un mot vide, si vous l'employez pour définir
la littérature courante, celle qui nous occupe tous, la seule qui
attire l'attention publique, la seule que demandent les libraires,
la seule qui se soit fait jour, même à travers une révolution.
2° Votre attaque est injuste ; car, au lieu de se contenter d'im-
moler les copies, elle immole les originaux ; au lieu de frapper les
copistes, elle frappe les modèles. Voire colère ne fait abstraction
de personne; tout le monde y passe, l'homme de talent et son co-
piste qui n'en a pas; le livre admiré par le public, et le livre que
le public a sifflé. Vous êtes plus cruel que Sganarelle ; Sganarelle
convenait qu'il y avait fagots et fagots, vous ne voulez pas conve-
nir, vous, qu'il y a livres et livres, romanciers et romanciers, con-
teurs et conteurs !
3° Votre partialité contre les femmes est évidente. Vous avez
oublié de mentionner comme correctif à vos reproches la femme
qui écrit le mieux de nos jours, femme ou homme, parmi les
hommes comme parmi les femmes. Mais je suis bien niais de dé-
fendre les femmes contre vous, Nisard ; elles sauront bien se dé-
fendre elles-mêmes ; seulement, croyez mon conseil, vous qui êtes
un grand voyageur, vous le peintre des Pyrénées, qui en savez
•tous les orages, qui en avez gravi les sommets les plus escarpés,
De vous hasardez pas de sitôt sur le mont Rhodope.
Les trois points de la question étant parfaitement éclaircis, il
me resterait à défendre le drame contre vos passions. Mais, comme
c'esl là mon pain, mon devoir et mon bonheur de tous les jours,
30 CRITIQUE
attaquer le drame qui se fait aujourd'hui, me prosterner devant
Shakspeare et ramper humblement jusqu'aux pieds de Molière
pour baiser la divine poussière de son soulier, je n'irai pas réfuter
contre vous ce que j'ai dit si souvent et tout seul. Donc, je dis
comme vous : le drame moderne est mauvais. C'est, la plupart du
temps, un horrible cauchemar, un sanglant mensonge qui n'est
même pas raconté en français; voilà ce que je dis toute l'année;
mais plus que vous je suis juste. Il est juste, en effet, à propos
de drame, de reconnaître tout ce qu'ont fait quelques hommes que
vous auriez pu louer en passant, ne fût-ce que comme un à-propos
de bonne compagnie : M. Scribe, par exemple, qui a tué la haute
comédie, mais qui, grâce à tant de riens charmants, est l'homme qui
a le plus amusé notre époque. Et même, avant M. Scribe, il fallait
louer Alexandre Dumas d'avoir fait Henri III, Christine, Antony,
la Tour de Xesle, Richard Darlington; il fallait prévoir, car vous
n'êtes pas un de ces critiques novices qui ne savent rien prévoir
et qui servent en voulant nuire, il fallait prévoir les deux derniers
actes à'Angèle; certes, ce ne sont pas là des compositions qui se
doivent oublier. Ces drames, tels qu'ils sont, sont encore à part
dans la jeune école. J'aimerais mieux avoir fait le plus mauvais
drame de la littérature facile, que la tragédie la plus admirée de la
littérature difficile de l'Empire. Vous reprochez aux poètes drama-
tiques le sang qu'ils répandent ; aimez-vous mieux le poison que
Crébillon prodigue"? Vous parlez de l'audace du drame moderne;
eh bien, si cette audace, poussée à bout, doit produire enfin un
chef-d'œuvre, aurez-vous la force de vous en plaindre? Le drame
en est aux vagissements, dites-vous? C'est peut-être parce qu'il
enfante! Laissez-le donc enfanter librement, et n'allez pas mordre
le sein de sa nourrice, c'est un lait qui pourrait vous porter malheur!
DE LA LITTERATURE FACILE
III
Quel est le vrai coupable. — Le moyen d'être lu. — La Manon Lescaut
littéraire. — Nécessité de la production rapide. — Une supposition heu-
reusement impossible. — Évocation de la littérature défunte.
Vraiment, vraiment, plus j'avance dans ma réplique, plus je
trouve que vous êtes injuste et cruel. Vous voyez que je vous suis
pas à pas, que je ne passe pas un de vos arguments sous silence,
que j'ai une réponse à toutes vos questions, à toutes vos plaintes.
Que si, après avoir jugé vos jugements sur les trois genres, le
roman, le conte, le drame, je vous ai prouvé que vous étiez au
moins ingrat de ne pas vous souvenir des bonnes choses que vous
aviez déjà, au moins impatient de désespérer sitôt de littérateurs
qui n'ont pas trente ans , qu'arriverait-il si j'en appelais de vos
jugements sur les personnes? C'est pour le coup que votre mauvaise
humeur vous emporte trop loin. C'est en vain que vous avez soin
de ne pas nommer vos victimes, toutes vos victimes se sont nom-
mées sur les marges de ce manifeste ambitieux. Que doivent-ils
penser tous ceshommes qui commencent et dont les commencements
sont entourés d'honneurs et de respects en voyant que vous déses-
pérez de leur avenir? Victor Hugo tout le premier. lia fait de belles
odes, vous en convenez ; il est un grand écrivain et un grand poëte,
il a soulevé chez nous mille questions d'art et de poésie, vous l'a-
vouez, et, parce qu'il lui a plu de porter la poésie sur la scène,
parce qu'il a voulu traîner sur le théâtre les idées terribles qui
l'obsédaient dans ses romans, voici que vous creusez la fosse du
poëte , voici que vous lui répétez la seule phrase latine qu'aient
jamais sue par coeur l<'s littérateurs de rEmpirc : SU tibi terra
3-2 CRITIQUE
levis ! Victor Hugo enterré dans ses drames ! Mais la chose est
impossible ! Ce serait le jeune Macchabée enseveli sous son éléphant !
Victor Hugo est plus fort que Macchabée, il se dégagera de l'animal
qui ré touffe , il comprendra que le théâtre a des limites, pendant
que sa passion, à lui, Victor Hugo, n'a pas de limites. Victor Hugo
mort et enterré sous Marie Tudor! enterré par vous...! mais
vous n'y pensez pas , monsieur Nisard ! mais vous n'avez pas pu
dire cela sans terreur! Et que deviendrions-nous, nous autres, si
M. Hugo était déjà épuisé par la littérature facile? S'il était épuisé,
nous serions morts, nous autres ; les vers seraient déjà à nos cada-
vres. Non, non, il n'est pas mort, le grand poëte; il y en a même
qui prétendent que sa croissance n'est pas entière encore. Creusez
donc sa tombe si vous voulez, notre sinistre fossoyeur, mais faites-
la vaste et profonde, plus profonde que celle d'Yorick. Puis, quand
elle sera faite, laissez-la ouverte : si elle ne sert pas à Victor Hugo,
elle servira à une douzaine de ses satellites en littérature facile ;
vous viendrez ensuite, vous prendrez la pelle, et vous rejetterez la
terre des deux côtés sur tous ces morts que vous aurez tués avant
le temps. Un De profanais, s'il vous plaît !
Ainsi sont traités par vous tous ceux qui écrivent : vous ne
donnez de trêve à personne, vous ne faites de quartier à personne.
A vous entendre, l'un écrit trop peu, et il se perd; un autre fabrique
beaucoup trop , et il se perd. Il n'y a pas jusqu'à cet honnête et
consciencieux bibliophile Jacob que vous n'accusiez , bien à tort,
de noyer sa précieuse érudition dans un lavage de petits détails.
Pauvre et savant bibliophile ! qui lui eût dit qu'on lui ferait un
crime d'une chose qui lui a tant coûté, l'eût bien étonné, sur ma
parole ! Mais ne voyez-vous pas, éclectique impitoyable, à ce propos,
une autre cause de vos injustices? Vous accusez les maîtres de
la littérature facile, vous leur reprochez tous leurs écarts, et vous
ne songez pas à accuser le public. Pourquoi laisser le public en
paix, pendant que vous agitez le monde littéraire? Le public est
en ceci le vrai coupable ; c'est le public, tout autant que les au-
DE LA LITTERATURE FACILE 33
leurs, qui fait ses romans, ses contes et ses drames. C'est le public
qui a jeté sur les vers de Dorât la poussière des papillons, et qui a
trempé dans l'arc-en-ciel la plume de ce marquis exécuté. C'est le
public qui a forcé Molière, le père du Misanthrope, de reconnaître
Scapin pour un de ses bâtards , et de l'envelopper dans un sac
ridicule. C'est le public qui a farci nos romans de tant d'adultères
que vous ne comprenez pas et qui vous font justement horreur, à
vous, l'heureux et nouveau marié d'une chaste jeune fille d'An-
gleterre. C'est enfin le public qui a voulu que le bon, l'excellent
bibliophile, mêlât sa science à l'action d'un roman futile ; si le biblio-
phile n'eût pas fait son roman, adieu sa science ! on n'eût pas voulu
pour rien de sa science. Le bonhomme, qui y voit clair, a compris
cela mieux que vous. Il a suivi le vieux précepte, il a imbibé de miel
les bords du vase, il a caché le serpent sous les fleurs, ila été grivois,
malicieux et fou, et peu farouche, afind' avoir le droit d'être savant
en public. Il ne faut donc pas lui en vouloir, à cet honnête homme
de bibliophile : ilafaitde son mieux, il a fait tout ce qu'il pouvait,
tout ce qu'il devait faire. M. Alexis Monteil, un autre savant, avait
suivi le même chemin que le bibliophile Jacob , et s'en était bien
trouvé. Voilà cependant où en sont réduits tous les hommes de la
littérature difficile qui veulent être lus quelque peu! C'est bien la
peine d'être savant pour être forcé de laisser sa scienee sur le
seuil de la renommée ! Enfin, que d'exemples je pourrais vous citer,
Nisard , qui vous feraient rentrer en vous-même ! Je n'en veux
qu'un. Vous avez lu Y Histoire de Charles-Edouard : c'est un livre
consciencieux, bien fait, plein d'intérêt, un livre qui tientéminem-
ment à la littérature difficile ; eh bien , un littérateur facile a fait
un roman de l'histoire de Charles-Edouard, et le public a couru au
roman, qui est insupportable, tout autant qu'il avait couru à l'his-
toire , qui est excellente! Ne parlez donc pas de votre littérature
difficile à des qens du métier comme moi !
Faisons mieux; faites mieux, Nisard : reconnaissez avec moi
qu'il n'y ;i point de littérature facile, point de littérature difficile ;
34 CRITIQUE
il v a de la bonne, il y a de la mauvaise littérature, et voilà tout. 11 y
a, il est vrai, une littérature pour tous les jours : une littérature
improvisée qui arrive à tous facile et rieuse, sans prétention, peu
doctorale, peu systématique , aimable et bonne fille qui ne veut que
vous plaire, qui, pour vous plaire, jettera quelquefois son bonnet au
vent; elle s'abandonne au premier venu qui lui fera volontiers le
sacrifice de sa robe nuptiale, mais jamais elle ne trahira sa langue
maternelle. Je compare cette littérature courante, cette improvi-
sation de toutes les heures, à l'héroïne d'un roman de l'abbé Pré-
vost, à Manon Lescaut. Vive la Manon Lescaut littéraire! Elle allait
entrer au couvent pour y mener une vie sérieuse; à la porte du
couvent, elle rencontre un beau jeune homme : adieu la vie sérieuse !
Vive Dieu ! Manon, vous vous jetez dans de beaux désordres; et
que dira votre grand-père? Mais mademoiselle Manon ne pense pas
à son grand-père, elle pense aux beaux jeunes seigneurs qui la
trouvent belle; elle pense aux folles joies de la nuit, aux mystères
du jour, à. ce hasard bienveillant qui est son dieu; elle pense à
être heureuse, libre, riche, aimée! Honni soit qui jettera la
première pierre à l'aimable Manon! Malédiction sur le vieillard
transi qui la dénonce au préfet de police pour une charmante tra-
hison de plus qu'elle aura faite ! Et voilà justement ce que vous
avez fait, Nisard ! Vous vous êtes conduit en amant transi avec la
bonne et folâtre Manon ; vous l'avez dénoncée à l'indignation
publique, ce terrible préfet de police; vous l'avez condamnée à la
déportation, la fille de joie littéraire! Fi! Nisard, cela est honteux,
cela est d'un pédant doublé d'un sot d'être si cruel! Revenez donc-
sur votre premier arrêt, monseigneur! laissez-vous fléchir! écoutez-
nous ! ne chassez pas la littérature facile. Que fera Paris sans elle?
La littérature facile est la littérature des oisifs, qui aiment à lire
sans fatigue ; des difficiles, qui aiment à lire sans juger; des par-
venus, qui aiment à lire sans efforts; des femmes, qui aiment à lire
sans se fatiguer à retenir des faits et des dates ; cette littérature-
là est vraiment la littérature facile: c'est surtout d'elle qu'on pour-
DE LA L1TTERATUHE FACILE 35
raitdire ce que dit Cicéron des belles-lettres : elle va à la ville,
elle nous suit à la campagne , elle nous distrait à la maison ,
elle nous occupe au dehors, elle est le délassement du jeune âge et
la distraction, sinon la consolation, de la vieillesse. Eh! pourquoi,
je vous prie, en vouloir si fort à cette littérature de tout le monde, à
la portée de tous? pourquoi donc sacrifier l'aimable et facile grisette
à l'ennuyeuse pruderie des grandes dames? Elle est complaisante,
celle-là; elle veut ce que vous voulez, elle dit ce que vous dites;
vous l'appelez, elle vient ; vous la rejetez, elle s'en va; vous l'inter-
rogez, elle répond; cruel Nisard, vous êtes le premier, j'imagine,
qui se soit jamais emporté contre cette facile littérature. Laissez-la
vivre de sa vie, laissez-la mourir de sa belle mort et laissez-la
renaître demain ; après-demain, vous passerez, et elle ne sera plus ;
le cabinet de lecture l'attend, le salon la demande ; du salon, elle ira
à la mansarde ; de la mansarde, à la loge du portier ; elle est le lien
de la grande dame et de la grisette , elle unit le petit monde au
grand monde. La littérature facile! mon Dieu! mais elle a été le
rêve des plus grands génies , mais tout leur effort a tendu à cela :
devenir populaires. Il n'y a pas de grand homme qui ne lui ait
sacrifié quelque chose. Aspasie appelait cela très-élégamment
sacrifier aux grâces. Vous auriez été moins sévère pour la littéra-
ture facile , mon cher Nisard, si vous vous étiez rappelé Anacréon
dans la Grèce au bon temps, Horace au siècle d'Auguste, Ariosteen
Italie, Addisonen Angleterre, Voltaire partout, et une foule d'autres
écrivains faciles... que vous connaissez aussi bien que moi.
Mais, pour être simple et souple, abondante et sans façon, à la
portée de tous , cette littérature de tous les jours, cette littérature
facile, comme vous dites, n'est pas tellement facile, qu'elle soit tout
d'abord à la portée du premier écrivain venu. Il me semble, au
contraire , que ce sera un des éloges que la postérité fera à notre
époque , d'avoir trouvé tout d'un coup tant de jeunes , ardents et
infatigables écrivains pour suffire à toutes les exigences du moment.
Vous attaquez la littérature facile ! mais songez donc à tout ce
36 CRITIQUE
qu'elle occupe, à tout ce qu'elle produit! Depuis le grand journal
qui traite des grands intérêts de la politique, qui défend, qui attaque,
qui détruit ou qui fonde, jusqu'au petit journal, malin, fron-
deur, sceptique, cruel, sans frein, qui tire au caprice une flèche,
un trait qui brûle, une épigramme vivante, comme l'autre est un
conseil vivant; depuis la Revue savante, philosophique, qui voyage
au loin, jusqu'à la Revue de la ville, qui s'occupe de nos mœurs,
de nos poètes, de nos écrivains, de nos chefs-d'œuvre du jour;
depuis le pamphlet sanglant et cruel , qui, sous prétexte de parler
de modes et de chiffons, se livre à des personnalités plus que royales,
jusqu'au journal des petits enfants, qui se fait petit avec eux , et
parle leur langage, et s'occupe de leurs petits chagrins, de leurs
joies naïves ; du gros dictionnaire où tout s'entasse, au petit livre
qui résume en quelques chapitres toutes les sciences; de l'Ency-
clopédie au prospectus, du livre de luxe au Magasin à deux sous ;
en un mot, tout ce que la grande France dépense d'idées, de style,
d'instruction, d'intérêt, d'oisiveté, de passion, d'émotions de tout
genre, tout cela est de la littérature facile. Or, tout cela, convenez-
en, use, à toute heure et chaque jour, plus de style, plus d'idées,
plus de talent, qu'on n'en a jamais usé dans les beaux temps de
la littérature difficile, quand on ne savait lire qu'à Paris dans toute
la France, qu'à la cour dans tout Paris!
Que vous seriez bien surpris si, tout à coup, elle s'écroulait à votre
premier souffle , cette littérature , notre besoin de tous les jours !
J'ai grande envie que nous en fassions l'essai. Eh bien, j'y consens ;
revenons à cette grande fosse que vous creusiez tout à l'heure ;
faites-la vaste et profonde; nous allons, comme les femmes grec-
ques, danser en rond, et nous jeter, les uns après les autres, dans
l'abîme.
C'en est fait, nous voilà morts' Nous y sommes tous, grands et
petits, tous morts, tous ensevelis dans nos romans, dans nos contes,
dans nos feuilletons, froid et triste linceul ! Vous allez me trouver
bien vaniteux, Nisard! mais, je vous prœ, dans ce profond silence
DE LA LITTERATURE FACILE 37
de la littérature facile, quelles voix se feront entendre? Dès demain,
il faudra servir à la France sa portion de chaque jour; dès de-
main, en se réveillant, laFrance demandera à son lever ses journaux,
grands et petits, lespetitsjournaux avant les grands;elle demandera
ses romans, ses contes, ses livres, ses prospectus, ses revues et ses
drames ; il faudra donc, pour suffire à cet immense besoin sans cesse
assouvi et renaissant toujours, nous dans la tombe, tirer de
leur sépulcre, de leur académie, veux-jedire, les anciens faiseurs de
littérature difficile. Vous voyez d'ici le désordre : ils reviendront à
petits pas, comme les ombres de Robert le Diable, tous les faiseurs
émérites de la littérature impossible? Hélas! c'en est fait, Dumas est.
absent du théâtre, l'auteur de Pertinax y remonte, et, dès demain,
on reprend sa dernière tragédie, jouée une fois par mademoiselle
Duchesnois ; Victor Hugo s'est fait capitaine, il porte une épée :
aussitôt, nous demandons nos odes et nos cantiques au bon-
homme Campenon; Scribe est dans ses terres, revient M. Alexandre
Duval pour faire la comédie; l'Opéra passe de M. Mélesville à
M. Etienne, ce grand homme d'État qui a fait le Rossignol; la
Revue de Paris s'éclipse, son enveloppe feuille-morte pâlit, et la
voilà remplacée par le Mercure galant; la charade, le logogriphe,
la pièce de vers, l'épître, l'allusion, la fable politique, les notices,
les petites biographies, la comédie en cinq actes, la tragédie en
cinq actes, le poème descriptif, le poëme épique en prose, les colins
d'opéra-comique, tout le gros esprit, toutes les grâces stupides,
tout l'Empire, tout l'Institut, tous ces grands messieurs cà travers
lesquels nous avons passé avec tant de peine et qui vous attendent,
et qui vous prendront au passage..., au même instant, tout cela
revient, danse et tourne, chante et souille, déclame et glousse sur
la tombe de la littérature que vous venez d'enterrer à jamais, mon-
sieur Nisard !
Oui-da, cala place de nos romans, de nos contes, de nos drames
(je vous aime encore assez pour vous crier : « Prenez garde, Nisard !
rangez-vous! »), voici les histoires de M. Bouilly, les contes de
38 CRITIQUE
M. Ducray-Duminil, les mélodrames de M. Caigniez, et les romans
de M. Pigault-Lehrun ; juste ciel !
Ah! vraiment, avant de venir exhaler votre fureur contre la
littérature en masse, vous auriez dû y penser à deux fois. Vous
avez agi, dans votre mauvaise humeur, comme s'il y avait derrière
nous une littérature toute prête à nous remplacer, si la littérature
moderne était enlevée. Jusqu'à présent, en effet, un siècle litté-
raire est venu après un autre siècle. Corneille est tout près de
Racine, Racine n'est pas loin de Voltaire ; une génération litté-
raire touche à une autre génération littéraire; mais la littérature
moderne, la littérature facile, elle ne tient à rien, elle n'a rien
derrière elle , personne ne l'a précédée dans la carrière ; elle est
venue seule et par elle-même, elle s'est faite tout ce qu'elle est.
Victor Hugo n'a personne derrière lui, Alexandre Dumas personne.
Sainte-Beuve aussi, il est seul!... Prolem sine maire creatam ! Au
lieu d'avoir été les continuateurs des poètes et des prosateurs, leurs
devanciers, les poètes et les prosateurs de nos jours ont deviné l'art,
ils l'ont fait ce qu'il est, ils en ont posé les règles, personne ne leur
a rien enseigné ; ils ont tout deviné, le présent et l'avenir, quel-
ques-uns même le passé. Bien plus, ils ont été forcés de coudoyer
brutalement, pour parvenir, tout ce qui faisait de l'art avant eux ;
si bien que, si vous les ôtez du monde, le inonde, qui s'est hâté
(l'oublier leurs devanciers, ne saura plus à quelle littérature se
vouer; ôtez la jeune école littéraire de la France, croyez-vous que
vous trouverez, derrière cette jeune école même, des restes de
prosateurs, même des restes de poëtes? Vous trouverez un abîme,
l'empereur! et derrière l'empereur, 89, autre abîme qui sépare
notre génération littéraire du xvme siècle, ce grand, puissant,
spirituel et philosophique moment à? la pensée humaine, si violem-
ment et à jamais interrompu pour la France, et que l'Allemagne
seule a pu continuer.
DE LA LITTERATURE FACILE 39
IV
Justice distribu lï ve de M. Nisard. — Les combattants et les déserteurs.
— Erreur du champion de la littérature difllcile. — Raison de son
manifeste. — Les gens qu'il tue. — La province vengée. — Les choux de
Biron. — Le cimetière Panckoucke.
Donc, malgré vous, il faut vous soumettre à cette littérature qui
s'est faite toute seule; bien mieux : il faut lui savoir gré de ses
efforts, et reconnaître que, si elle a quelque chose de trop hâté,
c'est la faute du temps, et non pas la faute des jeunes écrivains.
Nous aussi, nous avons supporté les grandes conscriptions. Quand
la vieille garde a manqué, l'Empire a mis sur le dos des conscrits
l'uniforme de sa garde; il en a été ainsi pour nous; à défaut de
vieux combattants, notre époque de bataille a été singulièrement
avancée par la disette des hommes, et, maintenant que nous
sommes déjà de la vieille garde littéraire, il y aurait injustice à
ne pas reconnaître notre vingt-huitième année, florissante et verte
sous le bonnet à poil des vieux grognards. Voilà pourtant ce que
vous avez fait, monsieur Nisard. Vous êtes venu prendre, dans la
mêlée, ceux qui se battaient encore ; et ceux qui étaient restés en
chemin, vous les avez épargnés. Quoi donc! vous attaquez ceux
qui écrivent, vous jetez vos foudres sur la littérature agissante, et
vous ne parlez pas des littérateurs qui ont cédé la place aux plus
intelligents, aux plus infatigables? Voyez cependant ce que vous
faites : vous immolez sans pitié ceux qui produisent, et vous
laissez en paix ceux qui se sont arrêtés! Par exemple, celui-ci,
qui était un habile faiseur de jolies comédies, et qui s'est laissé
faire sous-préfet à Saint-Denis; celui-ci, qui était un satirique
écrivain de comédie politique, el qui s'est coupé en deux, si bien
•iO CRITIQUE
qu'une partie de ce spirituel Dufougerais est administrateur des
haras, pendant que l'autre partie administre le ministère de l'inté-
rieur ; cet autreétait double aussi, il faisait de la satire politique, il
avait une rime pour tous les noms, un nom pour toutes les rimes;
il a déposé sa virulente satire on ne peut dire à quel seuil, et il est
allé chacun de son côté , on ne sait où. Il y en avait un qui était
historien et grand historien, fougueux et entêté jeune homme, il
s'est fait ministre, et il a laissé ses œuvres inachevées pour achever
l'Arc de l'Étoile, cette œuvre à mille corps, sans une seule tête,
plus horrible que le monstre d'Horace. Que vous dirai-je? Les
noms de ceux qui se sont arrêtés en chemin sont innombrables.
Une moitié de l'ancien Globe , par exemple, a jeté aux orties le
bonnet doctoral et la robe du-professeur pour prendre l'habit brodé
et le pantalon blanc galonné d'or du conseil d'État ; d'autres se
sont arrêtés par ennui; celui-ci s'est enfoncé dans un bureau, et
vous demanderiez vingt fois Clara Gazul, que vous ne sauriez où
la trouver, la piquante comédienne espagnole; celui-là, fantasque
jeune homme, jette au public un beau livre tout parfumé de
moyen âge, les Mauvais Garçons, et, à peine son livre imprimé, il
laisse son livre à ses destinées et il va pendant trois ans en Orient, en
Grèce, partout, remuer des pierres et chercher des fièvres. Ainsi
a fait M. de Lamartine : il s'est retiré du monde poétique; il est
allé à la chambre des députés en passant par l'Egypte, où il a laissé
sa fille, inappréciable trésor, anneau sans prix de l'homme le plus
heureux du monde, que la mer de sable ne lui rendra jamais. J'en
ai oublié beaucoup qui se sont arrêtés après avoir marché ; sans
compter ceux qui ont changé de chemin tout à coup, et que la
politique a choisis comme les plus forts : Armand Carrel, votre
maître actuel, qui était évidemment destiné à écrire l'histoire, le
meilleur élève de Tacite, et qui est devenu un journaliste! Saint-
Marc Girardin, cet ingénieux, ce grand écrivain si rempli de bon
sens et de verve, homme docte et homme d'esprit. Il a longtemps
balancé pour savoir s'il ne serait pas des nôtres. Sans doute il
DE LA LITTERATURE FACILE 41
aura eu peur de tout ce qu'il fallait produire! Alors il a pris deux
chaires en Sorbonne : la chaire de M. Guizot, cet autre historien
qui a changé de route, lui aussi, et la chaire d'un homme qui est
mort et qui s'était arrêté depuis longtemps. Voilà, ou je me trompe
fort, un tableau très-exact des pertes irréparables qu'a faites déjà
la littérature contemporaine. Elle a perdu, ou à peu près, M. de
Chateaubriand , poëte dont la gloire est déjà à moitié enveloppée
de cette ombre formidable à laquelle rien n'échappe de nos jours.
D'où je conclus, car il est temps de conclure, qu'il y a injustice
à reprocher aujourd'hui à ceux qui travaillent de travailler trop
d'abord, et de travailler seuls ensuite. S'ils travaillent seuls, à qui
la faute? La faute en est à ceux qui n'écrivent plus, à ceux qui
n'écrivent pas encore. On ne dira pas que les rangs sont serrés, que
tout accès est fermé; au contraire, les rangs sont ouverts, les
portes sont ouvertes; entre qui veut! Quant à l'autre reproche,
produire trop, vous avez beau dire que les libraires ne veulent
plus acheter de livres : offrez un livre, même un livre de littéra-
ture difficile à un libraire, vous verrez si le libraire vous refusera.
Vous avez beau dire que la prose est à vil prix : demandez à
Gosselin , demandez au directeur de la Revue de Paris à quel
prix est la prose ; et, d'ailleurs, je voudrais bien voir quelle figure
vous feriez si, pour votre chaleureux manifeste contre la littérature
facile, le caissier de la Revue venait vous dire à la fin du mois :
« Vous savez, monsieur, que, vu l'abondance de la bonne prose,
nous vous retenons vingt-cinq pour cent? » L'argument serait ad
homini'in, j'imagine; à moins que vous ne prétendiez que , parce
que vous ne travaillez qu'à vos heures, parce que vous allez à la
campagne respirer l'air du printemps, parce que les Pyrénées vous
obritent de leur ombre poétique contre les chaleurs de l'été, parce
que vous allez vous adosser, en hiver, contre les arènes de Nîmes
ou d'Arles, toujours éclairées d'un soleil tempéré; parce que vous
êtes un habile heureux, un prévoyant de ce bas monde, qui com-
mandez à vos passions, qui ne jetez rien au hasard, qui êtes sage
i
4-2 CRITIQUE
et qui avez pu l'être, vous ne prétendiez être mieux traité que nous,
dont la porte est ouverte nuit et jour, qui sommes à notre tâche à
toute heure, en toute saison; nous, malheureux, qui avons de-
mandé à notre plume, à notre tête, à notre cœur, à notre sang, tout
ce qu'il faut pour satisfaire à une jeunesse ardente, impétueuse,
emportée, remplie de passions grandes et petites, mais honnête,
indépendante, incapable de servir une cause injuste et qui aime-
rait mille fois mieux faire un mauvais livre, qu'une mauvaise
action. Certainement, ce n'est pas ainsi que vous raisonnez,
monsieur Nisard !
.Mais c'est ce que je dis à tous ; car, voyez l'avantage de la lit-
térature que vous méprisez, ingrat! depuis huit jours, on parle de
vous et beaucoup ! Qu'est-il? et que veut-il? et pourquoi tant
d'humeur? Que demande-t-il? Moi, je dis à tous ce que je sais;
que vous êtes le plus loyal et le plus aimable des hommes, un peu
triste, mais bon et humain; morose, mais point envieux; homme
d'étude et homme de style, mais d'un esprit chagrin, ce qui ôte à
votre style un peu des grâces de la jeunesse, pour lui donner la
teinte plus sombre de l'âge mûr. Voilà ce que je dis et voilà ce que
je pense; et je pense aussi, mais je ne le dis pas, que, cette fois,
il faut que l'hiver du Midi vous ait cruellement manqué pour vous
avoir fait immoler tout d'un coup et sans exception toute votre
époque littéraire. Comment n'avez-vous pas vu, en effet, qu'outre
l'injustice, il y avait maladresse à venir ainsi tomber sur la litté-
rature de 18:28 à 1833, après la Bévue d'Edimbourg, après la
Revue de Genève, après la Gazette dWufjsbourg! Qui le croirait !
vous, le nouveau Nisard, vous, le Nisard du National, vous,
l'échappé du Journal des Débats, qui n'est pas assez libéral pour
un héros tel que vous, vous voilà l'allié de M. de Metternich. Or,
voici pourquoi encore je vous ai répondu si longuement : c'est
qu en répondant à vous, je répondais en même temps aux étran-
gers qui n'écrivent pas si bien que vous, heureux si dans cette
réponse, que j'aurais faite moins longue si j'avais pu, je suis par-
DE LA LITTERATURE FACILE
venu à vous convaincre sans vous blesser, à nous défendre sans
vous attaquer, enfin à persuader à tous ceux qui nous lisent et
qui vous ont lu qu'en ces sortes de disputes, comme en toutes les
autres, on fait mieux ses affaires par soi-même que par des tiers.
Quant à ce qui m'est personnel et à la mort subite que vous
me prédisez, permettez que je n'accepte pas votre augure. Je suis
une espèce de vieillard encore vert, et, pour peu que mon bonnet
de nuit contienne d'idées, comme vous dites, il reste plus d'idées
à mon bonnet chaque matin que de cheveux arrachés à ma tète.
Je sens, malgré vous, que sous cette cendre il y a du feu, et de la
vigueur sous cet épuisement. Il est vrai que j'écris beaucoup; mais
la folle du logis n'est pas tellement fatiguée, qu'elle ne revienne
le soir au colombier à mon premier appel; et puis je ne suis pas
comme vous, je ne méprise pas la province. La province est la
cour de cassation des jugements de Paris. La province juge avec
son esprit et avec son instinct, pendant que Paris juge avec son
esprit tout seul; la province a douze heures par jour à donner à
chaque gloire nouvelle, onze heures et demie de plus que Paris.
Grand merci donc ! puisque vous me laissez la province, mon lot
est noble et beau, et convenez que j'ai bien à faire et terriblement,
à écrire encore avant d'avoir fait passer un seul mot sous
les yeux des trente-neuf millions de Français qui composent ce
jury souverain que vous méprisez si fort, la province. Il y a long-
temps qu'on l'a dit, et on le dira malgré vous longtemps encore,
la province a des sourires qui sont bien tendres, et ses regards
sont de doux regards. Laissez-moi donc rechercher ses sourires et
ses regards. Vous n'en voulez pas, tant mieux pour moi! c'est une
chance de plus pour que je les obtienne. Voilà toute mon ambi-
tion, seigneur de la difficulté, vivre pour la province; ainsi,
laissez-moi vivre inconnu chez vous, connu chez eux. Ne vous
mettez pas devant mon soleil de province ; je vous le prêterai pour
la santé de votre corps, laissez-le-moi pour le salut de mon esprit.
Vous voyez que je ne suis pas si malheureux que vous dites,
44 CRITIQUE
puisque j'ai l'esprit de mon état et de mon âge. Vous voyez que
vous avez tort de me plaindre, puisque je préfère le présent à
l'avenir, la province à Paris, la liberté à vos grandeurs de passage
et le bonheur à la gloire. Cessez donc, farouche Mac-Briar, d'avan-
cer l'aiguille de l'horloge littéraire qui doit sonner pour moi l'heure
de la littérature difficile. Je ne crois pas que l'instant soit venu.
J'attendrai. Et, quand je n'aurai plus une idée à moi, quand je
sentirai qu'il n'y a plus de coloris à mon style, plus rien d'imprévu
à ma pensée ; quand je n'aurai plus rien dans le cœur ni dans l'es-
prit , quand j'aurai oublié mes belles études des langues que
j'ai refaites, et que je refais chaque jour, vous le savez, avec un
soin dont vous ne me tenez pas assez compte, alors il sera temps,
selon votre conseil, de faire de la littérature difficile ou d'aller
planter mes choux à Biron. Mais, à présent, il n'est pas temps
encore. Ma terre de Biron est bien pauvre, elle n'est que belle.
Mon voisin le Rhône m'en enlève chaque année une parcelle; il
faut que je la répare, il faut que je relève le toit où vécut ma mère
et que m'a laissé mon père ; il faut que je ramasse ici assez de
livres, et de sagesse, et d'amour, et de bonheur pour les porter
là-bas. Bien plus, il me faudrait un chemin de fer pour me porter
là-bas, moi, ma sagesse et mes livres! Or, voyez comme je suis
incorrigible ! quand bien même je serais enfoncé jusqu'au front
dans la littérature difficile, je n'emporterais pas le Tacite de
M. Panckoucke, et pas une des traductions que vous pourriez
faire, ami >"isard !
Mais, de bonne foi, à propos du Tacite énervé de M. Panckoucke
(au moins si vous aviez parlé du Tacite énergique de Burnouf !), à
propos de h Bibliothèque de Panckoucke, un livre pieux, comme
vous dites, ne voyez-vous pas que vous faites de la bien petite lit-
térature? Un livre pieux! Mais c'est la plus indigeste compilation
qui se puisse produire! Comme ces malheureuses traductions ont
gâté votre cause ! Vous faites deux articles ; dans le premier, vous
nous dites : A bas la littérature facile! Dans le second, vous
DE LA LITTERATURE FACILE 45
criez : Vivent les traductions ! Dans le premier, vous nous repro-
chez de ne pas lire les modèles; dans le second, vous nous dites :
Lisez , non pas les histoires de Tacite , mais les histoires de
M. Panckoucke ; lisez, non pas Horace, mais l'Horace d'une dou-
zaine de prosateurs qui se sont attelés à cet homme charmant, à ce
satirique indulgent et moqueur, qui rirait fort, sans doute, s'il
pouvait voir l'habit d'arlequin dont on l'habille. 0 Nisard! Nisard!
faire des traductions sur des traductions, s'atteler douze pour
faire une traduction d'Horace, vendre des traductions ou vanter
des traductions, est-ce donc là ce que vous appelez de la littérature
difficile?
Encore une fois, ne m'en voulez pas ; aimez-moi comme tou-
jours ; ne m'envoyez pas de sitôt au Prytanée, je n'aime pas le
brouet noir, et nous sommes trop loin de l'Eurotas; encore une
fois, abandonnez-moi à ma littérature facile ; rassurez-vous sur
mon avenir, vous savez que je suis à l'abri, s'il en fut; d'une
part, j'ai renoncé pour toujours à la grande littérature, et, d'autre
part, je me suis creusé un grand trou au Journal des Débats,
position difficile à emporter, facile à défendre. Là, je suis comme
le roseau qui dit aux passants, quelque vent qui souffle : Le roi
Midas a des oreilles d'âne ! Vous pouvez passer auprès du fragile
roseau tant qu'il vous plaira, et sans danger pour vous, Nisard !
46 CRITIQUE
DE L'ESPRIT EN FRANCE
A PROPOS DES LETTRES PARISIENNES
DE MADAME EMILE DE GIRARD1X
L'esprit de chaque raalin.— Voltaire et sa suile.— Diderot. — Piron. —
Le café Procope. — Mercier. — Les chiffonniers littéraires. — Le Courrier
de Paris. — Problème à résoudre.
Rassurez-vous, je veux parler tout simplement de l'esprit que
font chaque matin — ou tous les trois jours — ou tous les huit
jours (selon la fortune ou la dépense de chacun), les bonnes gens
qui vivent de leur esprit. On n'a jamais publié, que je sache.
l'histoire complète des bulles de savon , l'histoire universelle des
cerfs-volants, la monographie générale de la lanterne magique, et
l'on a eu grand tort. Ces beaux livres, écrits avec soin, nous au-
raient conduits tout droit au Traité de l'Esprit de chaque matin,
un livre de philosophie qui pourrait remplacer tous les autres, à
commencer par le Banquet des sept sages, à finir par la dernière
préface dont Pascal n'a pas été le héros.
Avouez-le, rien qu'à cette idée-là de voir réunis, dans une suite
de chapitres infinis, les quolibets et les bons mots, les vérités et
les paradoxes, les naïvetés méchantes el lescrnautés inoffensives,
DE L ESPRIT EN FRANCE 47
les calomnies et les médisances de nos beaux esprits à la journée,
vous voilà tombés dans un étonnement stupide. Quelle est, dans ce
conte de Perrault, la jeune fille condamnée par les méchantes fées
à faire un plat avec des yeux de fourmis et des langues de colibris?
Quelle est la noble princesse renfermée dans son cachot par une
toile d'araignée? Elle avait beau arracher la toile d'araignée, la
pauvre enfant : la toile d'araignée reparaissait toujours !
Telle serait pourtant la position du malheureux qui voudrait
écrire l'histoire de cette sorte d'esprit dont se composent les jour-
naux de chaque matin, les revues de chaque semaine, les romans
de chaque mois, les sciences de chaque trimestre. Recueillir,
amasser, classer, conserver quelque peu de ce phosphore brillant
qui s'attache aujourd'hui à toutes choses, autant vaudrait dire à
l'odeur échappée du flacon : «Rentrez dans votre prison de cristal! »
— Vous avez, madame, un beau mouchoir d'une fine batiste; une
merveilleuse dentelle entoure la plus riche broderie. Je ne sais de
quelle odeur suave est imprégné ce précieux tissu, moins blanc
que votre main. Mais, je vous prie, par quel procédé recueillir le
parfum fugitif qui s'exhale de ce mouchoir? — J'espère que cette
dernière comparaison est élégante, qu'elle ne déplaira ta personne ;
car, enfin, j'aurais pu tout aussi bien parler de quelque affreuse
cotonnade bleue et rouge sur laquelle une grossière villageoise
jette, le dimanche, un filet d'eau de Cologne, achetée à l'empirique
ambulant.
Je crois que c'est depuis Voltaire seulement que cette digne
nation française, pour prouver, ce qui est démontré depuis long-
temps (dans les éloges qu'elle se donne), qu'elle est la nation la
plus spirituelle de l'univers, s'est mise à dépenser son esprit au
jour le jour, heure par heure, en détail — à l'once, comme du tabac
d'Espagne ou du tabac de régie. Voltaire a commencé cette révolution
dans les produits de l'imagination et de la pensée. 11 voulait être
partout à la fois et en même temps; il voulait faire pleurer et. faire
rire dp la mémo grimace ; il voulait qu<\ rhnqiip matin, ]p monde
48 CRITIQUE
parisien se demandât : v Que dit le maître"? » A cet usage, il divisait
son esprit, il le semait çà et là en mille parcelles ; il inventait des
contes, il écrivait des lettres, il composait l'épigramme et la satire ;
il poussait quelquefois la précaution jusqu'à être bonhomme, la
cruauté jusqu'à être naïf. Quel infatigable! A se couper ainsi en
petits morceaux , il a laissé de quoi composer soixante volumes !
— Et voilà certes ce qui prouve que cet homme avait bien de
l'esprit, en effet, c'est qu'on a pu ramasser tous ces fragments, les
coudre ensemble, les coller sur la même page, dans le même livre,
et que , nonobstant toutes ces préparations, cela est resté du bel
et bon esprit. A peine si l'on voit les jointures et les taches du
pain à cacheter !
Plus prodigues que lui ont été les hommes de sa suite. Ils se
sont dépensés, non pas en écrivant, mais en causant. Vous croyez
avoir les œuvres de Diderot recueillies par Naigeon? Vous n'avez
rien de Diderot. Ce qu'il écrivait, c'était la lie de son éloquence;
ce qu'il disait, c'était la fleur de son génie. Il avait chaque journée
une heure ou deux d'inspiration irrésistible, et alors la pythonisse
-sur son trépied ne pouvait pas lui être comparée. C'était là sa
seule dépense. A-t-il fait assez de bruit d'une robe de chambre
toute neuve qu'il s'était achetée pour faire honneur à une paire de
pantoufles que sa maîtresse lui avait brodée ! Eh bien , je suis sûr
que, le jour même où il déplorait ces cinquante écus si mal
dépensés, il avait jeté à la tête du premier venu, dans quelque
recoin du café Procope, pour cent écus de bel et bon esprit, rien
qu'à le payer au prix de M. Marmontel ou de M. de la Harpe dans
le Mercure. — Un autre dépensier de la même espèce, un original
qui s'est ruiné en gilets de dessous, un Rothschild (Rothschild de
l'esprit) qui a dépensé tous ses millions en gros sous, c'était Piron.
— Ces deux-là et deux ou trois autres avec eux, enfants chéris de
la chanson, du cabaret, de la bonne chère, ils ont suivi l'exemple
que Voltaire, leur maître, leur avait donné, de jeter à pleines
mains la grâce, l'ironie, le pnëme, le conte, la chanson, sans
DE L ESPRIT EN FRANCE 49
douter, les innocents ! que Voltaire ne perdait pas l'esprit qu'il
avait l'air de jeter à tous les vents et à toutes les coteries. Ainsi
faisait le doge de Venise. Lorsqu'il se mariait chaque année à la
mer Adriatique, le doge jetait à la mer son riche anneau tout cou-
vert de pierres brillantes ; l'anneau tombait dans un filet placé à
l'avant du Bucentaure, et il était repêché le même soir.
Cependant l'histoire de tous les temps, et surtout l'histoire de
l'Espagne, est là pour témoigner qu'il n'y a si grand trésor qui
ne s'épuise ; le Pérou tout entier y a passé, à être prodigué ainsi.
A plus forte raison quand il ne s'agit pas du Pérou, quand il ne
s'agit que de cette féconde et brillante écume du bon mot, du
paradoxe, de la plaisanterie mêlée de joie ou d'amertume. Ces
sortes de trésors durent encore moins que les diamants ou les
perles; d'autant plus que le prodigue jette d'abord son moindre
diamant pour finir par les plus beaux, tout au rebours des grands
dépensiers d'esprit et de bonne humeur. Ils commencent par jeter
leur perle la plus brillante , pour finir par quelque pavé de rebut
ramassé sur quelque chemin communal. — Ainsi ont fait, depuis
les beaux jours du café Procope, tant de beaux esprits qui n'étaient
pas de beaux esprits. Qui de vous, par exemple, voudrait courir
après les saillies de Mercier? Qui voudrait se baisser pour ramas-
ser au coin de la borne, où il versait sa hotte chaque soir, le trop-
plein de ce bouffon qui avait déclaré une guerre à mort au rossi-
gnol? Et pourtant c'est celui-là qui a tout à fait habitué la nation
française à ce laisser aller de tous les jours. Ouvrez les livres de
statistique (la statistique, cette abominable science qui réduit le
genre humain ;i une machine dont les produits sont tenus en
partie double), le compte est fait. La ville de Paris produit à la fin
de chaque jour : bons mots, tant; — vieux chiffons, tant; —
vitres cassées, tant ; — renommées réduites en lambeaux, tant;
— gloires nouvelles , dorées au procédé Ruolz , tant ; — talents
déchiquetés et déchirés à belles dents, tant. — Mêlez, broyez,
écrasez, concassez le tout ensemble, vous aurez une pâte grossier^
60 CR1TIOUE
(et cependant le levain n'y manque pas) avec laquelle vous compo-
serez ce mets indigeste qu'on appelle l'histoire. — A moins
pourtant que quelque petite main habile à tout pétrir, à force
d'ingrédients légers, œufs battus, fleur d'oranger, sucre râpé, can-
nelle, poivre, girofle, et même un peu de sel dans l'occasion, ne
fasse, de cette abominable brioche, un joli petit gâteau feuilleté.
Mettez tout cela sous la dent, et vous m'en direz de bonnes nou-
velles ! Connaissez-vous rien de plus croquant et. de plus exquis
en fait de tarte à la crème et de petit four ?
Où j'en veux arriver par tous ces tours et détours , cela vous
inquiète ? Pour quelle raison je m'afflige de tout l'esprit dépensé et
perdu chaque matin , vous me le demandez ? Eh ! ne voyez-vous
pas que, moi aussi, je me suis levé de bonne heure? Le soleil était
radieux, la verdure était brillante ; l'oranger avait encore quelques
fleurs à sa couronne... L'idée m'a pris de jeter un peu d'esprit par
la fenêtre, sauf à courir après, comme faisait le cardinal de Retz
quand il jetait son bonnet du cinquième étage dans la cour de sa
maison. — Ce qui est plus triste, c'est de descendre en toute hâte,
de chercher son bonnet partout, et de voir les passants vous
répondre d'un air hébété : i Quel bonnet? > Ils n'ont pas vu de
bonnet. Le malheureux bonnet sera resté attaché à quelque gout-
tière de la maison.
Je dis donc — car enfin il faut conclure — que, puisque vous
avez institué un corps de sept à huit cents chiffonniers qui ra-
massent par jour, dans les immondices de la ville, une somme
de 1,500 francs, lesquels n'eussent jamais profité à personne, je
ne vois pas pourquoi la littérature contemporaine n'aurait pas,
elle aussi , messieurs ses chiffonniers qui ramasseraient (mais il
faudrait que cette besogne-là se fît chaque soir) les cent mille
milliers de petites parcelles inaperçues de son génie , divisé à ce
point, que le docteur Hahnemann n'est qu'un rustre avec sa division
à l'infini. Çà donc, prenez votre loupe, prenez votre crochet, prenez
votre hotte, et cherchez bien ! N'est-ce donc pas l'usage d'acheter
DE L ESPRIT EN FRANCE 51
les cendres des orfèvres, et de jeter au creuset ces cendres qui
contiennent de l'or?
Car si, en fin de compte, il faut que tout se perde de l'esprit
dépensé chaque matin, si l'on peut dire de ces montagnes d'épi-
grammes, de poèmes, de contes, de drames, de mélodrames, de
vaudevilles : Autant en emporte le vent! si vous ne voulez même
pas qu'une seule ligne soit sauvée de cet abîme — un seul mot de
ce néant — pas une page — pas un vers — rien, il arrivera que
chacun se fera à soi-même sa petite hotte pour ramasser son
propre esprit. On marchera son petit crochet à la main. Pour ne
rien perdre, on écrira le soir, sur un calepin, tous les bons mots
qu'on aura dits ou qu'on aura voulu dire dans la journée ; la seule
générosité du royaume des lettres (on ne dit plus de la république
des lettres) disparaîtra pour ne plus revenir. Ainsi on mangera, de
sa propre noix, même l'enveloppe amère; de son melon, même
l'écorce. D'une misère, vous tomberez dans une autre misère. Vous
marchiez dans le vide , vous serez accablé sous le faix. Ossa sur
Pélion, Pélion sur Ossa. Malheur cependant à qui gardait dans sa
maison la manne du désert, la manne n'était plus bonne à rien.
Pour qu'elle fût de qualité et de bon goût , il fallait la ramasser
soi-même chaque matin !
Par exemple, vous vous rappelez ce beau jour du mois de sep-
tembre 1836, quand fut inventée, par une personne d'un vif coup
d'œil, d'un esprit fin, railleur, décousu (la meilleure sorte d'esprit
qui se puisse mettre en œuvre), cette grande chose qu'on appelait
le Courrier de Paris? Certes, de toutes les façons de jeter son
esprit dans la rue, celle-là était la plus animée et la plus piquante.
Cela valait mieux cent fois que de se traîner, comme nous faisons,
nous autres malheureux, à la suite du théâtre et de s'amuser aux
dépens de ce vieil art dramatique, qui est perclus de tous ses
membres. Le Courrier de Paris embrassait Paris et le monde ; il
avait pour domaine tout ce qu'il y a de plus vaste et de plus impo-
sant— la mode; — tout ce qu'il y a de plus éphémère et de plus
52 cniTiui'E
futile — la politique ! — Le salon et la place publique, la coulisse
et le boudoir, la boutique et le magasin, la médisance et même un
peu de calomnie, mais la, un grain de calomnie, moins que rien ;
— tels étaient les avantages de cette façon d'être vif, animé,
railleur, et de mordre à belles dents. — Seulement , pour que le
mordu n'eût pas à s'inquiéter, pendant quarante jours, de la mor-
sure, il fallait avoir les dents nettes et blanches : or, notre Courrier
les avait les plus blanches du monde ; il fallait griffer avec grâce :
or, sa petite griffe était vive et bien acérée. — Il vous griffait,
tout en faisant patte de velours ! Vous vous promeniez bien tran-
quille , bien heureux , bien content, et vous receviez une grande
balafre. Qui m'a griffé"? est-ce un homme? — Si c'est un homme,
il a la main trop dure. — Est-ce une femme? — Si c'est une
femme, elle a la griffe trop vive. — Ce n'est pas un homme, ce
n'est pas une femme qui vous a griffé ; non, c'est le chat ! Mais, en
fin de compte, vous en étiez quitte pour une balafre bientôt
guérie, et vous vous consoliez en rencontrant sur votre chemin tant
d'autres balafrés comme vous.
Était-ce là du bel et bon esprit? Certes, pas toujours, mais
quelquefois. Était-ce de la vraie et sincère gaieté? Du moins, cela
y ressemblait beaucoup. On disait souvent : « C'est dommage de
perdre tant de bons sarcasmes, tant de vives gaietés, et des rensei-
gnements si précieux sur l'histoire des salons et du beau monde! »
On a tant dit cela et on Ta tant répété, que, de tous ces coups de
griffes, on a fait un livre, un assez gros petit volume, sur ma
parole ! Vous y êtes tous les uns et les autres. On griffe à gauche,
on griffe à droite, sauve qui peut ! Seulement, vous êtes bien
avertis, cette fois, que ce n'est pas un homme — et c'est une cha-
rité qui nous était due — qui vous frappe; c'est une femme belle
et coquette qui vous tire les oreilles, sauf à vous à vous retourner
assez vite pour l'embrasser sur les deux joues ; mais, pour bien
faire, il ne faudrait pas être un lourdaud comme moi !
D'où il suit que me voilà tout aussi peu avancé que je l'étais en
DE L ESPRIT EX FRANCE 53
commençant cette dissertation : — L'esprit est-il fait pour être
jeté par les fenêtres ? — Et quand, par malheur, on l'a jeté par la
fenêtre, fait-on bien de le ramasser ? Questions difficiles! Autant
vaudrait demander s'il serait utile et bon d'enfermer dans une cage
de fer ce charmant ver luisant qui, dans une belle nuit d'été,
jetait son petit phosphore au pied du vieux chêne, et comme pour
défier l'étoile de Vénus !
Cependant, puisque notre Courrier de Paris est remis en lumière,
qui veut monter en croupe avec lui? qui veut faire le voyage déjà
parcouru? Peut-être bien qu'à la fin de cette course, nous trouve-
rons la solution du problème que nous cherchons. D'ailleurs, ce
voyage aura cela de bon que nous allons, tout d'une haleine, nous
rappeler toute l'histoire de quatre ou cinq années, une histoire
dont nous ne savons plus même le premier mot; tant cela marche
vite, tant cela se réduit à peu de chose, l'histoire; surtout l'his-
toire étudiée à la façon de nos Tacites de salon, de nos Tites-Lives
de boudoir!
II
Les grands et les petits laits de la chronique. — Capotes de satin et
bonnets à rubans. — La toilette des femmes de lettres. — Histoire d'une
muse. — Habcnt sua fata.
Donc, le 28 septembre 1836, vous aviez, pour occuper votre
petit lever, ces six grands événements : une révolution en Por-
tugal, une apparence de république en Espagne , une nomination
de ministres à Paris, une baisse à la Bourse, un ballet nouveau à
l'Opéra, et deux capotes de satin blanc aux Tuileries. — De ces
six grands événements, un seul est important, un seul a résisté à
la tempête, c'est la capote de satin. Une capote de satin au mois
54 CRITIQUE
de septembre par une très-belle journée digne du mois d'août, voilà
bien de quoi crier au scandale ! — Un autre chagrin de l'historien,
c'est qu'il a rencontré, aux courses du Champ de Mars, les mêmes
femmes et les mêmes chevaux. — Et ceci encore : « Jules Janin qui
est à la campagne, qui rend la justice assis au pied d'un chêne
comme saint Louis ! » Puis l'historien ajoute : Que l'on dise
que cet homme manque d'imagination! Quant à M. Alfred de
Musset, il fume et se promène ; M. de Latouche lui-même, bien
qu'il n'ait rien à juger, cherche l'ombre des bois. — Ajoutez encore
ce grand fait : les Anglaises portent des chapeaux de tulle fané et
languissant. — Voilà des événements, et, certes, la postérité sera
bien heureuse de savoir quels cigares fumait M. de Musset, sous
quels arbres se promenait M. de Latouche, quels vaudevilles
jugeait M. Janin sous son chêne! Quant à la capote de satin,
qu'est-elle devenue? comment était-elle faite? par qui? par ma-
dame Beaudrand? par madame Guichard? et enfin, et surtout, de
quelle couleur était le satin? Noir, il était plus contre nature que
s'il eût été blanc. Ce sont là des détails dont la postérité s'infor-
mera avec de muettes inquiétudes, soyez-en sûrs.
Du 28 septembre au 19 octobre, la ville a pris une tout autre
physionomie. M. Alfred de Musset fume toujours; mais je crois
bien que M. Jules Janin, à bout d'imagination, a quitté son chêne
et qu'il est revenu de la campagne. Quant à la capote de satin,
elle serait maintenant de saison ; mais les femmes sont en train
de se sacrifier : elles ne portent plus de chapeaux, elles ne portent
que des bonnets, et des bonnets à rubans encore ! Le bonnet à
rubans ressemble à un bonnet de nuit, c'est le bonnet de coton de
la femme élégante. Et il faut voir avec quelle indignation l'historien
s'emporte contre ces malheureux bonnets à rubans ! Il est im-
possible d'avoir la tête plus près du bonnet ! « Car, enfin, qu'est-ce
qu'un bonnet sans fleurs? Une perruque de dentelles! » Mais, juste
ciel ! à ce compte, voilà bien des jeunes femmes, et des plus belles,
qui portent perruque sans le savoir !
DE L ESPRIT EN FRANCE
Vous saurez aussi (9 novembre) comment s'habillaient en ce
temps-là les femmes auteures. Petits chapeaux à petites plumes,
petites pèlerines soi-disant garnies de dentelles, mantelets de fan-
taisie qui suffisent à la science. La pauvre femme auteur e, la voilà
bien mal habillée, sans compter la femme auteure qui ne s'habille
pas du tout! Hélas! que nous en avons connu qui ne pouvaient
pas mettre à leurs mantelets même de soi-disant dentelles, d'abord
parce qu'elles n'avaient pas de dentelles, et ensuite parce qu'elles
n'avaient pas de mantelets; témoin cette pauvre jeune fille, Élisa
Mercœur, dont la mère a publié cette semaine les œuvres complètes
en trois tomes in-8°, mais des tomes de cinq cents pages. A les
voir, on les prendrait pour les œuvres de Bichat ou de quelque
autre grand médecin passé de mode. Sa mère elle-même a écrit la
vie de la pauvre Élisa, et, par une allusion que la bonne femme
n'a pas cherchée, elle a dédié toute cette prose et toute cette poésie
au plus grand dieu de ce monde, à l'écho. L'écho, c'est assez pour
la gloire. Qu'il répète deux ou trois fois le nom qu'on lui jette , et
ce nom-là est heureux. Le latin appelle l'écho une image qui jase.
— Le latin a parfaitement défini la renommée comme on la fait de
nos jours. A son lit de mort, cette pauvre jeune fille s'occupait
encore du vain bruit qu'elle avait, pu faire. Elle exigeait de sa
mère — pour dernière faveur — le serment de publier ses œuvres
complètes. La mère s'est acquittée de cette tâche avec une con-
science qui fait peur. Elle s'est rappelé les plus innocents vers de
sa fille, quand sa fille avait six ans. Surtout, elle nous a raconté
dans ses moindres détails l'enfance de la petite Élisa. Élisa est
venue au monde un jour de printemps. « Je ne dirai rien des deux
premières années qu'elle a vécu, » dit madame Mercœur; et, en
effet, de ces deux premières années, elle ne parle guère; mais des
autres, elle n'oublie rien. A trois ans déjà, la petite Élisa, voyant
que le vent avait déraciné de vieux arbres dans le jardin, s'inquiétait
fort, avec des larmes , de l'hiver qui allait venir. Elle demandait
qui donc mettrait du bois dans l'àtre , et sur la table le pain de
56 CRITIQL'E
chaque jour? C'étaient là ses pressentiments poétiques. Plus tard,
elle apprit le grec, le latin, l'allemand, l'anglais; si elle eût vécu,
elle eût appris le sanscrit ! A six ans, elle priait le bon Dieu de lui
inspirer une boum tragédie, elle rêvait les honneurs douteux du
Théâtre-Français, et même elle écrivait à MM. de la Comédie
une lettre pour obtenir une lecture : i Messieurs, j'ai une maman
qui n'est pas très-riche et que j'aime de toute mon âme. Comme
je ne peux pas lui donner de l'argent comme je lui donne mon
cœur, j'ai fait une tragédie pour lui en procurer, et c'est pour y
parvenir que je viens vous suppplier de m'accorder une lecture. Si
vous ne le trouvez pas mauvais, messieurs les comédiens , je lirai
moi-même ma tragédie, quoique je sois bien jeune encore, puisque
je n'ai que six ans et demi ! » Avouez qu'un grand auteur n'eût
pas mieux dit ; seulement, c'était commencer de bien bonne heure.
Il est vrai que la tragédie n'était pas faite, second trait de ressem-
blance avec les illustres poètes dramatiques de ce temps-ci. —
Hélas ! avant toute tragédie, il faut vivre. La misère était déjà à la
porte de cette maison , même avant qu'Élisa eût fait son premier
vers. A douze ans, mademoiselle Mercœur, devenue sage, avait
. cherché des écolières ; elle donnait des leçons de grammaire, elle
gagnait sa vie; elle avait laissé là tout projet de tragédie. A ce
moment encore, la pauvre enfant pouvait mener une vie heureuse,
honorée , sévère . la vie des rudes travaux , des cœurs contents,
des noms inconnus; malheureusement, on n'évite pas sa destinée.
Un soir que la petite Élisa était au spectacle (au théâtre de Nantes),
elle entendit la célèbre prima donna, mademoiselle Gabrielle Bou-
sigue; en ce temps-là, mademoiselle Bousigue jouait le rôle de
madame de Sévigné dans la pièce de M. Bouilly. Il paraît qu'elle
fut touchante et sublime dans ce rôle, au point que mademoiselle
Mercœur, à peine rentrée chez elle, fut saisie de l'envie d'écrire
des vers à la louange de cette demoiselle. À peine eut-elle dénoué
ses longs cheveux noirs, qu'elle se mit à s'agiter dans sa chambre :
elle avait la lièvre, son pouls battait outre mesure, i Tiens, ma
DE L ESPRIT EX FRANCE 57
mère mignonne, s'écria-t-elle, le sort en est jeté, je vais rimer! »
Puis, au clair de la lune, assise sur un petit tabouret, tout en
mangeant son pain et son raisin, elle écrivit quatre-vingt-huit
vers en l'honneur de mademoiselle Gabrielle.
Que j'aime celte voix timide,
Cet embarras, ces yeux pleins de douceur,
Cette bouche, semblable an bouton d'une fleur,
Qui naïvement se décide
A confier le secret de son cœur !
Tout le reste est écrit du même style. Cependant, il ne suffit pas
d'écrire des vers , et ceci est un des malheurs de la poésie , vous
n'avez pas plus tôt rimé une vingtaine de strophes, qu'à tout prix
vous les voulez voir imprimées. C'est la loi, c'est le destin! Juste-
ment, quand elle allait donner ses leçons par la ville, mademoiselle
Mercœur passait devant la maison du journal de Nantes. — Le
journal ! La pauvre enfant en dévorait le seuil du regard , comme
nous faisions à vingt ans, en passant devant quelque maison mal
habitée de la rue du Helder. Le journal! Là était la gloire, la
renommée, la fortune, l'enivrement poétique ! Aussi la pauvre
enfant n'y tint plus , et fit-elle imprimer dans le journal ses vers
adressés à mademoiselle Gabrielle Bousigue. A ces vers — autre
inconvénient de la poésie — une muse inconnue , un abonné de
vingt ans , qui n'attendait qu'un prétexte pour éclater , répondit
avec une impétuosité digne de cet âge heureux :
Nantes aussi voit naître sa Delphine.
Muse Llisa, j'ai lu tes charmants vers;
Mon cœur ému répète encor les airs
Qu'a modulés ta voix divine.
En un mot , et surtout en cinquante vers , la muse de vingt ans
dt'clarait à la muse de seize ans qu'elle avait tort de se couvrir
de vêtements funèbres, de prendre un air de deuil , de s'entourer
d'éternelles ténèbres, de verser tant de pleurs — etc., — ce qui
•j8 CRITIQUE
était parfaitement raisonner. Puis, enfin, s' enhardissant à force
d'audace poétique, l'abonné de vingt ans finissait par une belle et
bonne déclaration :
Belle de tes seize ans, quand aurais-je une amie
Pour guetter comme toi mon songe et mon réveil,
Comme toi, pour pleurer sur mon dernier sommeil?
Son dernier sommeil! le pauvre petit! Le voilà qui, sans le vou-
loir, s'abandonne à la même mélancolie que l'abonné de vingt ans
reprochait tout à l'heure à la muse de seize ans. Comment finirent
ces enfantillages? Il est à croire que son papa défendit au jeune
abonné de renouveler son abonnement au journal de Nantes; à
cette heure, ce monsieur est avoué dans quelque cour royale,
père de famille, conseiller municipal, et celui-là serait le bien mal
venu qui lui proposerait sérieusement de pleurer sur son dernier
sommeil !
Mais, si la pièce de vers mène droit au journal, en revanche le
journal mène droit aux prix d'académie. Mademoiselle Mercœur
n'eut pas le prix; mais elle eut deux mentions honorables, les deux
prix ayant été remportés, le premier par M. Emile Souvestre,
auteur du Phare de la Tour du Fou; le second prix par M. Bou-
lay-Paty, auteur du Combat des Francs. En ce temps-là, notre
Académie française n'avait pas encore imaginé de donner un grand
prix, tous les ans, à la même femme auteure, et voilà pourquoi
sans doute mademoiselle Mercœur n'obtint, dans son académie de
province, qu'un premier accessit.
Mais, d'autre part, l'accessit, le journal, la gloire, mettent la
critique en éveil. Quelle est la renommée qui n'ait pas rencontré
d'obstacles? Aussi bien voici déjà qu'un M. E. S., de Rennes,
écrit dans son journal — en parlant des vers de mademoiselle
Mercœur : « Que signifie ce galimatias, ce fatras de vieilles pen-
sées rafraîchies? etc., etc.. » Ce qui n'empêcha pas (tant M. E. S.
était injuste!) M. le serrptaiip général de If Société académ
DE L ESPRIT EN FRANCE 59
du département de la Loire-Inférieure d'envoyer à mademoiselle
Mercœur un beau diplôme de membre correspondant! Voilà où
cela vous mène, d'être un poëte de trop bonne heure. Puis, une
fois que vous êtes reçu membre de deux ou trois académies,
qu'arrive-t-il? Il vous faut nécessairement publier votre recueil,
vos mélodies, vos lamentations , vos préludes, vos printemps ! Et
vous voilà bel et bien, et dans toute l'acception du mot, une
femme auteur, toujours moins la mantille et la soi-disant dentelle.
0 mademoiselle Bousigue, qu'avez-vous fait quand votre voix
mélodieuse jetait cette malheureuse enfant dans cette vie de cha-
grins* de déceptions et de douleurs! Au reste, nous avons retrouvé
mademoiselle Gabrielle Bousigue ; elle s'appelle aujourd'hui ma-
dame Thénard; elle est une des premières cantatrices du célèbre
théâtre du Vaudeville sur la place de la Bourse, à Paris.
Tous les dangers ne sont pas là. Le recueil amène avec lui un
autre péril, les lettres defélicitation, les compliments, les louanges.
A peine un livre — de poésie principalement — est-il imprimé,
que soudain l'auteur l'adresse en toute humilité à M. de Chateau-
briand, à M. Victor Hugo, à M. de Lamartine, à deux ou trois
hommes éminents dans la poésie, dans la critique ou dans la
littérature de ce siècle. Sur ces cinq ou six envois, il est tout à
fait impossible que le malheureux débutant ne reçoive pas une
lettre très-loyale et très-sincère, dans laquelle le grand poëte
consulté déclare à son jeune frère en poésie qu'après avoir bien
lu son admirable recueil, il n'a jamais rencontré dans une si jeune
personne (ou dans un si jeune homme) un plus vif, un plus sin-
cère, un plus complet sentiment de la poésie; la lettre part, elle
arrive, on la lit en famille, et, à dater de ce jour, encouragé plus
qu'il ne faudrait par cette attestation authentique, le triste auteur
se reconnaît à lui-même un grand génie. En effet, c'est M. de
Chateaubriand lui-même qui l'a dit, c'est M. de Lamartine qui l'a
écrit de sa plus belle écriture. « Or, ne sont-ils pas 1rs juges
suprêmes? Est-il possible de se connaître en poésie mieux qu'ils
60 CRITIQUE
ne s'y connaissent ? Quant à tromper une pauvre enfant crédule et
confiante qui s'adresse à leur conscience et à leur probité litté-
raire, ces hommes illustres voudraient-ils y consentir-' Non, non,
M. de Chateaubriand me l'a dit de sa bouche, M. de Lamartine me
Ta écrit de sa main, rien n'est plus vrai, j'ai du génie! Je ne me
suis pas trompé de route; persévérons! i On persévère, on rime dp
plus belle. Bientôt on se trouve à l'étroit dans sa petite ville. On
étouffe. On manque d air et d'espace, pour nie servir de la phrase
consacrée. Notez bien qu'il y a toujours, dans la ville en question,
quelque vieil avocat sans cause, grand faiseur de vers et de bouts-
rimés , qui est jaloux de votre renommée naissante , qui vous
regarde comme un rival dangereux, et, l'habile homme, pour se
débarrasser de votre gloire qui le gêne , il vous adresse des vers
perfides où il est dit : « Va, jeune aiglon! sur la montagne, à
côté du soleil ! . . . Abandonne ta prosaïque campagne ! etc. » — Sou-
dain l'aiglon, sans argent et sans passe-port, se blottit dans la
rotonde de la diligence à côté de la mère qui l'a couvé. A peine
arrivée à Paris , la pauvre muse se trouble , et s'agite , et s'in-
quiète, et s'étonne. Eh quoi ! pas un ami pour la recevoir! pas une
main ne lui est tendue, pas une maison hospitalière ne lui est
ouverte ! Déjà l'isolement, le froid, la gêne — déjà l'ombre ! Quelles
déceptions cruelles! On est venu pour tout conquérir, on a peine
à trouver une chambre dans une méchante auberge ; et pourtant
ce n'est pas là toute la misère. Abandonnée tout à fait à soi-même,
on ne prendrait conseil que de la nécessité du moment, et la nécess-
sité vous sauverait. Le grand malheur, c'est d'être protégée pendant
une heure par quelque député en vacances , par quelque ministre
oisif. La jeune Élisa Mercœur, elle aussi, eut à subir la protection
banale du député de sa ville natale ; le député présenta la jeune
fille au ministre de l'intérieur, le ministre daigna accorder à la jeune
étrangère de quoi ne pas mourir de faim tout à fait. Ce que voyant,
la belle société parisienne , qui n'est jamais plus heureuse que
lorsqu'on lui fournit, pour rien, une passion nouvelle, se mit à
DE L ESPRIT EX FRANCE Gl
adopter avec fureur cette petite fille qui, d'un air si joyeux, impro-
visait ses plus touchantes élégies. Pas de bonne fête sans made-
moiselle Mercœur , pas un beau salon où elle ne fût invitée , pas
une causerie, voire la plus animée et la plus piquante, qui ne fût
suspendue aussitôt que la petite Élisa disait des vers. Elle cepen-
dant, l'imprudente! elle s' abandonnait corps et âme à cet. enivre-
ment ; elle croyait que cette fête serait éternelle. Pour être la
bienvenue dans ces riches maisons, elle dépensait tout son pauvre
argent à s'acheter des robes de gaze, des rubans, des fleurs! Elle
arrivait à jeun; le prix de son dîner avait passé dans les mains du
coiffeur. — Et dans ce monde qui n'eût jamais songé à lui dire :
« Àvez-vous froid? avez-vous faim? » il lui fallait sourire, être belle,
être heureuse ; chanter de sa plus douce voix ses plus tendres
stances. — Elle avait faim, elle avait froid. — Qui s'en inquiète?
sait-on seulement , dans ces riches hôtels des deux faubourgs, ce
que c'est que le froid, ce que c'est que la faim? Les cruels ! Puis,
quand ils eurent bien joué avec cette muse déjà frappée au cœur,
quand la jeune fille se fut consumée dans ces efforts poétiques de
chaque soir, soudain toutes ces portes ouvertes se fermèrent ; plus
de salons, plus de fêtes, plus d'empressement, plus d'amitiés, plus
rien ; la pauvre Élisa restait plus seule, plus abandonnée, hélas!
et plus pauvre que jamais.
Le plus loyal, sans contredit, de tous les protecteurs d'Élisa
Mercœur, vous le croirez sans peine, ce fut Sa Majesté le roi
Charles X. Bon prince ! il était si heureux quand il pouvait ajouter
un nom nouveau sur la liste de ses pensionnaires! Quelqu'un lui
parla de cette enfant qui avait en elle-même le démon poétique ;
le roi Charles X voulut voir la petite Élisa. Elles furent reçues,
elle et sa mère, dans le cabinet même du roi de France. L'enfant
était tremblante et toute pâle d'émotion. « Pourquoi trembler?
disait le roi. Je ne suis pas un ennemi ! » En même temps , il lui
accordait une pension de douzo cents francs sur sa cassette. Douze
cents francs, la vie était sauve ! douze cents francs du roi Charles X .
♦;-2 CRITIQUE
de cette honnête fortune si royalement dépensée, c'était de la
gloire! Le nom de cette enfant se trouvait inscrit désormais à côté
des plus honnêtes et des plus saintes pauvretés de la France. Mais
voyez le malheur ! huit jours après, le roi Charles X n'était plus le
roi de la France... La pauvre Élisa retomhait dans sa misère de
tous les jours!
Alors elle entra tout à fait dans les déceptions, dans l'abandon,
dans les durs travaux de la vie littéraire. Maintenant, plus de
duchesse de Berry pour vous sourire au passage, plus de roi de
France pour vous inscrire sur les libéralités de sa cassette, plus de
comte de Martignac pour corriger lui-même le manuscrit de vos
tragédies; il faudra bien du temps, juste ciel ! avant que le roi et
les ministres de la révolution de Juillet puissent s'occuper de
l'œuvre des poètes. La société française est en péril, sauvons-la
d'abord, les poëtes chanteront ensuite; à moi les hommes d'État,
les soldats et les travailleurs; les poëtes viendront plus tard. Nous
n'avons pas le loisir de nous perdre dans ces détails, dans ces frivo-
lités cadencées! A ce compte, la vie littéraire fut bien rude dans
les premières années de la révolution de Juillet, surtout, pour cette
enfant qui ne savait plus où rencontrer son bon génie. En déses-
poir de cause, elle s'adressa aux libraires. Le libraire — cet être
féroce quand il ne s'adresse pas à vous le premier — était rare et
rebelle ; la librairie était éperdue tout autant que la poésie et les
belles-lettres. On ne savait à quoi se tenir. — Que faire? que
devenir"? Comment vivre, nous ne disons pas demain, mais com-
ment vivre aujourd'hui'7
Époque malheureuse! On ne croyait plus à rien ni à personne.
— L'art nouveau s'était arrêté éperdu, ébahi, fort étonné de se
voir dépassé par une révolution qu'il n'avait pas faite, par une
révolution politique! Aussi bien, mademoiselle Mercœur s'en allait-
elle frappant à toutes les portes. — Elle demandait du travail;
on lui disait : i II n'y a pas de travail. ■ Les plus bienveillants
lui permettent d'écrire à ses risques et périls, celui-ci — un Cuntc
DE L ESPRIT EN FRANCE 63
brun — celui-là — un Conte rose — cet autre — un conte pour
le Salmigondis. — Elle rentrait dans sa maison pleine d'espoir, et
aussitôt elle se mettait ta l'œuvre ; elle consultait l'histoire ; elle
passait ses journées dans les froides galeries de la Bibliothèque
royale... Pauvre enfant! Mais, quand son Conte brun était
fait, la mode des Contes bruns était passée; quand elle avait
achevé son Conte rose , le public ne voulait plus de Contes roses.
Quant au Salmigondis, le libraire du Salmigondis était mort avec
son livre. Cela ressemble à un conte fait à plaisir; cela pourtant
n'est que de l'histoire : l'histoire des plus beaux rêves, des extases
divines, des espérances infinies — tout un monde de diamants et
d'or qui se brise comme le verre, contre un obstacle ridicule. —
Cet obstacle-là, n'en riez pas, c'est la réalité.
Alors il fallut revenir tout simplement au métier, le métier
sérieux, calme, austère, fidèle, utile. Le métier n'a pas l'éclat de
la poésie ; il ne procède ni par le rêve , ni par la fiction , ni par
les flatteries infinies; mais, au moins, il a toujours un morceau de
pain dans les mains; et, quand vous avez gagné votre pain, il vous
donne ce que vous avez gagné. — Le mélier fit donc pour made-
moiselle Mercœur ce que n'avait pas fait la poésie : il lui donna
l'abri et le pain de chaque jour. Mais ce pain est dur, ce toit est
triste; la réalité est insupportable, après tant de fables brillantes ;
vous avez bu le bord emmiellé de la coupe, le fond n'en paraît que
plus amer. — Peu s'en fallait que cette pauvre désolée n'appelât
à son aide le suicide. — La mort vint naturellement , Dieu
merci !
Que si vous me demandez pourquoi donc ces lamentables sou-
venirs à propos du livre joyeux dont je vous parlais tout à l'heure,
moi-même, je ne saurais vous le dire. Affaire de contraste ! Pour-
quoi, de ces deux poètes, la destinée a-t-elle été si différente? L'une
et l'autre, elles étaient belles également : celle-ci avait d'épais
cheveux noirs, celle-là d'admirables cheveux blonds; l'une pétil-
lante d'esprit, de vivacité, d'éloquence; L'autre bien inspirée,
64 CttITIQUB
tenant la plume d'une main facile toujours, ferme quelquefois. —
L'une et l'autre, elles savaient faire les vers à merveille, elles
n'ignoraient aucun des secrets de la belle et de la bonne prose.
Pourtant voici celle-là qui , après les premiers succès et les en-
couragements d'un roi de France, meurt à vingt-cinq ans, pauvre,
délaissée , accablée sous tous les ennuis de la vie réelle, pendant
que l'autre, brillante, écoutée, — reine — dicte les lois de son
esprit et de son caprice à quiconque la veut lire. Elle règne, elle
vit, elle est maîtresse souveraine, elle se joue avec les difficultés
les plus grandes; elle fait des comédies qu'on ne joue pas et qui
sont plus célèbres même que les comédies jouées vingt fois : l'envie
lui prend d'écrire une tragédie, et, pour jouer sa tragédie, ello
obtient tout de suite l'appui tout-puissant de mademoiselle Rachel
— ce rêve de tous les poètes. — Enfin, pour comble de fortune,
de ses feuilles éparses çà et là, de son esprit le plus abandonné,
des hasards les plus périlleux de son style, voilà qu'on fait un
livre, et ce livre est mêlé aux chefs-d'œuvre des beaux esprits de
tous les temps — livre heureux qui voit le jour entre les tragédies
d'Eschyle et les romans de Nodier, entre les histoires d'Hérodote
et les vers de M. de Musset — à côté des Consolations de Sainte-
Beuve, non loin des Fiancés de Manzoni. Au contraire, la pauvre
fille qui est morte dans tout l'éclat de sa beauté , dans toute la
force de son talent, n'a pas d'autre éditeur que sa mère qui la
pleure, pas d'autres acheteurs que quelques amis venus en aide
à cette humble gloire. On ira pas tort de parler du destin des
livres !
DE L'ESPRIT EN FRANCE 60
III
Petites révolutions. — M. Scribe et la lithographie. — Éloge «le
M. Paul de Koek. — M. de Balzac. — Les jeunes filles et les femmes faites.
— Musard. — Les bals de l'Opéra et la chambre des députés. — Paris vu
par le petit bout de la lorgnette.
Revenons cependant à cette heureuse histoire des petits faits et
des grandes révolutions de cette capitale du inonde, Paris. Si Paris
voulait savoir dans quel frêle petit coin de miroir sa grande figure
peut tenir; si Paris voulait savoir à quels résumés, lui si bruyant
et si fier, peuvent être réduits tous ses bruits et tout son orgueil !
Paris n'aurait qu'à se mettre à lire ce petit livre qui, pour toute
'histoire, renferme l'histoire de ses vieux chapeaux fanés, de ses
vieilles gazes décolorées par la sueur et le soleil, de ses rubans, de
ses dentelles, quelquefois même, mais c'est rare, l'histoire de ses
poëmes, de ses journaux, de ses romans nouveaux. Cette fameuse
capote de satin qui a été la joie et l'étonnement de la révolution la
plus éclatante du mois de septembre 1836, elle a été remplacée
par cette autre révolution que voici : — Des manches tombantes,
arrêtées, en haut, par des bracelets, qu'on a grand tort d'appeler
poignets ; quant aux manches bouffantes en haut et justes, qui le
croirait? elles sont abandonnées; on les laisse aux geôlières de
mélodrames et au tuteur des Folies Amoureuses ! Viennent en-
suite les mouchoirs chargés de riches broderies en relief semées
d'oiseaux, de paons, de perroquets brodés , d'un travail merveil-
leux. Malheureusement, le perroquet n'est pas un oiseau agréable à
qui vent essuyer ses larmes. — Des larmes versées sur la tête d'un
perroquet, fi donc! Ceci nous rappelle un couplet de M. Scribe à
propos de la lithographie :
06 CRITIULE
Grâce à celle nouveauté,
Une sensible beauté
Peut, quand la douleur l'attaque,
S'essuyer les yeux fort bien
Avec le bras d'un Cosaque
Ou la jambe d'un Prussien.
Ne nous parlez donc pas de perroquets sur des mouchoirs de
batiste. Le mouchoir à petits entre-deux, garnis de valencienne,
à la bonne heure; voilà qui est commode; c'est un mouchoir pour
tout faire, un mouchoir à deux fins, bon pour la joie et bon pour
la douleur. Vous riez; le petit entre-deux cache à peine voire
sourire; vous pleurez, la valencienne laisse passer vos larmes qui
traversent ses festons à jour; la larme devient perle... Pour le
reste de ce mois-là, vous n'avez pas d'autre événement que la
conjuration du prince Louis Bonaparte et l'échauffourée de Stras-
bourg. C'en était fait du mois de novembre, sans les mouchoirs
à perroquets et les mouchoirs à entre-deux.
Singulier corps que cet historien! 11 vous parle avec un si grand
sérieux des choses les plus futiles '. Et pourtant, quand arrive
l'accident sérieux, il trouve d'honurables paroles qui ne dépare-
raient pas plus d'un gros livre. La mort de Sa Majesté le roi
Charles X (23 novembre) est racontée avec une émoliou bien
sentie. Ce vieux roi de la vieille France royale et poétique, mort
en roi et en chrétien dans son dernier exil, a dicté à l'auteur de
belles pages. — Ici se relrouve toute l'inspiration du poëte, et, ce
qui vaut mieux, tout le tact delà femme. — Mais pat!... —Voilà
que cette solennité s'en va bien loin pour faire place à réloge
pompeux de 3L Paul de Kock, dont la réputation grandit chaque
jour. A la bonne heure ! M. Paul de Kock, en effet, n'est pas de
ces hommes qui se mouchent du pied; il a le secret d'un certain
naturel, d'une certaine trivialité bourgeoise qui ont bien leur
mérite. Il aime les grisettes, et, certes, il est dans son droit ; il les
fait parler en grisettes, tant mieux pour elles... et tant mieux
DE L ESPRIT EN FRANCE 07
pour lui ; mais est-ce bien là une raison pour tomber sur ce
malheureux M. Janin , qui a -pris en cause, contre M. de Balzac
lui-même, la défense de la jeunesse? Imprudent critique, il a ose
dire que, dans le roman et dans le drame, et surtout dans l'amour
et dans la vie, mieux valait avoir vingt ans que d'avoir trente ans.
Est-ce donc là un si grand crime? — C'est le crime des jeunes
filles, répond l'historien ; « les jeunes filles de ce temps-ci se con-
duisent comme des femmes faites, raison de plus pour que les
femmes faites se conduisent comme les jeunes filles! » Pour peu
que la chose nous fût agréable, ce serait là le sujet d'une disserta-
tion très-approfondie, et même nous chercherions à quelle allusion
s'abandonne notre poëte à propos des femmes de trente ans ; mais
le moyen de le suivre? Il était tout à l'heure entre M. de Balzac
et M. Paul de Kock, entre la femme faite de celui-ci et la tille
égrillarde, jeune et évaporée, de celui-là ; maintenant, le voilà au
beau milieu de la caserne Poissonnière, à voir partir le ballon de
M. Green. — Le soldat de la caserne, voyant à la fenêtre de sa
chambre une belle personne élégante, parée, jolie, s'est écrié dans
son enthousjasme : « Tiens, tiens, une duchesse chez moi! » Et le
brave homme est monté chez lui à se rompre le cou. — Mais la
dame était partie dans le ballon de M. Green, qui l'avait prise en
passant. — Histoire de bien des amours ! Vous voyez à votre fenêtre
un œil noir, un doux sourire, une main blanche et potelée, une
petite tête M. de Paul de Kock, une cousine germaine de M. de
Balzac ; aussitôt vous montez l'escalier quatre à quatre... L'appa-
rition s'est envolée, et vous ne saisissez qu'une douce odeur de
violette, ou une forte odeur de patchouli. — La violette, voilà pour
M. Paul de Kock; le patchouli, voilà pour M. dcBalzac.
Arrivent bientôt les bals masqués, les fêtes, les concerts, les
pianos qui chantent, les voix qui roucoulent, la grippe, tous les
plaisirs de l'hiver. Notre chevalier a tout vu, il est partout, ici et
là-bas ; il sait comment on danse chez le banquier de la Chaussée-
d'Antin, chez le gentilhomme boudeur du faubourg Saint-Germain,
08 CRITIQUE
chez le grand seigneur retiré du faubourg Saint-Honoré; — il
sait même — il a risqué un œil — ce qui se passe chez Musard.
Quoi ! Musard? Oui, Musard ! A telles enseignes, que, cette semaine
(26 janvier 1837), on Ta fait mourir. Mort le triomphateur de
F Opéra ! mort cet illustre génie dont le nom seul faisait bondir la
ville entière! — volcan éteint de l'harmonie dansante! — fleuve
tari des valses allemandes et hongroises! — Heureusement, nous
en sommes quittes pour la peur : Musard n'est pas mort, il vit, il
vivra, il faut qu'il vive. Sans lui, pas de bal possible à l'Opéra!
— Avant Musard, ce qui faisait l'intérêt des bals de l'Opéra,
c'était le mystère ; vous arriviez, on vous disait : h Je te connais! ■
et vous étiez bien intrigué ; mais, aujourd'hui, tout le monde est
célèbre. — On ajoutait : « Tu fais la cour à madame'" ! » et vous
rougissiez jusqu'au blanc des yeux de voir votre intrigue décou-
verte ; vous étiez au supplice de savoir la bonne renommée de la
pauvre femme compromise par cet indiscret domino. Mais, aujour-
d'hui, on n'a pas plus tôt une petite intrigue, qu'on l'affiche au coin
«les rues. N'en parlez pas, la dame parlera pour vous. Soyez dis-
crets l'un et l'autre, et cachez- vous dans votre bonheur : soudain
toutes sortes àe petits courriers de Paris, sans attendre la licence,
ou tout au moins la liberté du bal masqué, mettront à l'index vus
heureuses amours. — Le beau plaisir d'aller dire aux gens tout
bas, à l'oreille, ce que tout le monde a lu, le matin même, imprimé
dans son journal! Tout cela est net, vif et bien dit. et très-vrai.
— Du bal Musard, notre chevalier passe à la chambre des députés,
et, à la vue des hommes nouveaux de la France, il ne peut con-
tenir son ironie et son mépris. Hommes nouveaux dont l'éducation
parlementaire est à faire, non pas qu'ils ne se tiennent d'une façon
assez convenable dans les salons; mais, une fois à la Chambre,
tous ces messieurs deviennent turbulents, inconvenants, orgueil-
leux ; « ils perdent le sentiment de leur dignité, le souvenir de
leur éducation, sitôt qu'ils font partie d'une assemblée régnante
comme représentants du pays! ■ En cela, il me semble que notre
DE L ESPRIT EN FRANCE 69
chroniqueur manque un peu d'indulgence ; il ferait mieux d'envoyer
à MM. les chauves du palais Bourbon un bon pot de pommade du
lion, enveloppé dans un petit exemplaire de la Civilité puérile et
honnête. Arrive alors une assez piquante dissertation sur les
amitiés de George Sand ; s'il faut s'en rapporter ta notre La Bruyère
rose, le dandy, le poëte, l'avocat, le prêtre, ont déteint, chacun a
son tour, sur les œuvres de cet illustre génie. Notre Parisien
explique à sa façon Indiana, Valentine, Sténio, Fiamma ; reste à
savoir ce que George Sand aura pensé de l'explication. Cependant
(15 mars 1837), en dépit de tout l'esprit que nous lui prodiguons,
le monde parisien s'ennuie toujours. Le monde parisien se compose
de deux mondes bien divers : « Le monde des anciennes vertus,
des anciennes croyances, qui révère l'Église, la famille, la royauté; »
et puis le monde flottant, indécis entre toutes les passions, tous
les principes. Dame ! il faudrait citer toute la page ; la page est
jolie, mignonne, pointilleuse. Marivaux n'en a guère écrit de plus
chatoyante ; toujours est-il que ces deux mondes, pour s'amuser
quelque peu, abandonnent les ballets de l'Opéra pour les sermons
de Notre-Dame. — Après le sermon, ce qui a le plus réussi, c'est
la chasse de Chantilly. Un cerf a été relancé, il s'est défendu
contre M. le duc d'Orléans, tout aussi bien qu'il se fût défendu
contre M. le prince de Bourbon lui-même. Il s'est fait tuer par
M. le duc d'Orléans, ce qui a prouvé (ce jour-là, M. le duc d'Or-
léans aura oublié de saluer quelqu'un) que M. le duc d'Orléans n'a
la rue basse que dans un salon. — Cependant, mes belles dames,
dites adieu à messieurs vos chapeaux de velours ; l'heure approche
où le velours ne sera plus de saison, où, tout au plus, le salin
(capotes de satin du mois de septembre, où êtes- vous?) sera toléré.
Aussi ne voyons-nous plus que chapeaux de velours — dans les
rues — dans les voitures — dans les magasins — sur les boule-
vards. — Les femmes sages se hâtenl de mettre à profit non-
seulement le velours, mais les plumes de leur chapeau; c'est un
sauve-qui-peut général.
70 CRITIQUE
Vous écoutez bouche béante et vous me regardez d'un air d'éton-
nement? C'est qu'aussi je vous raconte d'une façon très-lourde et
très- maussade toutes ces petites choses qui ont été très-lestement
et très-vivement racontées. Ceux-là seulement qui aiment la cau-
serie du salon , la causerie du boudoir, le papotage malicieux de
jeunes femmes oisives qui causent entre elles, pendant que quelque
lionne vieille les écoute , leur soufflant de temps à autre une rude
petite malice bien appliquée et quelque trait d'esprit des temps
passés, ceux-là seulement pourront comprendre la grâce, l'art,
l'esprit et la bonne humeur de certains passages de ce livre, dans
lequel véritablement on n'épargne rien, ni personne. Tant pis
pour les plumes, pour les chapeaux de velours et pour MM. les
membres de la chambre des députés ! Tant pis pour celui qui
passe! Ma foi , nous en rions de tout notre cœur; nous sommes
en train de nous moquer, et voilà pourquoi nous avons mis la tête
à la fenêtre; qui donc sera le plus ridicule sera le mieux venu,
nous en ferons bel et bien une victime. D'ailleurs, n'est pas qui
veut l'être, une victime. Nous ne rions pas de tout le monde. En-
core faut-il se distinguer par quelque malencontre. Le printemps
de 1837, par exemple, eh bien, il est tout aussi ridicule que l'a
été l'automne de 1836. Un automne plein de soleil! — Un prin-
temps plein de frimas ! — Un automne en capote de satin ! —
Un printemps en chapeau de velours ! — Surtout, on avait grand
froid dans les galeries du Louvre. Vous demandez pourquoi le
Louvre? Parce que le Louvre est tout rempli de tableaux modernes.
On s'y presse, on s'y pousse, on regarde. On regarde même les
portraits de MM. les épiciers et gardes nationaux; car notre poëte
croit aux épiciers; il croit aux épiciers tout comme M. Quinet
croit aux jésuites. Par exemple, voilà un épicier en gants jaunes
qui s'appuie sur un tombeau. — Un autre épicier a placé son
chapeau et ses gants jaunes sur une chaise de velours d'Utrecht
vert. — Après l'épicier, ce qu'il y a de mieux porté dans les
tableaux du Louvre, c'est le melon. Et ainsi voilà notre rieur
DE L ESPRIT EN FRANCE 71
qui rit à gorge déployée de tous ces bonshommes. Innocente
gaieté, bonne humeur que l'on partage. — Mais pourquoi n'avoir
pas effacé des plaisanteries très-convenables , il y a sept ans ,
contre l'auteur du Journal des Femmes, et qui véritablement ne
sont plus à leur place, aujourd'hui que l'auteur masculin de ce
Journal des Femmes a été flétri en pleine cour d'assises? Certes,
nous voulons bien que Ton rie de nous tous, mais à condition
cependant que vous ne rirez pas en même temps de ces gens-là.
Mars 1839. — Deux bals, les femmes jolies , les robes très-
fraîches, les danseurs trop rares. — Deux sortes de turbans :
turban léger en dentelle, en gaze, en tulle; turban lourd en étoffe
d'or. De ces deux turbans, quel est le plus merveilleux ? L'auteur
nous laisse dans le doute. — Au bal de la salle Ventadour, ce
n'étaient que plumes de toutes couleurs ; — plumes bleues, rouges,
noires; plumes de paon, plumes de coq, souliers jaunes, souliers
chocolat bordés de rouge, sans compter toutes sortes de coquillages
inattendus ! — M. de la Rochefoucauld publie ses Mémoires; —
grandes terreurs de gens que M. de la Rochefoucauld ne connaît
même pas. « Rassurez-vous, violettes révoltées! » s'écrie l'histo-
rien. Violettes révoltées me paraît neuf et piquant.
IV
Les neiges d'anlan. — Embarras des commentateurs de l'avenir. —
.Misères et paradoxes. — Encore les capotes de salin ! — Le Livre du
Peuple et les pantoufles de M. Dubois. — Comment on prononce les
vers au Théâtre-Français.
Je ne sais pas si à ces sortes de lectures vous vous trouvez aussi
attentifs que je le suis moi-même; mais, à vrai dire, l'histoire des
années qui ne sont plus, écrite avec ce grand sans-gêne d'une
personne qui a beaucoup de verve, d'esprit et d'indifférence pour
7:2 CRITIQUE
foutes choses, me produit l'effet d'un vieux bouquet délaissé sur
une console, d'une lettre d'amour oubliée au fond d'une cassette.
— Vieux parfum qui conserve quelque chose de son premier par-
fum, amour passé qui a été de l'amour cependant, songes évanouis
dont on se souvient, parce qu'ils ont été rêvés avec joie. — Eh
quoi! tous ces riens, tous ces vestiges, tous ces débris, c'était là
mon amour? Eh quoi ! toutes ces folies, ces vanités, ces crêpas,
ces gazes, ces chapeaux, ces bals masqués dont le masque est levé,
ces grands hommes éteints , ces petites phrases en lambeaux —
c'est là notre histoire? — Oui, certes, c'a été de l'histoire, ce
sera de l'histoire ! Un jour viendra, bientôt, dans quelques siècles,
où ce petit livre futile, justement pour sa futilité même, sera
gravement consulté, annoté, commenté par les Monteils à venir!
Ainsi le Monteil, l'Augustin Thierry, le Ducange de ce temps-là
fermera sa porte de bonne heure; il allumera son feu et sa lampe,
et, après avoir placé ses lunettes sur son nez aspirant à la tombe, il
se mettra à épeler ces futiles épigrammes ; il cherchera un sens —
bien plus, il trouvera un sens à ces vieilleries tombées sans façons.
non pas sans grâce, d'une lèvre brillante et moqueuse. Grand Dieu !
quand je pense aux commentaires, notes, notices, traductions,
explications, dont les épigrammes de Martial ont été le sujet
depuis seulement dix-huit cents ans, je ne puis m'empêcher de
frémir en songeant à quels commentaires ingénieux seront exposées
les pages du Courrier de Paris! Que de peines, que de sueurs, que
de veilles pour en comprendre le sens caché ! Par exemple, quel
était, il y a mille années, ce M. Gluch. ce M. Black, ce M. Blick.
ce M. Schirler, et autres voleurs, chez qui les plus nobles dames
du faubourg Saint-Germain n'avaient pas honte d'aller danser? I!
y a là aussi une énigme : « L'auteur responsable de la préface de
Barnave est du voyage de Fontainebleau ! i> Ne dirait-on pas que
ce malheureux responsable a été invité par le roi et par la reine,
et qu'il est monté dans les carrosses de la cour? Commenta-
teurs, que je vous plains! Et voilà pourquoi j^ commence à com-
DE L ESPRIT EN FRANCE 73
prendre que tout l'esprit jeté dans la rue n'est pas toujours bon k
ramasser.
L'entrée de madame la duchesse d'Orléans dans la ville de Paris
est racontée avec grâce et bonne humeur ; c'est un petit tableau de
genre qui ne manque ni de gaieté ni de saillie.— Le premier qui
passe au milieu de tout ce peuple qui attend , c'est un postillon
couvert de poussière, puis un chien caniche au grand galop, puis
un chien carlin éperdu et fort malheureux d'entendre toute cette
foule ricaner à son sujet ! Le chapeau de la princesse Hélène était
en paille de riz blanche avec un grand saule de marabout ; sa robe
était une très-élégante redingote doublée de rose. — Mais les robes
de sa suite étaient fanées; les autres chapeaux (sauf le chapeau
de la reine, capote bleue ravissante! étaient trop vieux; les voi-
tures étaient laides et trop chargées. — Le portrait de la jeune
princesse est un très-joli portrait au pastel : « Jolie figure de
capote, jolie taille de mantelet, joli pied de brodequins, jolie main
pour un gant bien fait! » La pointe paraît toujours! Pourtant
quelle différence, en si peu de temps, entre cette miniature toute
gracieuse et l'austère portrait de cette grande dame qui porte le
deuil de son mari avec tant d'énergie, de tristesse, de calme et de
sainte austérité !
N'oubliez pas ce petit récit qui est plein de grâce et bien conté :
« Quelqu'un parlait, l'autre jour, de l'amour sincère de la prin-
cesse Hélène pour la France , de la connaissance- parfaite qu'elle
avait déjà de notre pays. « Ce n'est pas étonnant, » répondit un
légitimiste « elle a passé un mois à Carlsbad avec madame la
» Dauphine ! » Qu'elle est généreuse, cette femme qui n'a trouvé
chez nous que des douleurs, que nous avons trois fois exilée, et
près de qui on apprend si vite à aimer la France ! »
12 juillet. — On siffle h l'Opéra. — Simon le danseur vient
d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur. « Pourquoi donc,
puisqu'il est chevalier de la Légion d'honneur, M. Simon reste-t-il
un danseur.' » Ainsi parle le Courrier de Paris. Et, en preuve, il
74 CRITIQUE
vous raconte l'histoire d'un serrurier qui, pour avoir dîné à la
table du roi, ne veut plus dîner à la cuisine, chez ses pratiques :
il aime mieux manger son pain sec à sa propre table. — Le Cirque-
Olympique est un théâtre insipide : des danseurs de corde dans
des paniers, des chevaux qui ronflent, des loueuses de petits bancs
qui vous poursuivent avec leurs petits bancs. A Tortoni, on prend
des glaces sans sucre. — Aux Tuileries, les enfants vous barrent
le chemin avec leurs cerceaux. Sur les boulevards, des Turcs en
blouse vous infectent de leurs parfums. — Voilà un mauvais jour,
voilà une mauvaise lune ! — Et les tonneaux devant la porte des
marchands de vin, et les portières qui arrosent le seuil des maisons,
et remballeur qui encombre le trottoir, et la chaise du coin de la
rue, et la marchande de cure-dents qui porte le deuil depuis cinq
ans, et le bœuf suspendu à l'étal du boucher, et les mousselines à
29 sous, les fichus à 22 sous, les calicots, les gazes, les bande-
roles; — et les chevaux de remise qui toussent (ceux de Franconi
ronflent) ; commencement de cheval qui traîne un commencement
de voiture ; — et les marchands de fruits, les marchands de por-
celaine. — Sans compter les tapis que l'on secoue par les fenêtres,
côtes de melon, écailles d'huîtres, salade méprisée... Ce sont là
des malheurs !
Quelquefois l'auteur humoristique (ce doit être un mot français)
se met à inventer d'assez bons paradoxes. « La liberté française,
c'est un (jros homme en tilbury. — En Fiance, rien ne change ; ce
qui change moins que tout le reste, c'est la mode. Les manches à
gigot, par exemple, on en porte depuis quinze ans! Voilà quarante
ans que l'on porte des cravates de mousseline empesée. — Les
Turcs, les Turcs eux-mêmes ont quitté les turbans : les Français
ne quitteront jamais le chapeau rond. » Tout cela est un peu long,
ce me semble. — Le chemin de fer de Saint-Germain tient à peine
une page; le nouvel éclairage du boulevard, à peine une ligne.
— Mais qu'une troupe de singes vienne à passer dans la rue, gra-
vement assis à cheval sur un chien, vous allez savoir tout au long
DE L'ESPRIT EX FRANCE 7o
comment. ces messieurs sont vêtus. Celui-ci porte l'uniforme et
l'épée au côté, celui-là est en robe rouge, cet autre en veste de
chasse ; le moins fortuné en habit de propriétaire. — Que la pluie
vienne à tomber (1er septembre, ce n'est plus le septembre de 1836,
avec son chapeau de satin!), notre petit être nerveux et frileux va
maudire la pluie de toutes ses forces. Ces petits accidents de la
pluie, du vent et du soleil, ces petites misères parisiennes, un cor
qui chante, une harpe qui glapit, un piano qui gémit, une tache
de boue sur un bas bien tiré, en veilà assez pour jeter cet être
nerveux dans une mélancolie profonde. Ce matin, n'a-t-il pas vu
— ô ciel ! — une femme courageuse, qui, pour franchir un ruis-
seau, osait montrer qu'elle portait une jupe verte sous une robe
bleue! Il me semble que je vois d'ici les Saumaises futurs s'escri-
mer à comprendre où était donc le grand crime — au xix° siècle
français! — de porter, un jour de pluie, une robe verte sous
une robe bleue ? — Et puis une grande colère contre un confrère
qui aura fait quelques toutes petites phrases à propos du chemin
de fer ! « Dis-moi plutôt quel e^st l'inventeur de la vapeur? dit-il
au confrère! — Hélas! répond le confrère, je n'en sais rien. »
M. Delécluse est convaincu que c'est Léonard de Vinci ! Mais, sans
attendre l'excuse du pauvre diable , on vous le traite comme s'il
eût porté un gilet rouge sur un habit vert galonné d'argent. Oh!
l'urbanité! comme cela serait facile d'en montrer quelque peu
quand on en a beaucoup, et comme oi^doit être fâché de ne pas
en avoir, et pour des gens qui en ont tant pour vous !
Alors arrive l'automne, car c'est un des inconvénients de tout
almanach. — A chaque saison nouvelle, l'almanach vous expli-
que : Ceci est le printemps — ceci est l'été — ceci est l'automne,
— ceci est l'hiver ; — vous entrez dans le signe du Scorpion, des
Gémeaux, de la Vierge, de la Balance; la Balance! un signe sous
lequel on ne loge guère. — Mais voici bien une autre misère : le
bitume inonde le boulevard ! — Avec le bitume arrivent les vers
de M. Jules de Rességuierî les Prismes poétiques; — le Voyage
76 CBITIQUE
de Sar daigne, de M. Valéry; — l'Honnête Homme, de M. Henri
Berthoud ; — et enfin une seconde fois apparaissent les capotes de
satin. « Les capotes de satin ont déjà vu le jour! » Déjà! c'est tou-
jours la même histoire ; notre censeur, à aucun prix et sous aucun
prétexte, ne peut tolérer de robe de satin au mois de septembre,
— Dans les cheveux, vous avez pour fleurs des grappes de raisin,
et Ton nous disait tout à l'heure que la mode ne changeait pas !
13 septembre. — Mort de la reine Hortense ! et, cette fois encore,
nous faisons trêve — avec une grâce de bon goût — aux quolibets
de chaque jour. Vous savez que Jacqueline a été malade? Qui,
Jacqueline? Une petite brune fort piquante du Jardin des Plantes.
— Les uns disent que c'est un vieux singe, les autres prétendent
que c'est une vieille fille qui veut être logée et nourrie gratis dans
le Jardin du Roi. — Liszt est à Milan. — Horace Vernet a dîné à
Trianon. — L'Odéon ouvre de nouveau ; mais il ouvre un vendredi.
— Mademoiselle Mars est une femme étonnante! — On en dit
autant de mademoiselle Anaïs. — Une femme très-élégante achèie
ses pantoufles chez Dubois, rue q> Castiglione. — On parle tout
bas d'un livre de M. de Lamennais : le Livre du peuple. Le Livre
du Peuple et les pantoufles de M. Dubois !
Voici comment on prononce les vers au Théâtre-Français :
Madame Paradol : Ou êtes de au ieux (vous êtes de faux dieu>. :
mademoiselle Noblet : Tché... mu-juha (chez moi); puis un^
autre : Ah! banban, je suis bien bandeureuse ! Mais voilà bien
assez de méchancetés et d'assez bonnes méchancetés, pour l'an de
grâce 1837.
DE L ESPRIT EN FRANCE 77
La chronique en villégiature. — Le bric-à-brac et la politique. — Les
types exceptionnels. — Le courrier de Strasbourg. — L'émeute et le
faubourg Saint-Germain — Le salon. — Anciennes modes et modes nou-
velles. — [/oiseau de paradis considéré comme symbole. — Aux pro-
digues d'esprit.
Ici, nous avons une interruption de près d'une année. Ce que la
ville a aimé, ce qu'elle a détesté, ce qu'elle a entrepris, nous ne
saurions le dire, il y a lacune dans notre livre sibyllin. Nous avons
perdu le fil d'or et de soie qui nous guidait dans ce labyrinthe, le
gaz qui nous éclairait, l'asphalte sur lequel nous marchions. Qui
de nous, pris à l'improviste, pourrait dire une seule des journées
de cette année 1838, dont notre historien ne nous a pas fait
l'histoire? Ce qui prouve bien la nécessité et l'utilité de cette
chronique! Cependant, consolez-vous, notre historien nous avait
quittés en décembre, il nous revient au mois de décembre au bout
d'une année, jour pour jour, et, ma foi! qu'il soit le bienvenu. Il
a de charmants caprices, il a de bonnes colères ; il a des méchan-
cetés adorables; vous a-t-il fait quelque petit mal, soudain il
l'oublie et il vous tend la main : de quel droit lui en vouloir9
Faisons-lui fête. Il se trouve si malheureux à Paris, qui est plus
que jamais la ville de boue et de fumée ! II regrette si fort ses
longues avenues de vieux chênes, les renards, les loups, les san-
gliers, les mouettes, les hérons, les sarcelles et le torrent qui bondit
au milieu du bruit et de l'écume; voilà une belle chose : ravin,
bruyères, cascades, tourelles, vieux pont ! Sur le pont, vous pouvez
voir une jeune et jolie femme qui passe, sans avoir peur des ser-
pents. « Elle porte un mantelet noir garni de dentelle, un chapeau
de paille de riz orné de fleurs à la mode, une robe rose garnie de
7
78 CRITIQUE
hauts falbalas! » Telles sont les fleurs de ce désert sauvage, de
cette solitude profonde. — Paris a pour se consoler Spiridion,
Arthur, Dom Sébastien et Ruy Blas, qui traversent le torrent de
la renommée sur le pont chancelant qui unit le bruit au silence,
le jour aux ténèbres. — Entendez-vous ce murmure poétique du
côté de l'.^bbaye-aux-Bois"? C'est M. de Chateaubriand qui lit à ses
amis quelques pages de ses Mémoires. — Savez-vous ce que c'est
qu'un jaunting-car? C'est une table posée en travers sur quatre
roues et traînée par un cheval. — Il faut l'avouer , depuis tantôt
deux années, la parure des femmes est devenue splendide. Où sont,
je vous prie, les bonnets à rubans? Je ne vois plus que fleurs,
plumes, bijoux, diamants, satin, velours, ferronnières ; les femmes
de Paris s'habillent à cette heure presque aussi bien que les
grandes coquettes de Bourganeuf. Chapeaux à la Marie Stuart, à
la Henri IV ; coiffures à la Mancini, à la Fontange ; bonnets à lu
Charlotte Corday , turbans à la juive, nous voilà bien loin de la
vieille avenue de marronniers ou de vieux chênes. Parlez-moi du
satin groseille, et du pékin bleu, et de la batiste d'ananas î figurez-
vous de l'eau tissue. — Le nommé Daguerre vient d'inventer son
admirable instrument réservé à d'illustres destinées et qui fait
des progrès chaque jour. — Paris est plein, non pas de singes,
mais de dandys anglais : — « Habit bleu flottant, col très-
empesé, dépassant les oreilles, pantalon de lycéen, gilet à la maré-
chal Soult, manteau Victoria, cheveux en vergette, etc. » —
L'antiquaire (toujours dans mille ans d'ici) lira avec joie tous les
détails de l'ameublement du Cercle des Deux Mondes; c'est peut-
être le meilleur chapitre du recueil, c'en est du moins le plus
curieux. La folie de l'ameublement est racontée avec un tact tout
féminin. C'est avec toutes sortes de petits détails de ce genre que
M. Alexis Monteil a composé ses huit gros tomes de l'Histoire des
Français des divers états. Donc, ce sont là des pages à conserver
comme on conserve avec soin les vieilles médailles. — Malheu-
reusement, à ces pages d'une si aimable bonne humeur se m^le
DE L'ESPRIT EN FRANCE 79
trop souvent la politique. M. Tliiers y tient sa place à côté de
M. Guizot, M. Odilon Barrot à côté de M. de Lamartine. Les élec-
tions, la chambre des députés, les journaux, les travailleurs et les
agitateurs, prennent cette fois la place des malheureux comédiens,
des malheureux romanciers, des infortunés poètes dramatiques,
des journalistes surtout, et ils sont traités de Turc à More. Au
reste, il ne faut pas leur en vouloir si les hommes politiques sont
inoins amusants que les hommes littéraires, et encore ces derniers
n'intéressent guère le public. C'est une grande faute pour les mal-
heureux qui vivent de leur esprit de se figurer que le monde est
attentif à leurs moindres paroles, à leurs moindres actions. Le
monde s'en soucie comme de ça. Une très-belle et très-admirable
comédie, la Métromanie, n'a pas réussi, et n'a jamais pu réussir,
justement parce qu'il s'agit, dans cette comédie, de ces êtres à part
— de ces exceptions — qu'on appelle des écrivains et des poètes.
Au contraire, parlez au public d'un huissier priseur ou d'un com-
missaire de police ; parlez tout simplement de l'ours Martin ou de
Jacqueline : soudain le public va vous prêter tout son intérêt, toute
son attention. Qu'importe M. Guizot, ou M. Thiers? Ce n'est pas
là la question. M. Mole, M. Berryer ; ça n'amuse guère. — On
aime mieux l'histoire de Toinette. — Toinette était la femme du
courrier de Strasbourg — à Strasbourg ; — Caroline était la femme
du courrier de Strasbourg — à Paris. — Le courrier de Stras-
bourg avait une autre femme nommée Caroline. — Marié à deux
femmes, avec deux ménages et des enfants des deux femmes, le
bonheur de cet homme ne se démentit que le jour même de sa
mort. La roue de la malle lui passa sur le corps, et alors ses deux
femmes, Toinette et Caroline, se rencontrèrent — unies et dévouées
- pour fermer les yeux de ce mari qu'elles avaient tant aimé.
Ces sortes d'historiettes se rencontrent trop rarement dans les
annales dont nous parlons. La politique obstinée s'y montre à
chaque instant. Noire Martial en jupon rit aux éclats, même au
liez de rémeute. « Vous vous révoltez contre nous qui sommes
80 CRITIQUE
en carrosse, dit-elle à rémeute; nous irons à pied, mais que vont
devenir les fabricants de carrosses? Tu ne veux plus nous laisser
porter de dentelles, les dentelles seront supprimées par celles qui
les portent; tant pis pour celles qui les font ! Nous n'aurons plus
de diamants ni de bijoux ; en ce cas, malheur aux bijoutiers! »
Puis elle ajoute : « Plus de bijoux, partant plus de miroirs! » A quoi
l'émeute pourrait répondre : « Halte-là ! je comprends bien, mes
belles dames, que vous alliez à pied et que vous vous passiez de
dentelles ; mais vous passer du miroir qui reflète votre beauté,
nous vous en délions, vous seriez plus punies que nous ! ■ Et, cette
fois, Témeute aurait raison. Mais que rémeute se rassure; la
menace n'était pas sérieusement faite. En effet, tournez la page;
de quoi est-il question"? Des laquais qui encombrent l'antichambre
— laquais poudrés dans l'antichambre — et, dans le salon, une
femme qui cache ses blonds cheveux sous un superbe bonnet de
dentelles : la robe de cette femme est de gros de Naples façonné,
garnie d'une ruche découpée (ruche-chicorée) ; ses bas à jour sont
d'une finesse merveilleuse ; ses souliers sont irréprochables, il
sont signés : Groos ou Muller; les manchettes de valencienne
sont d'une coquetterie irrésistible. — Le croiriez -vous ? ces
femmes sont éblouissantes de bijoux; de diamants; diadèmes,
couronnes, fleurs et rubis, agrafes en émeraudes, des opales, des
turquoises, des perles de toute beauté !
Cependant, même dans ces riches salons si bien habités, on est
encore quelque peu inquiet de l'émeute. — On se demande : « Pour
quel jour la nouvelle révolution? Dressera-t-on les échafauds? Ou
bien peut-être que l'on se contentera de pillage!... Et l'on
se parle de toutes ces choses horribles à demi couché sur des
canapés de lampas, entouré de fleurs, à la clarté des bougies qui
brûlent dans des lustres d'or ; et les femmes qui prévoient de si
grandes catastrophes ont de belles robes toutes garnies de point
d'Angleterre, et font les plus jolies mines du monde en disant ces
mots affreux! » — Peut-être (je n'en sais rien pour ma part) que
DE L'ESPRIT EN FRANCE 81
la peinture est vraie; mais avouez que, si elle est vraie, l'émeute
n'a pas si grand tort de gronder, et qu'une révolution, quelle
qu'elle soit, est un peu en droit d'être impitoyable quand elle se
voit ainsi méprisée! A propos de peinture, notre censeur s'en va
au salon de 1839, et il est aussi sévère pour 1839 qu'il l'a été
pour 1837. Cette fois encore, il a vu beaucoup de melons, et, avec
ces melons, des pommes, une noisette qui fait des mines à un
écureuil, puis des petits cochons d'Inde amoureux d'une carotte.
Un animal encore plus maltraité que le cochon d'Inde, c'est .le
journaliste. Notre railleur est sans pitié pour ces pauvres diables
qu'il appelle les rois du monde ; — des rois qui se traitent entre
eux à peu près comme les cochons d'Inde traitent la carotte,
comme l'écureuil traite la noisette. — Du reste, rien de plus
nouveau (3 mai 1839), sinon que les coiffures sont très-basses,
les fleurs sont très-penchées, les plumes sont pendantes, les boucles
sont tombantes , les manches sont flottantes ; l'empois et V apprêt
sont aujourd'hui des mots inconnus. — Ajoutez que : les carafes
ont été remplacées par les cruches de nos grands-pères; les plais
ronds sont carrés , les cabriolets à quatre roues ont remplacé les
grandes berlines. — Écoutez ! c'est l'émeute qui, cette fois, ne se
contente pas de gronder : elle tue les soldats dans la rue ! Tout ce
passage est rempli d'une honnête et. vive indignation. — Ainsi va
le monde. Huit jours après, il n'est plus question que du bal de
l'ambassadeur d'Angleterre, au milieu de mille à douze cents
convives, car M. l'ambassadeur célèbre la fête de la Rose, ou, si
vous aimez mieux , la fête de la reine : — rose blanche et rose
l'.HHje à la fois. — Le sable des allées disparaissait sous les toiles.
— Dans ce bal éclatent et brillent de mille feux la jeune princesse
Doria et le Doria, le diamant de l'antique famille génoise. — Le
lendemain (dans un salon moins resplendissant), vous n'avez plus
•|iie le froufrou de la toilette ; les garnitures historiées (la chicorée
n'est pas une historiée), les pouffes, les coiffures mirobolantes, les
chapeaux à la Polichinelle, les rubans à trois étages. — Eh bien ,
8:2 CRITIQUE
vive le froufrou! Les pompons et les ruches annoncent une
bonne femme; plus d'un oiseau de paradis, radieusement porlé,
vous indique à coup sûr une bonne mère de famille, honnête,
pauvre et bien malheureuse d'être forcée de se montrer dans ce
beau monde... Vous me croirez sans peine, ces petites échappées
dans l'univers bourgeois, ces instants trop courts de bienveillance
et de bonté féminine , ce style liséré en pompons et en noisettes,
me couvient mieux que le style or, perles, diamants, fleurs et
cheveux flottants.
Maintenant, de tout ceci, que conclure? — La conclusion, je
vais la tourner contre nous tous, les frivoles, les oisifs, les diseurs
de riens, — les grands écrivains dont rien ne reste, pas un mot,
pas une phrase, — tout au plus quelques bons sentiments, quand
nous sommes assez heureux pour en trouver dans notre cœur.
Sans nul doute, tout ce côté de l'histoire contemporaine, le côté
futile, la description des mouchoirs brodés, des robes de soie, des
collerettes et des bouquets de madame Prévost, est triste, sinon à
lire, du moins à relire. Autant vaudrait acheter l'almanach de l'an
passé, autant vaudrait porter de nouveau l'habit qu'on a mis il y
a dix ans. De quel droit, cependant, irions-nous affliger à ce
propos une si aimable femme d'un rare esprit, parce qu'elle aura
jeté çà et là son esprit un peu au hasard, comme c'est la vocation
de ces beaux diseurs de salon qui représentent la grâce, la causerie
et Tépigramme de chaque soir? Non, ce n'est pas là notre sujet
de tristesse et de gronderie. Ce qui nous rend triste en présence
de ces petits livres dont la vivacité primitive s'est quelque peu
effacée à passer ainsi à travers le journal, c'est de nous dire : —
Change le nom de ces deux pages vieillies si vite, et, malheureux !
voilà l'histoire de tous tes livres! La destinée de ces recueils de
bons mots, de saillies, d'épigrammes. de petites cruautés, c'est
sûrement la destinée des plus belles choses que tu as pu écrira
que tu as écrites avec tant d'amour et d'illusions paternelles! Mai.-
toi, — un homme nourri par les fortes études, — quelle excuse
DE L ESPRIT EN FRANCE 83
avais-tu pour te faire léger à perdre haleine? Quelles étaient tes
prétentions dans cette arène glissante de l'épigramrne et du bon
mot, toi, lourdaud, sûr de rester en chemin, pendant que la belle
Alalante franchit d'un bond tout l'espace que tu parcours avec
tant de peine et de sueurs ? Tes belles périodes ! tes livres ! tes cri-
tiques! tes louanges! tes colères! la belle œuvre, et que tu dois
en être fier, quand, tout d'un coup, tu te vois dépassé par une
femme qui jette en se riant l'ironie à pleines mains sur ce grand
art! — art d'une heure, — qui t'a causé tant de veilles et de
travaux ! — Voilà ce qui me fait honte, voilà ce qui m'afflige,
voilà ce qui doit vous attrister, vous tous les prodigues de votre
esprit, de votre observation, de votre bonne humeur ! — De tous
vos efforts, de tout votre long travail, de ces préceptes, de ces
études, de ces compositions ironiques ou furibondes que le journal
emporte dans les franges de sa tunique flottante, que restera-t-il,
je vous prie? — Moins que rien. Pas même ce petit livre dont je
parle, — pas même le souvenir, pas même l'ombre... Un jour, on
présentait à Alexandre le Grand je ne sais quel artiste célèbre qui
savait habilement jeter des pois chiches à travers le trou d'une
aiguille. — En effet, d'une main sûre, l'illustre artiste accomplit
cette tâche importante. Et les courtisans d'Alexandre d'admirer
de toutes leurs forces. — On s'attendait à une grande récom-
pense. « Çà, dit le roi, je veux que l'on donne à cet habile un
boiseau de pois chiches. »
Que fit l'artiste? S'il a été sage, il aura pris en bonne part le
présent d'Alexandre; il aura dîné, comme un philosophe, de ces
pois chiches, et puis, de son aiguille humiliée, il aura raccommodé-
son vieux manteau
.^i r.r,iTl<H"E
DES
PASSIONS DANS LE DKAME MODERNE
PAR H. SAINT-MARC G1RARDIX
Le cours de H. Saint-Marc Gîràrdîn. — Le professeur et son auditoire.
— La vraie popularité. — Les traditions de la Sorbonne. — M. Guizut j
M. Yillemain. — Ce qui fil de M. Saint-Marc Girardin un journaliste, et,
du journaliste, un professeur. — De l'amour au théâtre. — La douleur
physique et la douleur morale. — La passion chez les Grecs. — Invasion
du réalisme dans l'art moderne. — Théorie du suicide. — Le stoïcisme
antique. — Les douleurs de convention. — Le monologue d'Hamlel. —
La saine et vraie poésie. — Werther et les héros du scepticisme.
La préface de ce livre contient à peine une vingtaine de lignes ;
lisez-la cependant ; vous y trouverez je ne sais quelle modération
qui explique tout à la fois le talent et la popularité de l'auteur.
« J'ai cherché, dit M. Saint-Marc Girardin, à montrer comment
les anciens auteurs, et surtout ceux du xvne siècle, exprimaient
les sentiments et les passions les plus naturels au cœur de
l'homme... et comment les passions sont exprimées de nos jours. »
Cela dit, et quoi que vous fassiez, M. Saint-Marc Girardin ne
sortira pas du cercle qu'il s'est tracé ; il sait très-bien que l'his-
toire du théâtre, s'il est vrai qu'elle ait eu un commencement,
n'a de fin possible que la fin des passions humaines; qu'après et
avant Pierre Corneille , il y a tout un monde ; mais c'est trop
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 85
d'espace pour son regard, c'est trop de science pour son étude ; sa
causerie aurait peur d'un horizon si vaste; il laisse à d'autres le
soin d'expliquer par où et comment a commencé la comédie en
France, comment s'est aiguisé notre esprit à lancer le vieux mépris
gaulois , à quelle heure a commencé cette justice souvent bien
injuste dont parle Molière. Encore une fois, il n'en veut pas tant
savoir ; il abandonne à M. l'abbé de La Rue les poètes dramatiques
anglo-normands du xne siècle ; même à nous autres les futiles, il
abandonne et bien volontiers la critique, ou, pour mieux dire, le
sifflet de chaque jour; sifflet d'ivoire, sifflet menteur, sifflet de
corne, plus cruel qu'il n'est utile ; encore une fois, son œuvre n'est
pas là ; il ne fait pas de livres, il ne fait pas de dissertations, pas
de découvertes ; il laisse à qui les veut déchiqueter les facéties de
Gringoire, les exclamations deRutebceuf ; il ne fait pas d'éloquence,
il cause ; il ne discute pas, il raconte; pourvu qu'il parle honnête-
ment des passions honnêtes, ça lui suffit, il est content, il n'en
désire pas davantage, et, si vous lui demandez ce qui lui reviendra
d'être si peu savant, si peu bruyant, d'être honnête, sérieux, calme,
et durant tant d'années, il va vous dire qu'il s'estime le plus heu-
reux des hommes d'avoir pu ramasser tant de belles fleurs à la
bouche du volcan, et qu'il n'échangerait pas ce bonheur contre des
gloires d'une apparence plus brillante et plus difficile. En effet, il
a découvert, au bout de quinze ans de ce zèle, de ce travail assidu,
et de cette sévérité pour lui-même et fiour les autres, « qu'en
parlant ainsi , on ne déplaît pas à la jeunesse , et que la meilleure
manière de se faire applaudir parfois de nos jeunes étudiants, c'est
de s'en faire toujours estimer. »
Vous l'entendez ! « être estimé toujours, être applaudi parfois, »
voilà sa récompense , voilà son triomphe ! Il sait très-bien qu'on
n'est pas applaudi toujours, et même qu'un homme sage, s'il
était applaudi trop souvent , devrait sô demander à lui-même s'il
n'est pas tombé par malheur dans quelque sophisme malsain, dans
un dangereux paradoxe? Être applaudi parfois seulement, voilà
86 CRITIQUE
en effet la gloire que peut ambitionner un honnête et sage esprit
qui se respecte, depuis que les applaudissements, la louange, l'ad-
miration, l'enthousiasme, sont devenus la courante monnaie de
chaque jour de l'année. N'est pas qui veut à l'abri de l'applau-
dissement banal. Pour résister à l'entraînement de la louange,
même la plus vulgaire, il faut une àme plus forte qu'on ne pense,
surtout quand il s'agit d'arrêter ces jeunes mains qui ne deman-
dent qu'à applaudir , d'apaiser ces jeunes enthousiasmes qui ne
demandent qu'à admirer , de calmer ces vives et turbulentes pas-
sions, à l'aide desquelles il est si facile au professeur, dans sa
chaire, d'augmenter sa popularité à l'heure présente. Certes, de
tous ces professeurs de la Sorbonne ou du collège de France,
éloquents, écoutés, applaudis à des titres si divers, celui-là qui
mérite le plus les sympathies des honnêtes gens, c'est le professeur
que son jeune auditoire écoute le mieux, et non pas celui qu'il
applaudit le plus. Être applaudi , la belle affaire ! Rien n'est plus
facile, pour peu que l'homme qui parle préfère à la renommée un
vain bruit qui passe dans l'air. Être applaudi! vous n'avez qu'à le
vouloir, et ces applaudisseurs de vingt ans, non-seulement ils vont
vous applaudir, mais encore ils vont vous porter en triomphe.
Soudain vous verrez quel grand homme vous serez devenu en
vingt-quatre heures! Vous serez Mirabeau ! vous serez l'avenir !
Oui, mais, en réalité, vous serez un grand coupable; vous aurez
abusé de l'innocence turbulente de tous ces jeunes esprits confiés
à votre garde, vous aurez mis l'incendie dans ces jeunes âmes qui
ne demandaient pas mieux que de vous suivre dans les bons sen-
tiers. Et voilà pourtant où cela mène de vouloir être applaudi, non
pas quelquefois, mais souvent, mais toujours !
De ces flatteurs, la trahison est double; leurs lâches complai-
sances compromettent à la fois l'avenir des jeunes gens et la con-
science des professeurs de la même école qui ne veulent pas d'une
popularité payée à si haut prix. 0 misère ! quand toutes les
passions mauvaises de ces enfants qui so croient des hommes, sont
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 87
soulevées par la coupable imprudence du professeur, par les grands
bruits et les grands gestes , et par' les trahisons décevantes des
paradoxes qui tombent du haut d'une chaire publique, quel sera le
maître assez hardi pour oser parler à tous ces révoltés , avec sa
voix , avec son geste, son esprit, son bon sens de tous les jours?
Essayez donc, si vous l'osez, de remettre le mors et la bride à ce
jeune cheval échappé et furieux comme le cheval de Job ! Allez
donc arracher les jeunes gens de ces hauteurs, leur prouver le
danger des fables dont, on les berce, et enfin leur démontrer, vous
seul contre tous, la vanité du seul orgueil légitime de ce monde,
l'orgueil de la jeunesse, cet immense triomphe du jeune homme
qui se dit : « L'avenir est à moi, je n'ai que vingt ans ! » Or, voilà
justement quelle a été l'entreprise de M. Saint -Marc Girardin.
Bien jeune encore, il a imposé silence à toutes les fermentations
de sa propre jeunesse, afin d'avoir le droit de dompter toutes les
autres ; il s'est dit qu'il y aurait un déshonneur véritable à ne pas
tourner au profit de ce qui est juste et vrai la fougue et la pétu-
lance des jeunes esprits confiés à sa garde, et que celui-là ne serait
pas pardonné dans l'avenir, qui exploiterait à son profit cette sur-
abondance de vie dont le professeur dans sa chaire, l'orateur dans
la tribune, ou le tribun dans son journal , peuvent si facilement
abuser au profit de leur gloire personnelle. Il s'est dit que , dans
cette position éminente d'un cours public, il ne flatterait pas même
les passions généreuses de son auditoire ; car, dès qu'il y a passion ,
on ne sait plus où cela s'arrête ; il s'est dit enfin qu'il arriverait
par le sang-froid, par le bon sens, par la probité, par la conscience,
à l'estime d'abord, au respect, et enfin, par l'estime et le respect,
aux seuls applaudissements que puisse accepter un honnête homme
qui aime la gloire sans le bruit qu'elle fait. Philwophia paucis
contenta judicibus .
Au reste, toutes les explications que je vous donne là sont
inutiles. A peine aurez-vous entendu parler le professeur dans sa
chaire, ou tout au moins à peine aurez-vous ouvert son livre, à
88 CRITIMUE
l'instant même vous comprendrez comment, en effet, M. Saint-Marc
Girardin est devenu facilement populaire, même à force de réserve
et de modération. Il a été servi par les circonstances qui devaient
lui être le plus défavorables. Il a pris possession de sa chaire dans
les premiers jours de la révolution de Juillet. Certes, la tentative
éiait pleine de périls et de hasards. Le nouveau professeur de la
Sorbonne arrivait dans cette vaste enceinte que M. Guizot et
M. Villemain avaient remplie, celui-là de sa parole sévère et vigou-
reuse, celui-ci de cette vive et savante éloquence qui se reproduit
ça et là avec une abondance dont on ne peut avoir ridée que lors-
qu'on a assisté à ces tempêtes. — Ardents tous deux , tous deux
poussés par l'instinct que les révolutions imminentes jettent dans
les âmes les mieux faites , ils se contenaient, mais en se faisant
grande violence , dans les plus sévères limites; la colère qui était
en eux se laissait à peine entrevoir dans quelques-uns de ces mo-
ments d'enthousiasme et d'abandon auxquels nul ne résiste , et
ces instants-là étaient pour eux autant de triomphes qu'ils ne re-
fusaient pas toujours. A les entendre parler, à commenter leur
silence, il y avait un intérêt puissant, irrésistible; à chaque
instant, on eût dit qu'ils allaient lever le sombre voile derrière
lequel se cachait le terrible peut-être de la révolutiou de Juillet.
Entraînés l'un et l'autre par la force même, celui-ci de l'histoire
obéissant à sa voix, celui-là par la puissance de l'émotion littéraire
dont il était le maître souvent, mais pas toujours, ils donnaient à
ce jeune auditoire de la Restauration de vives, de lointaines espé-
rances qui ajoutaient un intérêt de plus à la magnificence de ces
leçons. — Mais quelles espérances? — Là était la question ! A cette
question, la révolution de Juillet a répondu ; elle a été la conclusion
du cours d'histoire de M. Guizot, du cours de littérature de
M. Villemain.
Depuis Juillet, leur chaire était restée vacante, et, de cette chaire,
la jeunesse triomphante des écoles se demandait à présent quel
nseignement allait venir? Alors nous vîmes paraître, pour remplacer
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 89
ces émotions regrettées, ces orateurs qui parlaient de si haut, un
jeune homme grave et aimable à la fois, d'une parole aussi correcte
que son style, d'une prudence à toute épreuve, et d'une réserve si
grande, que, si une seule fois il eût cédé à la passion du moment,
s'il eût promis plus qu'il ne pouvait et plus qu'il n'eût voulu tenir,
il serait descendu de sa chaire pour n'y plus remonter.
A trouverM. Saint-Marc Girardin si calme, à l'entendre parler avec-
cette grâce enjouée qui sait rattacher un utile enseignement à tous
les sujets, à voir ce rare esprit, si dégagé, qu'on dirait qu'il touche
au scepticisme, il ne faut pas croire que la colère et l'indignalion
soient trop haut placées pour son âme. Personne, au contraire, plus
que celui-là , personne n'est capable de ressentir une de ces indi-
gnations vigoureuses qui produisent les colères durables. Cet
homme si désireux et si fier d'être rarement applaudi, ce bel esprit
à qui l'idée ne manque jamais, tel que vous le voyez, d'une pa-
tience à toute épreuve, d'une modération incroyable, il est l'en-
fant, non pas d'une révolution , mais d'une émeute. Un jour qu'il
passait devant la porte Saint-Denis, il tomba dans un de ces guefs-
apens que la police de la Restauration tendait parfois à ceux qui
osaient crier : Vive la charte! Ce jour-là, la foule était grande, les
cris nombreux, mais tout était calme. Une charge de gendarmes
tomba sur cette foule innocente, plus d'un fut écrasé sous les pieds
des chevaux. Alors, poussé par une colère généreuse, notre jeune
homme écrit, du jour au lendemain, cette narration véhémente, in-
dignée, des inutiles massacres de la rue Saint-Denis, qui est resiée
et qui restera comme une des plus belles pages du Journal des
Débats. C'était la première fois qu'il écrivait pour le public, c'était
la première fois qu'il entrait dans cette grande mêlée de la poli-
tique ; ce premier coup qu'il a porté fut terrible. Le lendemain, on
se demandait dans toute la ville quelle était la plume de fer qui
écrivait ainsi?
Chose prévue ! sa colère passée , il retrouva dans son âme un
profond ressentiment pour toutes les libertés compromises, un vin-
90 CRITIQUE
lent amour de tout ce qui était la vérité et la justice ; cette colère
d'une heure avait donné à l'opposition un auxiliaire de tous les jours.
Alors il entra dans l'arène, à l'instant même où la bataille était le
plus vivement engagée. Tout d'abord, il porta des coups terribles,
imprévus, dans cette bataille des partis, dont le résultat était si
proche ; rude jouteur s'il en fut, hardi à l'attaque, habile à la ri-
poste, tantôt armé à la légère, tantôt frappant d'estoc et de taille ;
maître par l'ironie, par le dédain, par la colère, maître surtout par
M conviction. Que de vivacité dans ces batailles où il donnait tête
baissée ! quelle nouveauté dans ce style ! que d'esprit bien placé et
qui se mêlait avec bonheur aux meilleures et aux plus sages
raisons ! Sa colère avait fait peur, son ironie fit plus de peur que sa
colère ; ingénieux, railleur, goguenard, éloquent, il prenait tous les
tons avec une facilité sans égale. Et pourtant, déjà en ce temps-là,
on le disait grave : à toute la jeunesse de l'idée et de la phrase il
réunissait toutes les apparences sérieuses. Homme heureux qui
n'a été jeune que du meilleur côté de la jeunesse: Sérieux dans
l'attaque, sérieux dans la défense, sérieux même dans le sourire !
Si bien que, lorsque arriva la révolution de Juillet, il fut tout prêt
pour la nouvelle bataille qui allait s'ouvrir; non plus cette fois
l'attaque, mais la défense ; non plus l'ardeur qui va en avant, mais
la prudence qui résiste; non plus, comme autrefois, la popularité
et la louange de tous les jours, mais les soupçons, les haines. les
calomnies, les vengeances, les flèches empoisonnées tirées de loin
et dans l'ombre. Bien lui en prit d'avoir été un homme sérieux de
bonne heure, de ne pas s'être laissé amollir aux succès des pre-
miers jours ; il fût resté le soldat mercenaire des batailles impies :
au contraire, il a aussi sa place au premier rang, parmi les hommes
courageux qui défendent et qui sauvent la chose publique. Puis
enfin, le drapeau gagné et l'ennemi en fuite, il est revenu à ses
travaux, à ses études , à la paix intérieure; il n'a plus contemplé
que de loin le choc tumultueux des partie
Ceux qui ont suivi le cours de M. Saint-Marr Girardin, ceux-là
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 91
seuls peuvent se rendre compte de cette vive et piquante causerie
d'un esprit qui se connaît et. qui se possède. Avant tout, ce qu'il
recherche , c'est la vérité. Il veut que tout soit vrai , même dans
l'art qui vit le plus de la fiction et du mensonge. Dans le drame,
ce qu'il y a de plus vrai, c'est la passion, et, parmi les passions, la
plus vraie , c'est la plus générale , c'est l'amour. Si vous voulez
être un poëte dramatique , agissez par les passions , tout le reste
appartient aux coups de théâtre ; tout ce qui ne vient pas du cœur,
ce n'est plus de l'art, c'est une contrefaçon grossière. Plus la
passion agit librement et naturellement, plus elle est touchante et
vraie ; elle s'affaiblit aussitôt qu'elle tombe dans ce qui est l'extra-
ordinaire ou la chose curieuse. « A l'exception commencera la
monotonie, et l'exagération , les deux grands vices du drame. La
bizarrerie est, pour ainsi dire, un mauvais geste de l'àme. » Les
caractères étranges et singuliers sont fatigants parce qu'ils sont
uniformes : soyez comme tout le monde, cela vaudra encore mieux
que d'être toujours le même ; l'homme passionné nous plaît et nous
louche, car nous sommes, nous avons été ou nous serons dans cette
passion quelque jour; le maniaque nous fait peur, et, cette peur
une fois passée, nous le renvoyons à l'hôpital des fous.
Ainsi il parle. Il cherche ce qui est simple, réglé, contenu dans
<le justes bornes. 11 ne veut pas de vos cris forcenés, de vos robes
déchirées, de vos chevelures en désordre, d'abord parce que ça n'est
pas beau, et ensuite parce que c'est toujours la même écume,
.l'entre, dit-il, à la fin d'un cinquième acte, et je vois une femme
qui se tord les mains et qui se roule à terre en étouffant ; à quoi en
veut cette femme? pourquoi tous ces excès? Est-ce l'amour, la co-
lère, la douleur? — A tout prix, il veut savoir à quoi s'en tenir
avec les contorsions. Il n'admet pas qu'une femme se tiraille ainsi
les mains , par la raison toute simple que l'émotion dramatique
s'adresse à l'intelligence et non pas aux sens. L'art ne doit parler
qu'à l'esprit; s'il parle aux sens, il se dégrade. Que la tragédie
parle du fond du cœur, c'est un grand art et le plus grand de tous ;
93 CRITIULE
mais faites- vous une tragédie uniquement pour le petit plaisir de
nous montrer des mourants et des morts, alors, et ce sera plus vite
t'ait, menez-nous aux combats de taureaux ou vers l'arène des gla-
diateurs; vous étiez Grecs , vous devenez Espagnols ou Romains ;
vous étiez au théâtre, vous êtes tombés dans le cirque.
Non, vous aurez beau exalter la douleur physique, elle ne rem-
placera jamais la douleur morale. Madame Dubarry demandant
grâce au bourreau pourra remuer les furies de guillotine; elle in-
spire un profond dégoût à ces honnêtes gens qui meurent la tête
haute et la conscience tranquille. Ce qui hurle, ce qui crie et se dé-
mène, c'est la plus laide partie de l'àme et du visage de l'homme,
et avec cette lie de l'àme on ne fait pas un drame. — Mais, direz-
vous, cette Dubarry, qui se roule dans le sang de l'échafaud, cette
iîlle qui meurt comme une fille surprise dans sa joie, if étais-je donc
pas dans mon droit si je l'ai faite ressemblante? — A quoi nous
vous répondrons : Il s'agit, non pas de ressemblance, mais de vérité.
.Nous faisons un drame et non pas un portrait. Le philosophe
Plotin (c'est Bayle qui le raconte, et nous recommandons cette belle
et bonne parole à M. Saint-Marc Girardin), comme un jour ses
disciples voulaient le faire peindre , s'y refusa formellement :
i ?s" est-ce donc pas assez, disait-il. de traîner partout avec nous
cette triste image dans laquelle la nature nous a enfermés, et
croyez-vous qu'il faille encore transmettre aux siècles futurs une
image de cette image, comme un spectacle digne de leur atten-
tion"? i Véritable parole d'un Grec. Les Grecs avaient le laid en
horreur, et, partant, ils avaient en haine le portrait, à ce point qu'il
fallait remporter trois victoires aux jeux olympiques pour avoir
droit à une statue ressemblante. Loi salutaire qui eût singulière-
ment profité au musée de Versailles, si quelqu'un eût été assez
sage pour la remettre en honneur.
Ainsi, même dans la passion, les Grecs conservaient leur visage ;
ou bien, si la douleur devait être trop forte, l'artiste la cachait à
nos yeux, non pas sans doute par impuissance de représenter les
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 93
difformités de la douleur, mais par un double respect pour celui
qui souffre et pour ceux qui le regardent. L'Ayamemnon de
Timanthe a la lace voilée; la Niobé, dans cette immense douleur
d'une mère qui perd tous ses enfants, conserve encore toute sa froide
beauté. Je vivais, je suis devenue pierre; vivebam, sum fada
silex. Bien plus, la poésie grecque aime mieux faire d'un homme
un dieu, que de faire de cet homme un objet de dégoût; de Daphné
poursuivie, elle fait un laurier; la nymphe Écho n'est plus qu'une
vaine plainte qui se cache derrière la montagne. L'art moderne,
tout au rebours, vous montre avec une joie féroce les plaies, le
sang, les cadavres; à l'Opéra même, il vous montre pour toute
réjouissance, au premier acte, une juive qu'on va brûler; au
second acte, un soldat qu'on tue; à l'acte suivant, un roi qu'on
enterre, et, enfin, une réunion d'inquisiteurs qui font égorger
trois malheureux. L'art moderne n'a rien de caché pour personne :
vous êtes aveugle, vous êtes bossu, vous portez une livrée; à la
bonne heure! ou bien, par hasard, vous êtes belle : tant mieux
pour nos yeux, car nous ne verrons plus qu'avec nos yeux. J'es-
time, en effet, que c'est d'une statue moderne qu'il a été dit :
Concupiscentia oculorum .
Et pourtant, dans l'art antique, toute liberté est donnée à la
douleur. Philoctète remplit les bois et les rivages de ses lamenta-
tions; il a tous les sentiments de l'homme, l'amour, la haine, la
colère, les reyrets; seulement, il aura honte de nous inspirer de
la pitié pour son corps, quand, lui-même, il n'est attristé que par
le délire de son âme. Que si vous nous parlez de ces douleurs ter-
ribles, immenses, sans consolation, alors nous vous dirons que,
plutôt que de défigurer une femme qui pleure, vous ferez mieux,
tomme faisait Ovide, de la changer eu fontaine ou en saule pleu-
reur.
Ainsi, à chaque instant, à fout propos, par mille transactions
inattendues, et sans laisser trop deviner quel est son plan, l'habile
professeur ramène son jeune auditoire à tous les vrais principe-
94 GRITIQUE
tout lui est bon, pourvu qu'il y trouve un sujet d'enseignement.
Par exemple, on aura joué, la veille, dans un théâtre perdu, quelque
immense mélodrame enrichi des plus magnifiques décorations, et
nos jeunes gens auront beaucoup admiré la foudre qui tombe, la
mer qui gronde, le souterrain obscur, la forêt qui s'étend tout au
loin; le lendemain, et comme par hasard, M. Saint-Marc Girardin
expliquera à ces jeunes gens comment l'homme ne s'intéresse
qu'à l'homme, comment la mer, toute vivante que Dieu l'a faite,
a besoin de la présence de l'homme ; l'agitation de l'Océan nous
laisse froids, si nous ne découvrons pas tout au moins une barque
de pêcheur dans le lointain. Les anciens le savaient bien quand
ils représentaient ce terrible duel de l'homme contre les éléments.
Pour mieux expliquer la leçon, voilà notre jeune maître qui nous
traduit, à la façon d'un poète, l'admirable tempête de l'Odyssée.
Le vent et la mer font assaut de violence; le vent siffle, la mer
gronde, le rivage tremble; à la bonne heure! Mais, comme un
grand poète qu'il est, le poëte nous raconte avant tout ce qui se
passe dans l'àme d'Ulysse. C'est ce que dit Pascal. Ulysse, englouti
par la tempête, a, sur la tempête, l'avantage de savoir qu'il est
englouti par elle. Et c'est justement parce que cette tempête de
l'Odyssée n'est pas une description, qu'elle est supérieure même
au Quos ego! de l'Enéide. L'auteur de Robinson Crusoé, en homme
habile et qui veut exciter au plus haut degré l'intérêt de son lec-
teur, a copié, non pas la tempête de Virgile, non pas celle d'Ovide,
mais la tempête d'Homère. En tout ceci, c'est la lutte personnelle
d'Ulysse et la lutte de Robinson qui nous intéressent; ce n'est pas
le flot, ce n'est pas le ciel, ce n'est pas le navire brisé, ce n'est
pas la décoration; et, enfin, tous les flots de la mer ne valent pas
un seul battement du cœur humain. C'est ainsi que notre habile
critique revient à sa dissertation de l'autre jour, quand il nous parlait
de la beauté antique, de cette douleur de l'àme qui ne défigure pas
les traits de l'homme. A ce propos, il se rappelle qu'en 1825 il a lu
l'histoire d'un vaisseau delà Compagnie des Indes, placé entre la.
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 95
flamme qui dévore et l'eau qui monte. Elles étaient, sur ce vais-
seau perdu entre l'eau et le feu, sept cents créatures humaines
qui s'abandonnaient aux horribles contorsions du désespoir, quand
soudain deux belles jeunes filles de vingt ans, deux sœurs, por-
tant leurs regards, non pas sur la vague en courroux ou sur la
flamme en délire, mais vers le ciel, qui était serein, se mettent à
dire tout haut les paroles consolantes du saint livre : « Dieu est
notre retraite, notre force et notre secours! — c'est pourquoi nous
ne craindrions pas, quand même les montagnes se renverseraient
dans la mer, — quand les cieux viendraient à se troubler; — car
le Dieu de Jacob nous est une haute retraite! » Eh bien, quelle
plus belle image, quelle preuve plus éloquente? Ces insensés qui
se roulent sur le pont du Kent, ils jouent le drame; ces jeunes
lilles d'une pureté virginale qui appellent à leur aide le Dieu de la
mer et l'espérance, c'est la tragédie antique dans toute sa beauté.
La vraie passion, la grande position, les honnêtes sentiments du
cœur, par l'exemple, par le conseil, par la comparaison, par le
roman, par le poëme, il y arrive toujours.
Sa causerie sur le suicide est plus que toute autre remplie de
ce bon sens qui pourrait faire pardonnera un homme, si la chose
se pardonnait volontiers, l'honneur d'avoir tant d'esprit et si com-
plètement raison. Et, d'abord, le suicide rentre dans les moyens
extraordinaires employés par la tragédie du second ordre. Le sui-
cide est la maladie des raffinés et des philosophes, il n'atteint pus
les simples de cœur et d'esprit. Dans l'antiquité, le suicide était
la grande façon de terminer tous les doutes; le stoïcien se tuait
pour rester libre, l'épicurien pour éviter la douleur; la chose se
faisait dans le plus grand appareil, avec toutes sortes de précau-
tions dignes du théâtre de l'Ambigu-Comique. Caton lui-même,
avant de se tuer, prépare une épée et lit le Phédon ; Werther en-
voie chercher des pistolets et lit une tragédie allemande, Emilia
Galotti. Au milieu de festins, Cléopàtre essayait sur ses esclaves
l'effet du poison, afin de choisir son poison quand l'heure serait
96 CRITIQUE
venue. Le suicide à grand appareil est le pire de tous; Chat-
terton, déclamant contre la société qui ne lui a fait aucun mal,
me fatigue et me déplaît. Tout au rebours, le suicide de Phèdre,
dAjax, de Didon ; ils se tuent sans déclamation, sans emphase,
poussés par la nécessité, brusquement et sans justifier à l'avance
cette fureur nécessaire. On plaint Didon, on plaint Oreste, on a
pitié d'Ajax, un dieu les pousse; mais les suicides modernes, le
suicide philosophique qui procède par A -f- B; les Werther, les
Chatterton, les Escousse, improvisant, huit jours à l'avance, les
vers de leurs funérailles, les philosophes, les déclamateurs qui vous
disent : « Voyez comme je sais bien mourir! » le suicide réduit à
l'état d'une question de philosophie ou de droit naturel : voilà qui
est insupportable; voilà l'émotion qui est toujours la même.
Ainsi arrangé et perdu dans mille coquetteries funèbres, le stoï-
cisme n'est pas dramatique ; il donne à l'âme humaine l'immobilité
de la mort, ou, si du moins il produit un certain effet, c'est un effet
sans importance. Quel intérêt, d'ailleurs, puis-jc porter à cette
statue de marbre, à cette volonté de fer? — Mais, direz-vous, l'acca-
blement ! la tristesse ! l'ennui ! le vague ! l'idéal ! — M. Saint-Marc
Cirardin ne se laisse pas prendre à ces grandes paroles ; il en a qui
sont moins sonores peut-être, mais sans réplique. « Le démon de
la tristesse, dit saint Chrysostome, qui vous tourmentait, Stagyre,
quand vous viviez dans toutes les joies frivoles, on s'en guérit,
une fois qu'on est marié et qu'on a des enfants. » lïathwnia,
l'épuisement, l'accablement, folies que tout cela! II. Saint-Marc
Cirardin n'y croit pas ; en revanche, il croit au travail, au dévoue-
ment, à l'abnégation; il aurait honte de rien céder à ces dérègle-
ments, à cette mollesse de l'âme ; mais iî est tout prêt à aider
ceux qui s'aident eux-mêmes et à leur tendre la main. Le grand
moyen de ne pas succombera la tristesse, c'est de ne pas l'aimer;
«'est de ne pas se complaire dans ces misères chimériques, dans-
ces chagrins enfantins du nuage qui passe, du vent qui souffle,
du chat-huanl qui crie, du chien qui se lamente à la porte du-
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 97
manoir. Il est de l'avis du livre qui dit que la tristesse en a tué
plusieurs et qu'elle n'est bonne à personne : Multos occidit tris-
titia et non est utilitas in illâ. Toutes ces petites maladies des
esprits malsains, il les traite par l'ironie, par le mépris, par le défi.
11 va si loin dans son dédain pour ces douleurs de convention, que
même l'admirable monologue d'Hamlet, ce résumé de toutes les
tristesses d'une âme en peine, je crois bien que le professeur l'ef-
facerait de sa propre autorité, tant il pardonne peu au prince de
Danemark d'avoir mis à la mode ce goût singulier qu'il appelle
le goût de la mort! Au reste, cette préoccupation continuelle des
détails funèbres, ce besoin de contempler des crânes vides et des
squelettes, ce retour du moi vivant sur le moi qui est caché dans
le cercueil, ce n'est pas seulement le crime d'Hamlet, c'est la
passion poétique de l'Angleterre; elle se plaît à cette joie des fos-
soyeurs ; les plus sincères héros de Shakspeare sont poussés par
la même idée affriandée de cimetière et de cercueils. Juliette, avant,
de vider la coupe fatale, parle des vers de la tombe ; elle songe à
ces voûtes sépulcrales, et se demande si par hasard Roméo ne
devait pas venir? Roméo, à son tour, dans la chapelle des Capu-
lets, entre ces tombes, sous la pâle clarté de cette lampe funèbre,
sent en lui-même que sa passion s'exalte jusqu'au délire, à cette
odeur cadavéreuse. « Juliette! c'est là que je veux demeurer avec
les vers qui sont ta compagnie! » Mettez à la place de Roméo un
jeune Grec de Sophocle ou d'Euripide, ou bien quelque amoureux
d'Horace et de Virgile : il aura bien vite quitté ce charnier pour
retrouver, même sur le bûcher, cette femme tant pleurée. Non, ee
n'est pas au cadavre que s'attachera ce jeune homme d'Athènes
ou de Rome, c'est à la beauté de sa maîtresse ; cette idée de ver
et de pourriture n'aura pas le temps de lui venir; car, plus la
jeune fille sera loin de la tombe, plus son beau corps, déposé sur le
gazon, sera couvert de fleurs, ou tout au moins plus la flamme du
bûcher sera brûlante, plus l'urne d'or sera parée, et plus le Roméo
athénien comprendra la beauté qu'il a perdue, plus il sentira re-
98 CRITIQUE
venir ses larmes, son désespoir, son amour. Lorsque Orphée s'en
va chercher Eurydice, il demande d'abord à revoir Eurydice, et,
tout de suite après, il veut retourner à la lumière du jour : Supe-
rasque evadere ad auras! C'est que la vie, dans ce qu'elle a de
beau, d'éclatant, de lumineux, est le véritable fond de la poésie.
Cette couche de cendres et de poussière, sous laquelle Shakspeare
a placé l'émotion dramatique, voyez quels fruits elle a portés!
Elle a fait du suicide un lieu commun; elle a transporté sur la
scène les menaces de la chaire chrétienne, mais les menaces de
l'Évangile moins la consolation d'ici-bas et le pardon de là-haut.
Beau sujet d'élégies et de drames vraiment! Aussi, quand la
Pamèla du poëte anglais, poussée par l'abandon et le malheur,
s'arrête un instant sur cette idée du suicide, son grand désespoir,
c'est de songer que son nom deviendra un sujet de ballades et
d'élégies ; ut déclamât io fias ! comme dit Juvénal.
A la leçon suivante, laissant là Shakspeare, et se plaçant dans
un ordre d'idées encore plus élevé, le professeur, qui a déjà con-
seillé, comme un bon palliatif à ces vapeurs de l'arnour-propre,
les sentiments et les travaux de la vie réelle, indique un remède
admirable : la foi et l'espérance. Ce n'est pas l'Hamlet, ce n'est
pas Shakspeare, c'est le doute, c'est la vanité, c'est l'oisiveté qui
font les suicides. Werther est un enfant du siècle passé ; il est un
sceptique, il appartient au genus ardelionum, à ces ardélions de
la vie intérieure qui agissent beaucoup pour ne rien faire, qui
s'usent eux-mêmes en efforts inutiles. Monsieur rêve, monsieur
doute, monsieur se construit à lui-même de brillants châteaux
dans les Espagnes imaginaires, monsieur ne veut pas gagner sa
vie, il rougirait d'être le secrétaire d'un ambassadeur qui ne serait
pas M. de Talleyrand ou M. le prince de Metternich; bien plus,
monsieur, devenu amoureux de Charlotte, n'a même pas le temps
de s'en faire aimer ; ça lui donnerait trop de soins et trop de peine.
C'est si vite fait de se tuer! Une fois mort, on n'entend plus le
vent de bise, on ne voit plus la neige de l'hiver, on n'a plus sous
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE 99
les yeux de pauvres gens couverts de haillons. Mais, malheureux,
une fois mort aussi, plus de gazon, plus de fleurs, plus de ruis-
seaux limpides, plus ton père à aimer, plus la bénédiction de ta
mère, plus de malheureux à secourir! M. Saint-Marc Girardin ne
cache pas son peu de sympathie pour ce triste héros, et je suis
bien sûr que, ce jour-là, il aura été fort peu applaudi. Avec quelle
froideur, en effet, son jeune auditoire l'aura écouté! Attaquer
Werther! se moquer de l'amant de Charlotte! Et pourtant, malgré
lui, M. Saint-Marc Girardin, quand il en vient à raconter les dé-
tails de ce suicide, il se sent ému ; il a pitié de ce jeune homme;
il est fâché de le voir mourir ainsi ; il voudrait lui pouvoir donner
un bon conseil, le conseil qu'il faut donner à tous les jeunes gens :
Aimez la vie; aimez-la comme un grand bien, comme une fortune
passagère; aimez-la comme le moyen d'être sage, d'être utile,
d'être l'orgueil d'une famille. Aimez-la surtout comme il faut
l'aimer, avec ses labeurs, ses fatigues, ses peines sans nombre;
aimez-la en homme courageux, actif, et tout disposé à l'accom-
plissement des petits devoirs, qui conduit tout droit à l'accomplis-
sement des grands devoirs. « Je voudrais bien aller vous voir,
écrivait Fénelon à un ami, mais je n'en ai pas le temps ; il faut
que je confère avec le chapitre métropolitain pour un pièces, que
j'écrive des lettres, que j'examine un compte. Oh! que la vie
serait laide, dans un détail si épineux, si la volonté de Dieu n'em-
bellissait toutes les occupations qu'il nous donne. »
Donc, si celui-là qui a été le maître du duc de Bourgogne, si
cet enfant adoré d'Homère et de Platon poursuit des procès et exa-
mine des comptes, il nous semble que, tout grand seigneur que
vous êtes, vous ne devez guère être admis à vous plaindre des
petits embarras de la vie!
100 CRITIQUE
sorv ]•: x r k s
1' A H .M. V I I. I. E H A I N
L'âge de seigneurie. — Les mémoires contemporains. — Ahas de
r;iutol>iogr;ipliie. — Réserve à imiter de l'auteur, îles Souvenirs. —
Le comte de Narbonne. — Madame de Staël. — César et Hieéron.
Les Romains, nos maîtres en toutes choses, avaient établi (tant
ils étaient de sages dispensateurs de la vie humaine), entre l'âge
inùr et la vieillesse, un intervalle auguste, qu'ils appelaient l'âge
de seigneurie, et, dans ce véritable âge d'or de leurs grands hommes
de la paix ou de la guerre, ils plaçaient naturellement le conseil,
le souvenir, le résumé, la récompense enfin de ces sages esprits,
de. ces hardis courages , de ces honnêtes consciences , pleines de
grâces, de bienfaits, de justice, de prudence, de charité. Cet âge
de seigneurie était surtout l'âge de l'histoire honnêtement racon-
tée, et des commentaires définitifs, quand l'homme qui parle à ses
contemporains les peut prendre en témoignage de la loyauté et de
la justice de sa parole. Ainsi faite, au moment où la vérité seule
a des charmes pour les honnêtes gens amoureux de bonne renom-
mée , il arrive que l'histoire . par la force même et la grâce du
narrateur, devient une école irrésistible de bonnes mœurs , et le
pins facile des chemins qui conduisent à l'imitation des vrais
exemples. Pourquoi donc F avons-nous aboli, cet âge de seigneurie.
et quelle rage hostile à nous-mêmes nous précipite ainsi, sans
SOUVENIRS DE M. V1LLEMÂ1N 101
ii ii moment de trêve et de répit, de l'âge mûr dans la vieillesse, et
de la vieillesse à la mort?
M. Villemain, et voilà notre première louange, a rétabli à son
profit cet âge heureux qui n'est plus la vie active, et qui n'est pas
le repos. Il est un peu de l'avis du grand Arnauld. « Nous avons
l'éternité pour nous reposer! » disait Arnauld à Nicole! Un sage
plus humain, un philosophe, répondait dans le même sens à un
sien ami qui lui disait : Reposez-vous ! « J'attendrai l'heure où je
n'aurai plus de talent, » répondit l'ami, qui s'appelait Fontenelle.
En effet, celui-là seul a le droit du repos définitif qui n'a plus rien
dans la tête et plus rien dans le cœur.
Ne croyez pas cependant que M. Villemain, en ses jours de sei-
gneurie, et quand il vous parle de ses souvenirs, ait jamais songé
à mettre en scène les glorieux travaux de sa jeunesse, les luttes
éloquentes et les sincères passions de son âge mûr. Il laisse, à qui
n'a plus d'autre ressource, la ressource infime de l'autobiographie,
et la stérile abondance des Mémoires de M. un tel, écrits par lui-
même, si l'on peut dire écrit, un papotage où la fièvre et le typhus
de L'admiration d'un mortel pour sa personne sont poussés jusqu'à
la monomanie! Un homme sage, un homme heureux, un philo-
sophe, un grand écrivain , un maître entouré de tous les respects
de ses disciples, un ministre des belles-lettres françaises, dont il
était l'exemple et la modération, dont il fut la dernière espérance
et le plus sage conseil, si, par hasard, dans un moment d'oisiveté,
il était tenté d'écrire ses mémoires, reviendrait bien vite à la
modestie, à la prudence de toute sa vie. « Et quels mémoires (se
dirait-il) vais-je raconter, s'ils ne sont pas la représentation
fidèle des choses que j'ai vues, des hommes que j'ai connus, des
puissances qui ont pesé sur ma tête innocente, des grandeurs qui
sont tombées à mes pieds? Qui suis-je en fin de compte, et de
quel droit irais-je dire au lecteur le nom de ma nourrice et celui
de mon maître d'école? Je laisse à Jupiter la chèvre Amalthée,
Aristote au fils de Philippe, madame de Warens à Jean-Jacques
102 CRITIQUE
Rousseau. Je ne suis pas un spectacle, et je ne veux pas être un
comédien qui joue un rôle; je suis un homme de lettres, un écrivain,
un philosophe, une créature enfouie et cachée, et je m'estime
assez haut pour n'être pas tenté de dire aux gens comment sont faits
l'habit que je porte et le toit qui m'abrite. Ceux qui m'ont voulu
voir, quand j'étais à l'œuvre, m'ont vu dans ma chaire, à la Sor-
bonne, entouré par les plus intelligents esprits delà jeunesse fran-
çaise; ils m'ont vu, ils m'ont entendu, ils ont emporté avec eux
le son de ma parole et l'accent de ma voix ; qif irais-je faire, à
présent, si je tentais de raconter les grandes journées où je parlais,
à ces âmes attentives, de saint Jean Chrysostome et de Montes-
quieu, de Voltaire et de Bossuet? Ce n'est pas à moi à les rappeler;
c'est à mes disciples, c'est à toutes les âmes vaillantes de notre
siècle à s'en souvenir ! »
Et, véritablement, un homme, quel qu'il soit, a mieux. à faire
qu'à se raconter à soi-même les faits et gestes de sa vie! Ou cet
homme appartient à l'histoire, et alors il est parfaitement assuré
que l'histoire ne fera pas défaut à ses œuvres ; ou bien l'histoire
n'est pas faite pour aller jusqu'à cet homme : aussitôt vous com-
prenez l'ironie et le mépris public qui s'attachent forcément à la
tentative malheureuse de ce pauvre hère qui a tenté de pénétrer,
de son autorité privée, au milieu du sanctuaire réservé aux per-
sonnages historiques. « Otez d'ici tous ces magots! » disait
Louis XIV en parlant de la vulgarité des maîtres hollandais. « Otez
d'ici tous ces magots! * dira la grande histoire, si jamais elle
daigne s'apercevoir que les faiseurs de Mémoires se sont glissés
dans son antichambre ! Otez d'ici la Contemporaine et la Moga-
dor ! Otez d'ici les Mémoires de Constant le valet de chambre et les
Mémoires de Barnum ! Otez d'ici les contemporains qui se hâtent
de comparaître en présence d'un tribunal sur lequel ils sont assis,
à côté de leurs familiers, qu'ils ont déguisés sous la robe du ma-
gistrat. Otez d'ici les abominables Mémoires des lâches contem-
porains qui, pour mourir en paix, et pour que lpur tombe même
SOUVENIRS DE M. VILLEMAIN 103
soit à l'abri des réclamations de ceux qui leur survivent, mais
sans renoncer à la lâcheté des faiseurs de trahisons et des artisans
de mensonge, ont laissé après eux le récit de leur vie, avec cette
clause impie, que ces pamphlets à' outre-tombe ne verraient le
jour que cinquante ans après la mort du personnage qui les écri-
vit ! « J'entends, vous voulez réunir tous les avantages du vice
aux honneurs de la vertu! » C'est le mot d'un philosophe; en
l'arrangeant un peu, on pourrait dire aux écrivains de mémoires
posthumes : « J'entends, vous aspirez aux honneurs de la calomnie
et aux plaisirs de la modération ! »
Dans les deux merveilleux tomes qu'il a publiés il y a peu de
temps, M. Villemain se souvient Aonc, en faveur des honnêtes gens
qui lisent encore un bon livre , des plus illustres événements , et ■
des hommes éminents de son siècle, et plus les souvenirs de ces
grandeurs viennent à cet esprit d'une qualité si rare et si parfaite,
plus on voit que lui-même, il s'oublie et se néglige à plaisir, soit
qu'il dédaigne pour son propre compte la représentation et l'effet,
soit qu'il ait, au fond de l'âme, cette intime certitude qu'il obtien-
dra, quelque jour, une place glorieuse dans les annales savantes
de la nation des beaux esprits. Donc, yous pouvez ouvrir les Sou-
venirs de M. Villemain, soyez sûr qu'il ne parlera pas de lui.
Dans le tome premier de ses Souvenirs, M. Villemain rencontre,
au milieu de l'Empire qui commence, et dans ce pêle-mêle ardent
d'uniformes, d'épées, de baïonnettes, un grand seigneur de l'an-
cienne cour, le dernier habitant de ce fameux palais de Versailles
qui n'était plus qu'une ruine hantée par des fantômes décapités,
M. le comte de Narbonnc, et, tout de suite, voilà le jeune homme
attiré et fasciné par cette aimable rencontre, qui s'attache à ce
digne représentant des grâces et de l'urbanité d'autrefois. Pour le
jeune professeur, tout rempli des inspirations du temps de Périclès,
de la cour d'Auguste et du siècle de Louis XIV, et pour les soldats
et pour les capitaines qui remplissaient le monde français, l'en-
thousiasme n'obéissait pas aux mêmes conditions, et, pendant que
t04 CRITIQUE
tous les regards , toutes les âmes étaient tournés du côté des
grandes plaines où s'agitaient les grandes batailles, le jeune en-
thousiaste du passé poétique et des majestés abolies se sentait pris
d'enthousiasme et de passion pour ce témoin calme et respectueux
des gloires, des misères et des orages de ce monde implacable qui
avait englouti, dans les cendres et dans le sang, le monde ancien,
le monde enchanté de Corneille et de Racine , de Pascal et de
Diderot , de madame de Sévigné et de la reine de France Marie-
Antoinette! Il y avait loin, certes, de Fontenoy à Marengo, du
maréchal de Saxe à Murât, des jardins du Petit-Triauon au plateau
d'Austerlitz !
Voilà pour l'intime sentiment de l'auteur des Souvenirs, voilà
pour l'admiration qui le pousse et pour la passion qui l'anime; au
moment où le inonde entier se prosterne devant un seul homme, il
aime à rester debout, et cela lui plaît de porter la tête haute, au
milieu de ces têtes inclinées. — En ce moment, certes, l'univers
n'a pas d'autre intérêt et pas d'autre bonheur que d'entendre parler
de Sa Majesté l'empereur et roi. « Où est l'empereur à cette heure?
en quel lieu son génie et son aigle ont-ils poussé ce maître absolu
de la vie et de la mort"? • Tel est le murmure immense, et toute
pensée est suspendue, et toute idée a fait silence ; toute ambition
soudain s'arrête en présence du terrible et tout-puissant phéno-
mène, i Où est l'empereur, et que veut l'empereur?... » Seulement,
dans le nombre et dans la foule, au bruit de ces armées qui iip se
taisent ni la nuit ni le jour, à l'ombre mouvante de ce drapeau qui
porte en ses plis nombreux la guerre implacable, un jeune homme
à peine échappé aux doctes entretiens de l'antiquité, sa mère
nourrice, imagine, ô blasphème! de ne songer, dans ces tumultes,
qu'à la gloire exquise et quasi sainte de la poésie et des belles-
lettres! Achille, Ajax, Ulysse, Agamemnon, Hector et Paris, toute
la guerre des dix années, et tant de héros qui se sont battus contre
\ps dieux « lu clarté du jour, notre Athénien les donnerait pour \f
poëme et pour !e poète qui les a faits immortels.
SOUVENIRS DE M. VILLE.MAIN lOo
Tel était, au grand triomphe de César, ce jeune Romain récem-
ment revenu des écoles d'Athènes; que pensez-vous qu'il va cher-
cher dans cette foule, où les peuples 1 1 les rois se pressent à l'envi
sous les roues du char triomphal? Dans cette émeute de l'univers,
autour du triomphateur, notre jeune Romain cherche un homme
qui ne soit pas un soldat ou un sénateur; il cherche un des amis
de Cicéron : Gallus, Lentulus, Trebatius, Curion, Titius; et même,
à défaut d'un citoyen, il cherche un esclave avec qui il puisse
parler du grand homme dont la tête éloquente, attachée à la tri-
bune aux harangues, devait trouver bientôt, à cette place illustre,
le seul sépulcre qui ne fût pas indigne de ce martyr des libertés
de la parole. Et, pendant qu'à travers ces chemins remplis de la
foule romaine, à l'ombre de ces autels où le prêtre immole ses plus
belles victimes, dans ces places publiques où l'on dresse deux
mille tables, où l'on boit à longs traits le vin de Falerne ; quand
défile au loin cette armée amenant avec elle un monde de captifs
et de trésors; quand l'encens fume sous les pas de César, mêlé à
la louange universelle, aux acclamations du peuple et du sénat,
dans cette voie Appienne ouverte à la domination de la Rome éter-
nelle ; alors que chaque temple est ouvert et que chaque citoyen
porte une toge blanche et tient en main le laurier d'Apollon ou le
chêne de Jupiter; quand l'Imperator, à travers cette longue suite
d'arcs triomphaux, du champ de Mars au Velabre, et du grand
cirque au forum, et sur ce long chemin du Capitole, où il arrive
au bruit des fanfares solennelles, et ce tumulte de trophées où
Ton voit, captifs, mais attachés par des chaînes d'or, le Rhin, le
Rhône et l'Océan ; quand c'est à peine si l'on a trouvé dans Rome
assez de chevaux pour transporter jusqu'aux autels de Jupiter les
dépouilles des peuples conquis, dans ce pêle-mêle de sacrificateurs
empressés, de magistrats dans la pourpre, de vestales voilées, de
rois vaincus dont les mains sont chargées de chaînes et dont la
fêto porte encore la couronne, au bruit enivrant des poésies et des
cantiques à la louange dp César, et quand c'est un cri unanime
106 CRITIQUE
du ciel à l'abîme; ■ Écoutez ! le voilà ! le voilà! » le voilà dans son
char de pierreries et dans son monceau de fleurs, ce héros, ce
demi-dieu, ce divin Jules, traîné dans son trône par quatre chevaux
hlancs que retiennent des rênes d'or... Le voilà ! c'est bien lui ! je
le reconnais aux lauriers de son front, aux palmes de sa main, à
sa tunique de pourpre, à son anneau de fer. . . et même aux chansons
ironiques que chante à ses oreilles le soldat chargé de rappeler à
César qu'il est un homme, à travers ce cri unanime : Honneur et
victoire à César! gloire à César! César lui-même, partageant
avec le Dieu qu'il implore les vœux et les prières de tous ces
mortels; oui, et quand César lui-même, en sa qualité de grand
pontife, immole une victime à Jupiter, offrant au Dieu son terrible
captif Vercingétorix et sa captive charmante la reine Arsinoé...
« Viens, disait le jeune Athénien à l'esclave de Cicéron , abandonnons
César à sa fortune, et parlons tout à Taise de Cicéron, ton maître
et le mien ! i
Et l'esclave, étonné et charmé qu'il y eût encore à Rome un
jeune homme assez amoureux de la vraie gloire et de la libre élo-
quence pour songer, au milieu du grand triomphe, à celui que son
siècle appelait déjà Y Orateur, racontait au- jeune disciple des
maîtres athéniens les palpitations de ce noble cœur. Il racontait
abondamment la vie et les travaux de ce grand homme ; il rappe-
lait ses luttes généreuses, ses combats, ses grands services, Rome
par lui sauvée, et comment il avait obéi au conseil d'Apollon lui-
même •. * Obéis à ton inspiration! » Ainsi, ces deux obscurs
spectateurs oubliaient César et son triomphe. 11 disait sa grâce à
la tribune, son courage au Sénat, ses douleurs et ses espérances,
son inquiétude et ses conseils, sa vie, sa prévoyance. Ah! quelle
admirable et divine causerie au milieu de cette poussière à obscurcir
le soleil et de ce bruit à étonner Jupiter porte- foudre, Cicéron appa-
raissant dans sa tristesse et dans sa majesté au triomphe de César!
Tel était M. Villemain, jeune homme; en plein triomphe, en
plein Empire, il allait du côté de M. de Narbonne et du côté de
SOUVENIRS DE M. VII.LEMAIN 107
madame de Staël, qui lui parlaient, celui-là des royautés abolies,
celle-ci des luttes prochaines de l'éloquence et des libertés à
venir! Avec M. de Nar bonne, il assislait à l'agonie intelligente
du xvme siècle ; avec madame de Staël, il assistait à la pro-
chaine éclosion du nouveau siècle ; de tant de poussières, il allait
subitement à tant d'espérances. M. de Narhonne lui racontait la
Déclaration des droits de l'homme ; madame de Staël lui faisait
pressentir la charte nouvelle; M. de Narbonne était pour cet im-
patient le jour d'hier; madame de Staël était l'aurore d'un lende-
main plein d'espérances; M. de Narbonne assistait à la grandeur
en prévoyant l'abîme ; madame de Staël admirait le laurier en
annonçant le coup de foudre. Enfin, disait Tacite, il n'y a pas de
milieu pour ces enfants gâtés de la fortune insolente entre le faîte
et le précipice. Nil médium inter summa et prœcipitia!
Et c'est justement parce que, après ce faîte de prestige et de
grandeur, il n'y avait que l'abîme et le précipice, que M. le comte
de Narbonne se trouva tout disposé à aimer ce grand capitaine,
réservé à des supplices si cruels, que les lamentations de Versailles
de 1792 ne se pouvaient même pas comparer aux plaintes et aux
douleurs que les hommes prévoyants étendaient au delà des mers,
sur ce rocher perdu de l'Océan. De même que l'abîme appelle
1" abîme, on a vu, dans les ruines de ce vaste empire, les honnêtes
cœurs plus touchés de l'infortune du héros qu'ils n'avaient été
éblouis de ses grandeurs passagères; et je ne sais rien de plus
touchant que la mort de M. de Narbonne, la veille du jour où il
se préparait à accompagner l'empereur au lieu de son premier
exil, v II mourut, dit M. Villemain, mêlant à la plus grande séré-
nité de courage les plus claires prévoyances d'un avenir qui s'ag-
gravait à chaque moment. Il souriait intrépidement à sa mort
prochaine, loin de tout ce qu'il aimait, dans un poste perdu, sans
influence possible sur le jeu terrible qui se jouait encore. » Le jour
où l'empereur et roi perdit cet homme généreux, il perdit sa plus
chère et sa plus utile consolation.
108 CRITIQUE
II
Première Restauration. — Le 20 mars. — Le salon de madame Lavoi-
sier. — La foi ce el l'intelligence. — Seconde Kestauralion. — Fouché. —
Talleyrand.
Ainsi, ce tome premier des Souvenirs de M. Villemain s'arrête au
moment précis où s'achève, à travers la gloire, la destinée entière
du héros qu'avait adopté M. de Narbonne; puis, dès que M. de
Narbonne est mort, on dirait qu'il n'y a plus rien, dans ce vaste
empire et dans ses ruines, qui mérite d'arrêter l'esprit de l'écri-
vain. Lui aussi, comme fait la France, il se repose un peu de
l'Empire; il est ébloui de tant de gloire, ébloui jusqu'au vertige ;
et, comme en ce moment de halte le monde entier se remet de ces
guerres sanglantes et sans fin, il assiste, en spectateur content et
charmé, à la naissance des deux tribunes politiques; il écoute,
attentif, les premières voix qui répondent à l'appel de la liberté
nouvelle; et le voilà qui se met à aimer le général Foy pour son
éloquence généreuse, comme il amait tantôt M. de Narbonne pour
son bon sens, son courage et son urbanité. A tout homme bien
né, quand il est jeune, il faut absolument une de ces passions
loyales qui l'aveugle sur l'inconstance et sur la vanité des choses
humaines, et qui en fasse, pour ainsi dire, une de ces dupes gé-
néreuses si facilement entraînées à la suite de la gloire et du mal-
heur. Eh ! que devient l'histoire, si vous la privez de ces honnêtes
émotions? Que deviendraient les héros, si vous les abandonniez
uniquement aux mains des politiques impitoyables? — Honle à ces
serments d'un jour qui ne sont pas une affirmation religieuse (i) !
I Est enim jusjurandum affirmalio rtlîgiosa (Cîc. de Offîciis .
SOUVENIRS DE M. VILLEMAIN 409
Fi de ces croyances inviolables qui se démentent, et qui tombent
aussitôt que le dieu est tombé.
Et aun forluna slafque caduque fides.
Parmi ces dupes rares, qui admirent l'héroïsme en le jugeant,
qui vantent la gloire en comprenant à quel point elle est souvent
stérile, et qui adorent surtout les dieux tombés, M. de Narbonne
était sans nul doute au premier rang; et maintenant M. Villemain
a pris sa place avec l'urbanité du maître, avec la verve, le feu, le
génie et l'esprit d'une dupe éloquente, ingénieuse, habile, et qui
sait parfaitement à quel point il faut s'arrêter pour que le lecteur
ne soit pas une dupe à son tour. Voilà le grand secret et le grand
art de M. de Villemain; il consent parfois à se tromper lui-même. . . ;
à aucun prix il ne voudrait tromper personne; il veut bien, pour
son propre compte, aller jusqu'à l'enthousiasme et jusqu'à l'admi-
ration, mais non pas pour le compte d'autrui; c'est même une chose
charmante, pour qui sait lire avec art ce grand artiste, de le voir
passer ainsi à chaque instant, à chaque page, et d'un pas leste, de
la suprême louange à la petite pointe de l'ironie, et du léger coup
d'encensoir au léger coup d'épingle, ajoutant la malice au cantique
et le sourire au Te Deum. Mais aussi, que son double livre est
charmant ! quelle grâce exquise en ce discours empreint de l'abon-
dance du langage français, ubertatem gallici sermonis, disait un
de ces Pères de l'Église (1), si chers à M. Villemain lui-même ! De
quelle noble pitié il contemple tous ces naufrages! Avec quelle
grâce infinie il raconte ces dernières grandeurs ! Il est clair, il est
fécond, il est habile, il est vrai, il est pénétrant, il est adroit avec
tant de réserve pour le tremblement de terre, et tant de respect
pour le Prométhée enchaîné, sans que pourtant, par respect même,
il veuille jamais soutenir, comme ont fait tant d'historiens romains,
que les lois aimaient mieux être abolies par César que défendues
I Sinii Jérôme.
410 CRITIQUE
par Vitellius. Ceux qui parlent ainsi ne connaissent ni Viteliius ni
César, non plus que le caractère de la force dont ils parlent. La
loi éternelle ne veut pas supposer qu'elle sera moins forte que
César, qu'elle sera abolie et qu'elle peut être abolie; au contraire,
elle s'honore elle-même par l'intime sentiment de sa propre durée,
et quiconque aura l'honneur de la défendre lorsqu'elle est attaquée
obtiendra (s'appelàt-il Néron ou Vitellius) des respects et des hon-
neurs mérités. Ce qu'elle aime avant tout, la Loi, c'est d'être dé-
fendue, honorée et obéie par les grands hommes qui sont nés à son
ombre, et qui lui ont voué leur culte, leur génie et leur vertu.
Aussi ceux-là, lorsqu'il faut les louer, on les loue avec des louanges
sans égales; témoin ce grand Solon, lorsque à sa mort un poëte
nous représente cette àme honnête enlevée aux deux éternels dans
un char rendu léger par l'agréable fardeau de ses lois! Quelle
oraison funèbre plus touchante, et quelle louange plus mé*pitée et
qui prouve avec plus d'évidence que tout ne se fait pas par le
destin !
Non, contrairement aux clameurs de l'école, le destin n'est pas
le maître des choses humaines; non, la nécessité n'est pas la maî-
tresse souveraine : elle a des comptes à régler avec la volonté du
héros qu'elle frappe, et qui la peut dominer par son courage, par
sa constance, par sa vertu, c J'aime mieux vivre un seul jour de
la vie et de la liberté d'un homme que de vivre cent ans de l'inertie
et du sommeil d'une pierre! » Ainsi parlait le vieux Dante dans
son exil. Ceci est vraiment la parole d'un homme qui saura rester
libre en dépit des flots et des abîmes qui l'entourent d'un infran-
chissable rempart ; enfin, quel plus grand spectacle a jamais frappé
l'imagination des simples mortels que le Prométhée enchaîné et
défiant le courroux de Jupiter"?
M. Villemain laisse au vieil Eschyle le drame de Prométhée en-
chaîné et défiant le courroux de Jupiter. Il n* a pas le courage, il
n'a pas la force d'assister à cette plainte immense, qui tantôt va
retentir, à travers l'Océan, aux deux extrémités de l'univers. Es-
SOUVENIRS DE M. VILLEMAIN 111
prit juste et fin et grand observateur des convenances, homo lima-
tissimi judicii, il s'attache à comprendre, à deviner les causes de
cette grande ruine, et, comme il ne peut pas la contempler en si-
lence, il la raconte aux amis de sa grâce et de son bon sens; et puis
tant de pitié, tant de respects, auxquels se mêle, avec une modé-
ration parfaite , le regret de ces libertés entrevues un instant, et
qui, bien employées, pouvaient tout sauver, même l'Empire et
l'empereur! Comme à chaque page, à chaque parole de son livre,
on retrouve en ce grand écrivain, qui est le maître et l'exemple de
tous les écrivains de notre âge, avec toute la science et la force de
la pensée, l'abondance et l'ornement du beau langage; et quelle
grâce infinie ! Il sait tout dire et même la vérité ; que sa tristesse
est éloquente, et comme il sait éviter l'emphase et la déclamation,
les deux écueils de ces histoires où tout se mêle et se confond, où
tout se précipite, où tout s'achève, où tout se meurt, où tout est
mort! Ainsi, quand la terre et le ciel semblent chanceler sous
l'ivresse et l'étonnement de ces grandes catastrophes, quand les
hommes tremblent, quand les dieux ont peur, c'est une consola-
tion inattendue, en ces désordres, de rencontrer un enfant des
Muses, le disciple d'Homère et de Tacite, qui, d'une main clémente
et ferme à la fois, avec un bon sens que rien ne trouble, et d'un
cœur plein de charité, vous mène à travers les sentiers, les épines,
les fossés, les trahisons et les douleurs dont était semée la route qui
a conduit l'empereur, des plaines de Waterloo, sur le navire qui
l'emporte et va le briser contre un écueil.
C'est à peine si notre historien avait dix-huit ans au premier
jour des Cent-Jours, mais telle est la toute-puissance des grands
événements, que, soudain, à cette seule date : le 20 mars, les
moindres détails reparaissent de cette journée illustre et terrible !
Oui, la soirée était belle et le ciel était limpide; rien ne disait,
dans ce Paris qui appartenait depuis à peine une année au roi de
France et à la Charte, que le météore allait surgir de la Méditerranée
éclatante! Ici-bas et là-haut tout semblait apaisé, calme, obéis-
M2 CRITIUUE
saat ; pas une étoile qui fût couverte d'un nuage, et pas une voile
qui n'obéit à un vent favorable! Et pourtant, à cette heure même,
dans une élégante maison du faubourg Saint-Honoré, chez la veuve
même de ce grand Lavoisier qui, réclamé par l'éehafaud, deman-
dait en vain une heure à ses bourreaux pour achever le dernier
problème qu'il s'était imposé ; dans les bruits, dans les silences,
dans les causeries et dans les chansons d'une intelligente société,
qui savait, pressentait et devinait tant de choses, à minuit, l'heure
des fantômes, la nouvelle arrivait que l'empereur et roi avait brisé
son exil, qu'il avait retrouvé son armée, et qu'il venait pour re-
prendre son sceptre et sa couronne. De ce lieu même, on entendait
le bruit de ses pas et les vivats de la foule, on voyait l'éclat de son
épée et les couleurs de son drapeau ! « C'est lui ! c'est lui-même !
il arrive ! il est arrivé ! » Croyez-en madame de Staël et son génie ;
elle le voit. . . comme Hamlet a vu le roi son père, avec l'ail de son
esprit; elle le voit, d'une façon si nette et d'un regard si clair,
qu'elle-même elle en est fascinée et qu'elle va s'écrier : « Sire!
Et c'est pourquoi madame de Staël, par cette nuit rayonnant
d'étoiles, s'éluigne encore une fois de ce Paris, son domaine, et de
ce ruisseau de la rue du Bac, son Océan. L'empereur! l'empereur!
chaque instant apportait l'empereur, et tout ce monde, qui s'éiait
déjà réuni autour des libertés nouvelles. Chateaubriand, Hyde de
Neuville, Laine, Royer-Coliard, la Fayette, Lanjuinais, Fontanes,
Daru, Boissy d'Anglas, les deux Bertin, les maîtres nouveaux de
cette société qui s'était affranchie de l'épée du capitaine, mais non
pas de sa gloire, tournés du côté de l'orient, attendaient ce ressus-
cité des tempêtes, ce vaincu de l'Autriche, de l'Angleterre, de la
Russie, de la Suède, du Danemark, de la Sicile, de la Sardaigne.
du pape, du Hanovre, des Pays-Bas, du Wurtemberg, de la Suis
de la Toscane, de Hesse-Cassel, des duchés, des villes libres dp
Francfort, de Hambourg, de Lubeck, de Brème, et de la république
de Saint-Marin.. . D'un geste de son épée, il avait dissipé toutes ces
ombrps : Ferro diverberat timbras !
SOUVENIRS DE M. MI.LEMAIN i\[\
Toile fut la vision, et telle fut la promenade de M. Villemain,
jeune homme, à travers ce Paris désert, par cette nuit froide et
claire du 20 mars ! 11 songeait qu'en effet, il n'y a de possible ici-lias
que ce qui est vrai à cette heure, ou ce qui sera vrai quelque jour,
et, comme il était déjà un homme sage et prévoyant, il se dit tout de
suite à lui-même qu'il ne laisserait point passer sous ses yeux
éblouis une si grande histoire sans la bien étudier tout à son aise,
dans son ensemble et dans ses détails, afin de la raconter lui-même,
à son tour, quand un demi-siècle aurait passé, en les confirmant,
sur le drame et sur le poëme de ces terribles jours. C'est donc un
témoin de ces rares aventures de la Providence et du destin qui nous
parle aujourd'hui, et, comme ce témoin jusqu'ici n'a trompé per-
sonne, au contraire, comme il s'est montré fidèle aux croyances de
sa vie entière, et comme il est resté l'espérance et l'honneur des
belles-lettres de ce temps-ci, en ces jours sombres où la poésie
est envahie, où l'histoire est morte, où l'éloquence est traitée... à
peu près comme Platon traitait les poètes dans sa république,
écoutons cet homme-là, suivons-le d'un pas docile, et, cette fois
encore, instruisons-nous à ses enseignements.
Ecoutons-le, il nous dira comment la gloire elle-même, poussée
à l'excès, n'a guère moins de dangers que la liberté excessive;
comment et pourquoi les peuples intelligents sont aussi fiers et plus
heureux d'une toute petite liberté pacifiquement conquise, que
d'une énorme victoire gagnée en bataille rangée! Il nous dira par
quelles brèches, que ne font pas les conquérants, l'esprit politique
finit par envahir les villes les mieux armées de fossés, de canons
et de remparts ; comment, en fait de libre parole, il n'y a pas de petit
germe, et qu'un bon conseil a souvent dominé même la fortune. 11
nous dira, et en même temps il nous prouvera par d'heureux exem-
ples, comment la belle et heureuse place en toute révolution, c'est
la place obscure et cachée; on voit beaucoup, on est peu vu de
cette place, on suit les batailles, et cependant les combattants ne
se doutent pas qu'ils sont observés, depuis le signal du combat jus-
10
Il 4 CRITIQUE
qu'au moment de la retraite; enfin, nous saurons, grâce à ce sage et
habile maître des élégances et de l'art du bien dire, que l'intérêt,
la passion, la sympathie et la vérité de l'histoire se trouvent moins
souvent dans le choc des armes, dans les grands bruits du tonnerre
et du canon, que dans le murmure d'un simple cabinet, où se par-
lent, à voix basse, deux ou trois intelligences dont la foule sait le
nom à peine ! Dans cette histoire des Cent-Jours par H. Villemain,
cherchez bien, vous ne trouverez pas cette bataille de "Waterloo
avec laquelle on a écrit des volumes... Cherchez bien, vous y trou-
verez en quelques traits, et mis en un vif relief, cet abominable
Fouché, non loin du fameux prince de Talleyrand !
Et ça nous plaît beaucoup, à nous autres, les lettrés, de voir,
dans ce livre ingénieux et d'une exquise prévoyance, le peu de
place accordée à la force, et tant d'attention donnée à l'intelligence!
Un seul mot suffit à ce merveilleux écrivain pour nous raconter la
grande bataille...; il lui faut plusieurs chapitres pour expliquer le
champ de Mai , l'assemblée des représentants, l'ouverture des
Chambres, M. de la Fayette, Manuel, et ces hommes de tous les
temps, qui sont nés déshonorés, et qui faisaient dire à cet ancien :
« Mes concitoyens m'ont dégoûté des honneurs, quand j'ai vu ceux
à qui ils les prodiguaient ! » M. Villemain, dans ces lâchetés, dans
cos trahisons et dans ces hontes, en veut surtout à ce fameux duc
d'Oirante, à ce terroriste gentilhomme, qui fut un mauvais maître,
un pire esclave, « expert dans les artifices qui façonnent les lèvres
que l'on voit murmurer aux oreilles des rois malheureux ! » C'est
un mot de Shakspeare; lui-même, Corneille, il a flétri, d'un vers
sanglant, ces ingrats qui brisent l'arbre sous lequel ils se sont mis
à l'abri :
Ces âmes du commun font tout pour île l'argent,
Et, sans prendre intérêt aux douleurs de personne,
Leur service et leur foi sont à qui plus leur donue .'
De ce honteux et misérable Fouché, M. Villemain a fait le jouet
de son livre; il découvre, presque en riant, les lâches subterfi
SOUVENIRS DE M. VILLE.MAIN 115
de ce parjure {peryurii latebras) ; il lui prodigue en passant le sel
acre de son ironie et les grâces piquantes de son discours : « Dans
ce récit détaillé, Fouehé ne supprimait qu'un fait important , son
entrée dans le conseil du roi, et sa nomination immédiate au
ministère de la police générale! — Oui , par ordonnance royale,
le conventionnel Fouehé, le votant de la mort de Louis XVI, le
proconsul de la Loire et du Rhône , était ministre de la seconde
Restauration, de celle qui se renommait surtout du principe de In
légitimité! Les fauteurs d'un tel choix, les parrains et les témoins
de ce baptême étaient le prince de Talleyrand et le duc de Welling-
ton ; ajoutons aussi, pour être vrai, le comte d'Artois, et les plus
zélés de son parti , bien des royalistes d'émigration et de cour, et
beaucoup de ces hommes doux et paisibles qui, dans le retour de
l'ancienne monarchie, saluaient surtout un gage de paix et de
repos ! »
Plus loin, M. Villemain ajoute — et, dans ces sortes de reprises,
il est d'un goût inimitable : « Cette assistance de M. de Talleyrand
étonne et choque beaucoup ; on ne reconnaît point là, même à part
la morale, le coup d'oeil de cet homme d'État. Redescendre ainsi
vers Fouehé, l'introduire dans le conseil royal était, pour M. de
Talleyrand, une grande méprise, et, cette fois, un défaut d'habileté
par défaut de scrupule. Et cédàt-il à la pensée de couvrir, devant
les ingratitudes de cour, son propre nom et le souvenir de son
propre passé par un nom bien plus compromis et un passé bien
autrement vulnérable, il n'importe, son avis en cela fut aussi fâcheux
pour lui-même que pour Louis XV11I ; dans sa disposition à conseil-
ler, par calcul, ce qu'il aurait dû repousser par honneur, il portait
la peine des rôles trop divers auxquels il s'était plié avec trop
d'indifférence. »
On croirait lire une page de Tacite, et cette page-là, véritable-
ment, on la retrouverait dans les Annales. Car cet homme est nourri
de la moelle de ce lion, et cette louange peut surtout s'appliquer à
.M. Villemain, qu'il mêle dans son style, avec une habileté infinie,
116 CRITIQUE
une négligence attique, et que Ton ne sait pas, même en le cher-
chant avec le zèle d'un écrivain de profession, où commence le
souvenir, où finit l'imitation dans ces pages merveilleuses, sem-
blables à une corbeille pleine de fruits et de fleurs.
III
Caractère e! moralité ilu livre de H. Villemain. — Son style. — Etat
présent Je la langue française. — Invasion îles barbares. — Conclusion.
Est-ce un drame, est-ce une élégie, est-ce un poëme, cette his-
toire des Cent-Jours par M. Villemain? C'est un peu de tout cela !
La plainte est vive, Faction se hâte, la conclusion se fait attendre ;
cela peut fort bien commencer par ce vers d'Homère, où il est dit :
i Je n'ai jamais vu de troupes si belles et si bien réglées! » Cela
s'achève par le dernier vers de l'Iliade : ■ C'est ainsi que les
Troyens terminèrent les funérailles du vaillant Hector ! » Terrible
histoire, et qui produit un effet d'autant plus grand sur l'àme et sur
Fesprit du lecteur, qu'elle est racontée avec plus de simplicité,
moins d'emphase, et de Féloquence à peine! La parole est sobre,
le conseil est rare, chaque argument arrive à sa place, à son heure.
et tant pis pour qui s'emporte contre ces arguments irrésistibles !
Nous avons affaire à un homme généreux, mais plein de courage,
aussi loin de la flatterie que de la cruauté, et tout rempli de cette
doctrine que l'histoire et la poésie, à égale distance, se tiennent
séparées Fune de l'autre. Alexandre lui-même, au dire de Lucien.
jeta aux flots de l'Hydaspe sa propre histoire, écrite par Aristobule,
qui lui attribuait des miracles qu'il n'avait pas faits. « Et rends
grâce à ma clémence, disait Alexandre, si je ne te fais pas par-
! iger le sort de tes livre- !
SOUVENIRS DE M. VILLEMAIN 417
La justice et le bon sens, que soutient un beau langage, tels
sont les premiers mérites de l'histoire; ajoutez une âme libre, et
une parfaite connaissance des choses que l'historien raconte. « 11
est même nécessaire, ajoute Lucien, que l'historien ait mis parfois
la main aux choses humaines, qu'il en ait vu les ressorts cachés,
qu'il ait touché au gouvernement, et qu'il ait gagné des batailles ! »
M. Villemain, Dieu soit loué! n'a pas gagné de batailles; mais il a
touché au gouvernement constitutionnel, il a appartenu à un cabinet
libéral, ii a vu, et de très-près, la vanité de ces grandeurs écrasées
sous leur propre majesté, et il a compris qu'il n'y a pas de renommée
et de gloire, ici-bas, qui vaillent la peine et la honte d'un mensonge.
Ainsi, il a pris pour sa devise : Liberté et Vérité, ajoutons : et Clarté ;
car, s'il aspire à la louange sincère des amis de la belle langue, il
s'attache surtout à satisfaire la curiosité et l'intérêt des lecteurs
de chaque jour.
Personne, enfin, mieux que cet homme-là, n'est habile à bien
voir, à bien entendre, à mettre en œuvre l'or, l'ivoire et le fer que
lui fournissent les Athéniens pour l'accomplissement de sa statue;
il sait avec un grand bonheur lier entre eux cette suite un peu
brusque d'événements que chaque heure apporte avec elle aux
époques troublées, comme autant de flots de la noire tempête; il
ne hait pas la description, il en a peur; l'amplification, il la do-
mine, et tant pis pour les choses qui ne l'attirent pas d'une force
invincible; il reconnaît, à ces signes, que ce sont de petites choses,
il les dédaigne et il poursuit son chemin. Savez-vous aussi un juge
plus équitable, plus sincère et plus amoureux de la preuve et de la
mesure en ses moindres jugements, aussi loin de la haine que de
l'amour sans bornes, du dénigrement que de l'enthousiasme? Enfin,
avant de se prononcer pour la Providence contre la fortune, pour
la liberté contre le génie, vous savez avec quelle sérénité il a porté
ses regards vifs, rapides et calmes, « tantôt sur les Thraces, tantôt
sur les Mysiens, » jusqu'à l'heure fatale où le grand capitaine
abandonné à sa ruine, et plus grand peut-être, à force de patience
10.
118 CRITIQUE
et de douleur dans cet abîme, qu'au sommet de ses prospérités et
de ses fables, voit peu à peu se rétrécir, sur la terre et sur les eaux,
ces filets misérables où l'attendent les Myrmidons et les Dolopes?
En ce moment solennel, le juste écrivain s'est gardé avec le
même soin de l'élégie et du dithyrambe. A quoi bon la plainte?
Elle affaiblirait cette immense douleur. A quoi bon le fanatisme ?
Ii n'y a qu'on historien, en ce moment, qui puisse expliquer aux
nations attentives la chute du nouveau Prométhée, et cet histo-
rien, génie au niveau de sa propre infortune : homo fortiter miser,
c'est l'empereur lui-même, du fond de son exil. « A part tout ce
qu'on peut rassembler (c'est M. Villemain qui parle) et décrire des
incidents de son élévation et de son règne, le travail de sa captivité,
cette histoire dictée près de son tombeau et laissée incomplète par
sa mort, ne laissera pas d'être lue comme un des monuments du
génie français; les bas-reliefs qu'il a gravés lui-même de la cam-
pagne d'Italie, de l'expédition d'Egypte, de la prise du pouvoir au
18 brumaire, de la journée de Marengo, et d'une partie des guerres
d'Allemagne, expliqueront à jamais, et directement, par i'empreinte
de l'historien, la domination du héros, et le long éblouissement des
hommes ! »
A ces paroles, il nous semble entendre un écho lointain de Bos-
suet ! « La première chose, disait Racine un de ces historiens qui
n'ont pas gagné de batailles, mais qui ont vu et connu ceux qui les
ont gagnées), e'esl de bien considérer là où il commence, et là où
il finit, i >"e dirait-on pas que M. Villemain s'est inspiré de l'élé-
gance et de l'admirable bon sens de Racine historien? Autant que
Racine, il est peut-être un grand artiste dans l'art de donner à la
prose française la vie et le mouvement des saines paroles; autant
que lui peut-être, il réalise cet idéal du poëte historien à qui la
poésie elle-même a donné plus qu'au reste des humains, tous les
droits du monde à notre sympathie, à nos respects. 11 a si peu
d'ambition, le poëte, il est si naturellement à l'abri de toute pas-
sion vulgaire, il voit de si haut les actions humaines, il est si dis-
SOUVENIRS DE M. VILLEMÀIN 119
posé à l'exercice assidu des vertus civiles, que l'histoire est heu-
reuse et fière de se voir confiée à ces mains innocentes, à ce profond
regard qui contemple avec ce douloureux respect, mêlé de retenue
et de gravité, les suprêmes splendeurs du soleil à son déclin.
A cette heure dernière d'un pareil siècle et d'un tel héros (M. Ville-
main Ta bien compris), toute plainte est inutile, toute parole est
importune, l'éloquence est odieuse, le moindre bruit vous gêne;
c'est tout au plus si l'histoire a le droit de rapporter quelque hon-
nête mouvement dans cette foule hébétée à force de bruit, de tu-
multe et de changements. « Non, disait un pauvre soldat à Marc-
Antoine, par supplices ou par bienfaits, je ne cesserai pas d'être le
soldat de César. » Auguste, de son côté, comme on vint lui dire
qu'un soldat d'Antoine se rendait à lui, mais qu'il avait laissé son
cheval dans le camp ennemi : « Il a fait, répondit Auguste, a son che-
val, un honneur qu'il devait garder pour lui ! » Passagères lueurs
qui traversent, de temps à autre, le nuage de ces règnes infortunés.
Ces deux tomes de M. Villemain resteront une des pages de notre
langue, malheureuse langue insultée à plaisir par les sacristains
et par les cuistres, et qui va se dégradant, chaque jour, dans les
poèmes de l'algèbre et dans les cantiques de l'industrie. Elle mourra,
qui en doute? elle se meurt en dépit des luttes suprêmes et des
derniers efforts de trois ou quatre écrivains qui ne l'arracheront pas,
malgré leurs chefs-d'œuvre, à l'envahissement des mathématiciens,
des philanthropes , des économistes et autres barbares. Elle se
meurt, elle est morte! Zanetto, lascia le donne, estudia lamate-
matica, disait cette aimable fille de l'Italie à J.-J. Rousseau lui-
même, à l'homme qu'attendaient YEmile, YHéloïse et le Contrat
social... Mais à nous autres qui avons oublié l'art des maîtres,
le studiu la matemnlica est devenu un mot d'ordre irrésistible !
Allons, <;à ! la craie et la planche noire, et traçons des xx dans le
vide; il n'y a plus d'autre science à notre usage; éludions la
mathématique, et laissons la poésie, elle n'est pas faite pour des
savants tels que uous.
120 CRITIQUE
Certes, lorsqu'il présidait aux enseignements et aux destinées
de cette noble part de la jeunessefrançaise que se réservent, chaque
année, les belles-lettres, les beaux- arts et les professions libérales,
afin de perpétuer la tradition qui unit Tune à l'autre les cjénéra-
fions éclairées de François Ier à Louis XIV, de Bossuet à Voltaire
et de Voltaire à Victor Hugo, M. Villemain. avec ce bon sens qui
est le maître de la lie humaine, au dire de Bossuet, n'a pas né-
gligé un seul instant de rappeler à la jeunesse française, et de le
lui rappeler par son exemple, par ses leçons, par ses conseils, la
fidélité que les bons et sages esprits doivent aux Muses, nos mères
nourrices, et qu'il n'y a pas d'excuse, à celui qui les abandonne,
une fois qu'il a goûté de leurs divines faveurs. « Hirlius et Dola-
bella, mes disciples, dont je suis devenu l'émule, » disait Cicéron
avec un juste orgueil.
Ainsi, grâce au maître et grâce à ses disciples, l'univers peut
cheminer sans l'appareil et sans les miracles du feu, du fer, de
l'électricité, du temps vaincu, de la distance franchie en un clin
dVil ; ce grand ministre de l'instruction publique ne reconnaît que
les miracles de la triple antiquité : l'Iliade, l'Enéide, Polyeucte;
il s'incline aux seuls noms des poêles, des philosophes, des histo-
riens, des orateurs, des grands rhéteurs! Sa voix, son geste, son
regard, son sourire, sa passion et les trésors infinis de cette mé-
moire abondante et féconde comme l'eau des claires fontaines qui
murmurent autour des ruines de l'ancienne Rome, tout en lui
raconte et racontait des merveilles supérieures aux étonnements
modernes, des miracles que l'éternité consacre, des chefs-d'œuvre
auxquels le génie et le hasard ne peuvent rien ajouter, ne peuvent
rien retrancher; des œuvres si parfaites et si complètes, qu'on ne
sait pas si ce sont vraiment des hommes à notre image qui les ont
accomplies. Dans le monde entier, vous chercheriez un maître plus
rempli de ces leçons, un disciple plus rempli de ces maîtres, un
rnthousiasle de l'antiquité plus imprégné des suaves parfums du
vieux Parn^sp . un plus intrépide commentateur des plus grands
SOUVENIRS DE M. VILLE» AIN 121
esprits dont il est devenu le camarade et dont il a fait tantôt ses
compagnons, tantôt ses complices, vous ne sauriez trouver rien
qui approche de cette verve, de cet éclat, de cette abondance, de
cette inspiration, de ces souvenirs. C'était, autour de ce ministre,
un feu de tous les instants qui brillait et pétillait en l'honneur des
Muses, des Grâces, d'Apollon, de Cicéron, de Démosthènes, de
Mirabeau, du général Foy, de quiconque ici-bas, par la toute-
puissance de la parole écrite ou parlée, a tenu le monde attentif.
Ainsi il a exercé, à toute heure, enfant, jeune homme, homme
fait, et dans Y âge de seigneurie, à l'Académie, à la Sorbonne, à la
tribune, au pouvoir, dans le rang des victorieux et dans la foule
des vaincus, par le sarcasme et par la louange, par l'ironie et par
l'admiration , par toute la puissance ingénieuse d'un vaste esprit
qui ne s'est jamais reposé, cette passion des belles choses qu'un
philosophe appelait si bien « la science et érudition qui est la
vraie substance de la félicité, la cause efficiente de prudence, utile
à une maison, à une ville, à une nation, à tout le genre humain ! »
— Aimez les lettres, nous disait-il, aimez-les pour elles-mêmes,
snns souci de l'avantage et de la gloire ! aimez-les d'un zèle infa-
tigable et d'une passion généreuse, et, par votre zèle et par vos
respects, honorez la langue que parlaient vos pères, défendez la
langue que parleront vos enfants.
« Telle est ma façon de penser, disait Socraîe : si je vois un
jeune homme s'adonner à la philosophie (qui est l'ensemble et le
résumé de tout ce que l'honnête homme doit savoir), j'en suis
charmé, cela me semble à sa place, et je juge que ce jeune homme
a de la noblesse dans les sentiments. Au contraire, s'il obéit aux
ambitions vulgaires, je me dis en moi-même : Voilà une âme
incapable d'aucune action belle et généreuse ! »
Oh! les nobles paroles pleines d'encouragement, de consolation,
d'espérance, et qu'il faudrait écrire en lettres d'or!
PORTRAITS
CARACTÈRES CONTEMPORAINS
HISTOIRE
D'UNE FAMILLE BOURGEOISE
L'auteur de Y Histoire des Français des divers états, M. Amans-
Alexis Monteil, est mort Tan passé (1850) dans une humble maison
d' un petit village de la forêt de Fontainebleau nommé Cély; il est mort
à la façon d'un philosophe et d'un sage, sans une plainte, sans un
regret. Dans les fragments qu'il a laissés après lui, débris précieux
d'une pensée infatigable et que rien n'a pu lasser, nous avons
retrouvé plusieurs chapitres d'une autobiographie abandonnée et
reprise, et enfin brusquement interrompue. 11 est fâcheux que ces
mémoires, d'un ton si calme et d'une résignation si charmante,
n'aient pas été achevés : ils seraient aujourd'hui un des meilleurs
litres de M Monteil.
124 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Comme j'é.'ais un peu le confident de M. Monteil et le déposi-
taire des projets de son arrière-saison, je me suis fait un devoir
de recueillir ces derniers témoignages de cette vie, unique peut-
être dans le monde turbulent, hâbleur et peu véridique des belles-
lettres françaises. Il était si complètement un bonhomme malin,
spirituel et sincère ; il avait si peu vécu avec ses semblables et ses
pareils; il avait prolongé par tant de pénibles travaux, à travers
tant de poussières que jetaient sous ses pas les siècles écoulés,
une jeunesse inaltérable ; il avait si bien mis à profit la pauvreté,
le chagrin, l'isolement, la solitude et la vieillesse enfin, quand elle
vint tout d'un coup le surprendre au terme de ses travaux et de
ses jours, qu'il était impossible, en dépit de mille difficultés de
tous genres, de résister au désir de mettre en œuvre ces derniers
efforts d'une ardeur qui s'éteint. J'ai donc tenté d'écrire, à la suile
de cet aimable et paternel vieillard , les petits événements bour-
geois qui ont signalé d'une façon si obscure sa propre vie et celle
de ses proches auxquels il a survécu. De cette famille nombreuse,
il était resté seul ; il avait perdu même sa femme, morte en pleine
jeunesse ; il avait perdu même son fils unique, son compagnon, sa
fortune, sa providence ! Ainsi, les pages du livre destiné à raconter
humblement, chose rare aujourd'hui, ces existences oubliées, ces
pages remplies des plus sévères, des plus cachées et des plus
charmantes tendresses, elles sont écrites, juste ciel! sur la pierre
silencieuse de quelques sépulcres sans nom.
Pour peu que vous ayez lu les livres de M. Monteil, vous savez
déjà à quel point il aimait l'ordre et la règle en toutes choses; il
lui fallait, à chaque pas, une trace; à chaque mot, une preuve.
Eh bien, il a fait pour lui-même et pour les siens ce qu'il avait
fait pour les Français des divers états ; il a été vrai, sincère, com-
plet, et, afin que la méthode et la logique fussent, cette fois en-
core , ses compagnes fidèles, il a écrit un chapitre à part pour son
père, un chapitre à part pour sa mère; en un mot, autant de
chapitres que sa famille en pouvait contenir. Ajoutez que ces
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 125
notes sans jactance sont écrites en marge d'un livre imprimé à
Paris (1599), sous ce titre : Inventaire de l'histoire journalière;
de sorte que la famille Monteil est traitée à peu près comme si
elle était tout le genre humain. « Veux-tu savoir les mœurs d'une
nation, étudie avec soin une seule famille. » Stifficit una (loin us !
Ainsi parle Ju vénal. Vous verrez, en effet, à quel point ces très-
simples, très-médiocres et très-vulgaires événements vous rap-
pelleront (pour peu que vous soyez fils de bourgeois) les grands
événements de votre maison paternelle : domestica facla. Qui de
nous, à certains bruits, à certains accents, à ces sentences, à ces
voix, à ces paysages, à ces cris, à ces larmes, à ces douces joies,
à l'aspect de ces vieux meubles, sous ces vieux toits, ne s'est pas
rappelé tout à coup les commencements, les premières années,
les vastes pensées dans ce petit horizon, les grandes espérances
dans un humble enclos? Histoire cent fois racontée, cent fois
nouvelle, et mille fois charmante! Il y a beaucoup de ce charme
des souvenirs vrais et des émotions honnêtes dans les mémoires
posthumes de M. Monteil.
La maison du père. — Lcsconlcsilu foyer. — La messe du dimanche.
— Les privilèges et immunités d'un- conseiller du roi. — M. Comboulas.
— La fin du bon vieux temps.
Pour commencer, le voilà qui nous présente son père, M. Jean
Monteil, et nous le voyons tout d'abord tel qu'il était, un peu
homme d'épée, homme de loi un peu, mi-parti avocat et mi-parti
agriculteur; il aimait les habits parants; il portait, les jours de
fête, une veste écarlate à galons d'or; il cherchait le. bruit, l'ap-
1:26 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
parât, l'être et le paraître, aurait dit le baron de Funeste. En
rette bonne ville de Rhodez, dans ce pays moitié Auvergne et
moitié Rouergue qui fut le berceau de sa famille, M. Jean Monteil
habitait une maison de bonne bourgeoisie ; on obéissait, en ce lieu
choisi, aux commandements de Dieu et aux commandements de
son Église; on y disait la prière en commun, chaque matin et
chaque soir; le travail, l'économie et l'ordre présidaient aux
destinées de l'humble famille. A peu de chagrins suffisent de mo-
destes plaisirs; le jeu même avait quelque chose de sérieux, et les
nouvelles du monde extérieur, on les savait quelquefois, par les
révélations tardives d'une gazette, à six semaines de date.
• La vie est courte, disait Fénelon; les heures sont longues. »
Ces longues heures étaient bien employées, et, si, parfois, aux
jours de fête, il y avait dans la journée un moment de trop, le père
de famille tenait toujours en réserve un conte à rire ; par exemple,
le conte du Braconnier, » II chassait ; son seigneur le rencontre.
Le braconnier le met en joue... Et, le lendemain , comme le sei-
gneur se plaignait d'avoir été arrêté par ce garnement : « Vrai
Dieu ! i dit l'autre, « c'est bien vous qui vous êtes arrêté,
monseigneur! » — Autre exemple. ■ Un cordelier se donnait la
discipline, et d'une main peu diligente. Le frère gardien, qui avait
l'ceil à tout, détache au bon frère un grand coup de sa discipline
à cinq branches. « Par saint François ! » s'écria le moine ,
« voilà un coup qui n'est pas de mon cru !.,. i C'étaient là les
bons contes de la famille Monteil. Ils n'en avaient pas d'autres;
ils se contentaient de ceux-là; — plus, un jeu de l'oie en hiver,
un jeu de boules en été. Les grands passe-temps inconnus étaient
remplacés par une gaieté inaltérable ; ce qui est bien quelque
chose, quand on songe aux tourments de la mauvaise humeur.
Ah ! disait madame de Sévigné à son ami H. d'Orves, que vous
êtes gai ! que vous êtes gaillard ! que vous vous portez bien dans
ce Boulay ! que vous êtes content d'y être, et que vous adoucirez
bien là votre sang ! Vous y faites passer bien plus de lait qu'il n'y
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE l 'Il
a d'eau dans nos fleuves ! » Heureuse vie en fin de compte, occupée
à des riens qui représentent volontiers de grosses atï'aires ! heu-
reux état de ces âmes pacifiques et toutes remplies de la sécurité
d'une société régulière, sous une loi facile, dans une patrie
honorée! Il y avait une chanson dont le refrain plaisait beaucoup
aux bonnes gens de Rhodez :
Bergères,
Toujours légères,
Toujours bon temps!
Que les temps sont changés! « Nous avons du feu, pas de lait. »
C'est encore un mot de madame de Sévigné.
Il y a beaucoup de ce calme et de cet abandon des âmes cor-
rectes dans le récit du naïf historien se racontant sa propre en-
fance. Il se rappelle encore les moindres détails de l'existence de
chaque jour; il assiste à la messe le dimanche; il se voit lui-
même marchant à la suite de son père, qui va, le premier, suivi de
ses garçons, pendant que la mère arrive ensuite, ornée de ses trois
filles. A l'église, chacun avait sa place réservée. Au milieu de leurs
écoliers agenouillés, se tenaient les frères de la doctrine chrétienne,
à l'autre extrémité de l'église, et sur des bancs à dossier, sous les
fleurs de lis, la fleur du printemps et de la royauté de la France,
se tenaient gravement MM. les conseillers au présidial, MM. les
officiers des eaux et forêts, MM. les officiers municipaux en lon-
gues robes rouges bordées de noir. Entre ce banc vraiment royal et
ces frères des écoles, sur les dalles, se tenait le populaire. Si,
d'aventure, un des petits Monteil avait oublié ses heures, le père,
qui était assis sur les hauts sièges, passait son livre à l'enfant ou-
blieux, et le livre, recouvert d'un chamois violet, arrivait, de main
en main, à son adresse.
Nous n'avons pas encore dit au juste la profession de messin1
Jean Monteil. C'est une des lois de tout écrivain qui veut tenir en
éveil son lecteur, de garder toujours quelque chose en réserve. 11
128 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
était, le croirez-vous, races futures? conseiller du roi en sa qua-
lité de commissaire aux saisies réelles, c'est-à-dire qu'il était
chargé de l'administration des biens que retenait dame Justice.
Or, cette charge importante ne valait guère moins de quarante
mille livres, six fois le prix d'une charge de conseiller au présidial.
Eh bien (toute grandeur a ses peines), ce conseiller du roi se vit
forcé d'intenter un procès à MM. les conseillers au présidial, qui
l'empêchaient de s'asseoir sur le banc réservé aux magistrats de
la cité. L'affaire, portée au parlement de la province, ne dura guère
que six ans; tous les grands avocats du Rouergue y prirent la
parole, et, finalement, Jean Monteil et le bon droit l'emportèrent
haut la main. Voilà par quelle suite de dits et de contredits il était
parvenu à endosser la robe rouge et noire. Aux processions, il se
contentait d'un habit écarlate, et son privilège lui ouvrait les rangs
des frères jacobins, à la droite même du frère porte-croix. Autre
privilège de M. le conseiller du roi : il avait une stalle haute chez
nos pères les chartreux; on l'encensait, lui et monsieur son fils, et
pas un chartreux n'eût osé se permettre la distraction de ce prêtre
de Cybèle dont parle Biogène Laërce en ses livres. « Ce prêtre était
si distrait, qu'il mettait souvent l'encens à côté de l'encensoir. »
Je connais plus d'un critique aussi distrait que ce maladroit en-
censeur.
Outre ces honneurs rares et signalés, qui suffisaient, et au delà,
à ses modestes ambitions, M. Jean Monteil avait conquis, avait
usurpé un certain veto qui devait gêner quelque peu le système des
armées permanentes. Il faut entendre raconter à M. Monteil lui-
même la série et l'histoire de ces privilèges.
« Mon père, dit-il, qui était l'ami de tant de gens, n'avait garde
de négliger l'amitié du prévôt chargé du tirage de la milice. Ce
n'était certes pas pour faire exempter messieurs ses fils, qu'il
exemptait en effet à plusieurs titres : 1° comme officier royal;
2° comme avocat ; 3° il les exemptait aussi en sa qualité de sei-
gneur de fief. En revanche, il avait besoin d'aide et d'appui pour
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 129
faire exempter les domestiques de ses fermes, et, tous les deux ou
trois ans, il fallait qu'il s'ingéniât pour sauver de la milice une
couple ou deux de beaux garçons robustes et fleuris, que Dieu
semblait avoir créés et mis au monde tout exprès pour le service du
roi. Or, voici comment s'y prenait mon père en ces occasions diffi-
ciles : « M. Comboulas, » disait-il au prévôt, qui assistait avec ses
archers au tirage de la milice, « d'après les ordonnances, vous
» devez me passer un domestique. — J'en conviens, » disait
M. Comboulas. Aussitôt paraissait un villageois qui était bien le
domestique de mon père, mais qui était aussi, et en même temps,
garde-pré, garde-chasse, jardinier et laboureur. Il était vêtu, pour
la circonstance, d'un petit habit de serge verte, orné d'un pardon
de laine en guise de livrée. « Celui-là est exempt, » disait le prévôt.
« M. Comboulas, » reprenait mon père, « ma ferme est de neuf
» charrues; vous devez me passer un maître valet! — Va pour le
» maître valet, » disait le prévôt. « Monsieur Comboulas, je suis
» seigneur de Saint-Géniez-aux-Erres ; j'ai le droit de nommer
» les consuls ; or, je nomme consuls de cette année vos deux con-
» scrits Jacques , mon premier bouvier , et Guillaume , mon trâ-
» bouvier, c'est-à-dire mon second bouvier. » Et Jacques et Guil-
laume étaient consuls désignés de Saint-Géniez-aux-Erres, village
de trois maisons, lesquelles maisons composaient jadis une pa-
roisse. « Exempts! » disait le prévôt. Aussitôt, les consuls retour-
naient à leurs charrues, aussi tranquilles, pour le moins, que le
consul Régulus lorsqu'il s'en va passer les beaux jours à sa maison
de Tarente.
» Quant aux autres, je ne sais pas tout à fait comment s'y
prenait mon père ; il trouvait toujours une excuse, un motif, une
petite réforme par-ci, une petite maladie par-là. Cependant, il en
vint un, parmi ces miliciens, qui était si frais, si reposé, si ner-
veux, si gaillard : « Ah! pour celui-là, » s'écria le prévôt, « il
» n'y a point d'excuse; au moins, en voilà un que je garde. Au
i hapeau, mon drôle! au chapeau! — Monsieur, » dit mon père,
11.
130 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
« vous pouvez le faire partir, mais le faire marcher, on vous eu
» défie. — Nous verrons bien, » dit le prévôt. Et il interroge le
patient; alors, bonté du ciel! voilà ce garçon (il était un peu
bègue) qui se met à baragouiner un jargon inintelligible, et d'une
façon si plaisante, que le prévôt, les archers, l'assistance se met-
tent à rire comme des fous. « Exempt! » dit encore le prévôt. »
La bonne histoire! Et, quinze ans plus tard, quand il fallait, à
chaque année, une hécatombe de cent mille hommes, quand toute
famille était en deuil, quand tant de charrues, faute de bras, res-
taient oisives, quand c'était à peine, sur mille conscrits, si l'on
disait : « Exempt! » une ou deux fois, bien souvent ces pacifi-
ques Auvergnats ont dû vous regretter, digne monsieur Com-
boulas !
Hélas! ce bonheur, cette prospérité, cette abondance et ces
faciles sommeils, tous ces bonheurs de l'ancien monde allaient
disparaître au milieu des tempêtes. « Le 14 juillet 1789, une plus
grande cloche que le bourdon de la cathédrale se fit entendre au
fond même de l'Auvergne et du Rouergne, et ce premier coup de
tocsin fit plaisir à mon père ; au second coup, mon père eut grand'-
peur ! » Au second coup de cette cloche funèbre, tout se brisa ; car,
en dépit de la fable, en ces tempêtes sociales, le chêne et le roseau
eurent le même sort. D'abord, on fit tête à l'orage, et bien vite il
fallut reconnaître que l'orage était le plus fort. Plus de libertés,
plus de charges, plus de privilèges, plus d'honneurs, plus rien de
la fortune et des petites distinctions d'autrefois ; plus de galon d'or
au chapeau , plus de livrée au valet , plus de fleur de lis sur les
bancs de l'église, et bientôt plus de banc, et bientôt plus d'église!
Dans ces désastres et dans ces famines mêlées de meurtre, dans
ces cris de Ça ira et de Marseillaise (nous étions loin de votre
chanson, Bergères!), le ci-devant conseiller, le quasi-noble, le
magistrat, seigneur de fiefs et le père de famille, Jean Monteil, qui
passait naguère, la tête haute, la main fièrement posée sur sa
canne à pomme d'or, à travers ce peuple qui l'honorait, saluant
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 131
chacun et salué de tous chapeau bas, hélas! à peine il osait se
montrer; il n'était plus qu'un aristocrate, un ci-devant, un suspect!
Autour de lui le silence et la solitude. Chaque jour apportait un
meurtre, une spoliation, et cette terre volée au misérable égorgé
la veille rencontrait aussitôt un acheteur. Ces Auvergnats sont les
vrais enfants de la folle enchère ; ils achètent aussi volontiers un
vieux château qu'un vieux chaudron, pour peu que le vieux châ-
teau ne se vende pas plus cher. Du château féodal, ils avaient fait
bien vite une ferme, de la chapelle une grange, de la seigneurie un
bien national. Ainsi furent déchirés aux criées publiques les beaux
biens delà famille des Guiscards, les terres nobles du Dauphiné
d'Auvergne, les domaines de la duché d'Arpajon. Maître Jean Mon-
teil suivait d'un regard indigné ces jeux sanglants de la fortune
insolente. « A quoi s'amuse Jupiter? s'écriait un philosophe. Il
s'amuse en ce moment à exalter les choses viles , à abaisser les
choses grandes! » Ainsi pensait l'indigné Jean Monteil Dans ces
usurpations par force majeure, il voyait disparaître tous ses amis-
les uns après les autres. Le premier qui disparut sous le couteau,
son ami et son hôte, M. le baron d'Ussel, était, comme Nemrod,
un grand chasseur devant le Seigneur. Il aimait et cultivait la
vie avec le plus grand soin, ce digne baron, et cependant il était
très-économe , et même quelque chose au delà. C'était , par
exemple, un de ses tics : chaque dimanche, à peine l'aumônier
du château d'Ussel avait-il dit le dernier mot de l'évangile, aus-
sitôt M. le baron soufflait la chandelle au nez de l'aumônier. Écla-
tante leçon d'économie! en profitait qui voulait; le digne baron
en profitait tout le premier.
On vous épargne ici tous les meurtres de ces époques horribles!
A quoi bon revenir sans cesse et sans fin sur toutes ces horreurs?
« J'écris ces choses pour moi-même , uniquement pour me déli-
vrer des souvenirs qui m'obsèdent, et pour me consoler par le récit
de mes propres misères, qui ne sauraient profiter à l'imprévoyance
de l'époque où nous vivons. » Non ut sœculo meo prosit cujuê
13:2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
desperaia miser ia est! Ainsi parle un poëte de la renaissance;
il a raison, la honte et les douleurs du passé sont perdues pour
l'avenir. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait! dit le pro-
verbe; il est de fait que c'est un des privilèges des jeunes
gens, — l'imprévoyance, — et c'est le dernier repos des vieil-
lards, — l'impuissance. On nous a bercés de ces histoires; les
contes de l'ogre ont été remplacés, pour nos enfants, par ces
contes de la terreur ; la fée à la baguette d'or a cédé la place à ces
décrets sanglants de la Providence, épouvantée elle-même de ses
forfaits... Et maintenant à quoi nous ont servi ces drames terri-
bles dont notre mère elle-même avait été le témoin oculaire, et
quels utiles enseignements nous ont apportés ces échafauds rougis
du sang de nos aïeux? Que nous ont appris ces clubs, ces antres,
ces cavernes, ces motions, ces tambours, ces conspirations, ces
accusations, ces délations, ces mensonges, les circonstances et les
récits des meurtres de Paris, les fureurs de la Convention, ses
héros et ses doctrines, cette monarchie égorgée à outrance, ces
gémissements, ces malédictions, tant de larmes versées, tant de
sang répandu dont la vapeur obscurcit le ciel irrité, toutes les tra-
gédies et tous les drames contenus dans un seul et même drame,
précipitant dans un sombre désespoir ces âmes jusque-là inno-
centes et paisibles? Il me semble que c'est Platon lui-même qui
parle quelque part de ces tristesses, armées d'un grand clou très-
fort et très-pointu, qu'elles enfoncent dans le corps et dans l'âme
des hommes, afin que l'âme ait la même opinion que le corps. —
Justement, l'infortuné Jean Monteil se sentait percé de ces pointes
aiguës, et il ne songeait pas à se défendre. Ces lâches époques sont
châtiées par leur lâcheté même : elles suffiraient à déshonorer les
plus beaux caractères ; elles brisent les oppositions les plus géné-
reuses; elles vous tiennent incessamment dans l'état où vous plon-
gerait un mauvais rêve sorti de l'abîme; elles réduisent à néant
les trois genres de justice qui ne font qu'une seule et même jus-
ticc : elles refusent à Dieu ce qui lui revient dans nos respects,
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 433
aux hommes ce que leur doivent nos sympathies, aux morts elles
refusent un tombeau!
Ainsi, cet homme, qui était brave, intelligent, bien né, et qui
avait autour de lui tant de choses à défendre, il ne songeait même
pas à s'enfuir. Il avait élevé, dans les temps propices, deux jeunes
gens dont il avait fait deux secrétaires : Jérôme Dclpcch et Jules
Baulèze, le fils d'une ravaudeuse, et ses deux secrétaires étaient
passés dans les bureaux des districts. Là, ils furent témoins de bien
des crimes ; de temps à autre, ils disaient tout bas à leur ancien
maître : « Prenez garde ! hâtez-vous! fuyez !... » Jean Monteil ne
voulait rien entendre. Un jour, il apprit que le fils de la ravaudeuse
était accusé comme aristocrate ; un autre jour, il vit mourir Jérôme
Delpech, emporté par le typhus des prisons. Un jour, enfin, on vint
le prendre en sa maison ; il traversa, sans rencontrer un geste de
sympathie, un regard de pitié, ces rues désertes, où les chiens
même n'osaient plus aboyer. Il était perdu, cette fois; il apparte-
nait au bourreau ! Dans cette église des Cordelicrs, où naguère il
chantait les vêpres du haut de sa stalle en bois de chêne, il ren-
contra deux vieilles femmes agenouillées sur les débris de l'autel,
la Baulèze et une bonne vieille qui vendait des oublies aux enfants!
La ravaudeuse avait été jetée en cette prison, en sa qualité de
mère d'aristocrate, de l'aristocrate Baulèze! La marchande d'ou-
bliés chantait le Veni Creator! — La chute de Robespierre sauva
Jean Monteil, et tant d'autres ! Il sortit de sa prison, il en sortit
ruiné ou peu s'en faut. En retrouvant un peu de liberté, il retrouva
le courage; il vendit sa maison, il prit congé delà ville, il se retira
dans les champs, emportant ses enfants, ses livres, son christ
d'ivoire, sa tapisserie en toile, peinte, au prix de trois francs l'aune,
par quelque Terburg vagabond qui avait jeté sur ces tentures rus-
tiques, dans un pêle-mêle harmonieux, les fruits et les fleurs de
son caprice au milieu des neiges et du soleil de sa création. Dans
cette maison des champs s'arrangea et se blottit l'humble famille ;
on vécut de rien, on vécut de peu ; on attendit patiemment des
i'âi PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
jours meilleurs. Or, voici comment s'aperçut Jean Monteil que
l'ordre revenait peu à peu. Son fils aîné était un des employés de
la ville, et, quand le jeune homme avait à voyager, on lui requé-
rait un cheval : on vivait alors en pleine réquisition. Tant que la
terreur fut à Tordre du jour, la réquisition requérait les plus beaux
chevaux de la contrée ; peu à peu le requérant n'obtint que les
mauvais, et, bientôt après, il fallut se contenter des plus rétifs.
■ Ah! disait Jean Monteil, Dieu soit loué! il me semble, monsieur
mon fils, que votre municipalité ne fait plus peur à personne... i
Un jour, enfin, le jeune homme vint... à pied, i Bon ! dit le père
en riant de toutes ses forces, voilà la réquisition à vau-l'eau ! »
Tel était le chef de cette famille abandonnée à ses bons instincts,
depuis que la mère était morte, au commencement des années
sombres, emportant avec elle la vraie et sincère fortune de tous
ces êtres de sa tendresse, que le bon Dieu lui avait confiés !
II
Les .Maffelies el les Bandinelli. — Dame et demoiselle. — Les grands
événements de la vie de Marie Muzel. — La ménagerie bourgeoise. — L'n
déjeuner manqué. — Le mitron. — La vendange. — L'ange gardien
envolé.
« Elle mourut, dit M. Monteil en parlant de sa mère (et ce voile
funèbre ne gâte rien à l'énergie, à la beauté de cette douce image),
elle mourut environnée de tous ceux qu'elle aimait, dans une mai-
son à elle, que ses aïeux habitaient depuis tantôt deux ou trois
cents ans! » Vous l'entendez! il parle de deux ou trois siècle>,
comme nous parlerions d'une vingtaine d'années : cent ans de plus,
cent ans de moins, bagatelle! — Il se souvient seulement qu'il y
avait en ce temps-là, dans sa calme et heureuse province, un cer-
tain nombre de ces maisons roturières qui étaient aussi vieilles
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 135
que la cilé, tant le sol était solide et fort sur lequel ces maisons
élaient bâties. Les révolutions, les changements, les batailles,
les guerres, l'immense absorption que fait Paris, cette pompe as-
pirante et foulante , de toutes les forces et de toutes les intelli-
gences de la province , le hasard enfin , ce dieu nouveau , ont
cruellement dérangé la stabilité de ces générations bourgeoises,
qui avaient pour devise ce mot du droit romain : Qui tenct — tenet !
« Celui-là tient bien qui tient une fois. » Aujourd'hui, il n'y a plus
que la feuille qui tienne à l'arbre un instant.
Trois cents ans ! c'était pourtant le compte exact de cette de-
moiselle Monteil, une des plus humbles filles de la cité, bien que
son mari lui rappelât de temps à autre, qu'elle tenait par son père
aux Bandinelli d'Italie, et par sa mère à très-haut et très-puissant
seigneur Jacques de Maffettes , dont l'écusson se voyait encore à
demi effacé sur la muraille, et dont l'argenterie était chargée d'ar-
moiries! « Bon ! répondait la dame, ils sont bien loin, ces Bandi-
nelli, ces Florentins, et c'étaient, ce me semble, en leur temps,
d'assez médiocres sujets. Quanta M. de Maffettes, il avait fait
graver, j'en conviens, ses armes sur notre maison, et sur sa vais-
selle plate ou montée; il est fâcheux que la cour des aydes ait
gratté les armes et brisé l'argenterie des Maffettes comme rotu-
rière. » Elle avait donc une très-bonne âme et peu orgueilleuse,
cette jeune femme Monteil; elle ne songeait qu'à son père, le petit
marchand de drap, et non plus aux Maffettes qu'aux Bandinelli.
Ces Bandinelli, je les regrette, ils m'auraient servi à enfler ces
mémoires. Florence n'a pas oublié ce digne élève de Michel-Ange,
Baccio le sculpteur, cher à Léon X, protégé du grand Doria, et ce
Bandinelli eût été une belle alliance pour les Monteil, un vaste sujet
de déclamations, pour moi, leur historien. Comme aussi je me
serais fort bien arrangé d'une certaine parenté avec cette illustre
famille des Sévigné-Monteil, qui tenait aux Castellane de Provence,
une des plus grandes maisons de l'Europe. Il y a, Dieu merci, en-
core de ces Sévigné-Monteil dans le Midi; un de ces Monteil disait
136 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
un jour à fauteur de Y Histoire des Français : i Je veux vous faire
un procès, à ces fins de vous faire ouïr que vous n'avez pas le droit
de vous appeler Monteil ; je perdrai ma cause, et vous serez notre
cousin'. » Certes, il faut reconnaître au fond de cette plaisanterie
une certaine ambition honorable pour tout le monde; la droiture
et le bon sens de M. Alexis Monteil le préservèrent de la tentation.
11 se rappela le haut et puissant seigneur de Manettes et son ar-
genterie brisée, et il déclina l'honneur de l'honorable procès qu'on
voulait lui intenter. Il racontait très-bien cette anecdote, ajoutant
cependant que sa mère était devenue une dame deux ou trois ans
après avoir mis au monde son troisième fils , fils de M. Monteil,
avocat, et de mademoiselle Monteil, son épouse, disait le registre.
Être une dame, autrefois, et surtout à Rliodez, cela avait un sens
très-net et très-précis. « La femme d'un riche marchand , d'un
notaire, d'un médecin, d'un avocat, était mademoiselle! et la na-
tion des artisans, pour rien au monde, ne l'eût appelée madame ;
il n'y avait que les femmes des nobles et des conseillers au prési-
dial qui eussent le droit de prendre le titre de dame ! Aussitôt que
mon père fut conseiller du roi, ma mère fut dame, au vif conten-
tement de mon père, qui tenait en grand honneur les moindres
distinctions. »
Pour compter déjà deux ou trois cents ans d'existence, cette
maison de la rue Neuve, à Rhodez, n'en était pas plus gaie et plus
claire; elle était bâtie en grès noirâtre, et les croisées en croix de
pierre rappelaient le temps de la Ligue, et même le temps du bon
roi Louis XII. Plus tard , on fit la dépense utile d'ouvrir tout à
fait les fenêtres, et on les dégagea de la croix qui obstruait le jour.
Dans ces murs, la mère de famille était née ; elle y a passé son
enfance, sa jeunesse, son cage mûr; elle y est morte. Enfant, elle
avait eu deux aventures dans cette maison. Une fois, elle était
montée sur l'appui de la boutique de son père au moment où pas-
sait en voiture M. de Tourouvre, évêque de Rhodez ; elle fit même
au prélat une si belle révérence, qu'il lui dit avec un beau geste :
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 1:S7
« Bonjour, petite! » — Autre aventure : dix ans plus tard (elle était
encore toute jeunette , mais on l'appelait déjà la belle Marie), le
ruisseau de la rue avait subitement grossi, comme la belle Marie
revenait de l'église ; elle hésitait à franchir Tonde noire, lorsque
M. le juge-mage, en grande tenue, prit la belle enfant, sous les
deux bras et la porta de l'autre côté de l'eau. Il ne faudrait pas
croire cependant que mademoiselle Marie ait fait parler d'elle à
outrance. Elle était si réservée et si modeste, en dépit de ces deux
triomphes, qui auraient fait tourner la tête à toute autre fille, que
jamais on ne put lui persuader de venir danser aux violons dans
le beau salon du père de Jean Monteil. Et pourtant, ce Jean Mon-
teil n'avait guère alors que vingt-trois, vingt-quatre ans ; il était
la coqueluche des beautés de la ville , et pas une mère qui ne le
couchât en joue pour sa fille! En vain le père de Jean Monleil in-
vitait Marie avec sa mère, il lui disait que madame une telle y se-
rait, et madame une telle, et qu'on entendrait, sur sa vielle, Ternot
le ménestrel, Ternot de Longoustovi! Marie Mazel n'écoutait rien
de cette oreille-là ; ce que voyant, et qu'elle était la plus sage
comme la plus belle de toutes les filles à marier, Jean Monteil, qui
pouvait prétendre à des filles plus riches, et d'un rang plus élevé,
se décida à demander en mariage l'ingénue et belle Marie Mazel.
Ainsi, la voilà mariée.... On la voyait peu, tant qu'elle fut une
jeune fille; à peine mariée, on ne la vit plus. La seule et unique
fois qu'elle parut en publie, ce fut un matin, dans un château voi-
sin, où, d'une voix douce et fraîche comme son visage, elle chanta
l'aubade à la porte nuptiale d'une nouvelle mariée, et, depuis ce
jour de grande exception, on ne l'entendit plus chanter qu'au ber-
ceau de ses enfants. Elle n'a reçu qu'une visite, elle n'a fait qu'une
visite, une seule en toute sa vie, et ce furent encore deux grands
événements qui vinrent compléter les deux grands événements de
son enfance et de sa jeunesse. Il arriva donc que le nouveau gou-
verneur de Rhodez, étant en train de faire ses visites de bon avè-
nement aux principaux de la ville, se fit annoncer chez madame
1-2
433 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Monteil. La dame était dans sa cuisine; c'était autrefois la pièce
habitée de la maison. La servante du logis, voyant ce grand
seigneur qui demandait madame, le fit entrer dans l'endroit où
madame se tenait de préférence, et ce fut à grand'peine si mon-
seigneur trouva une chaise où s'asseoir. Vous jugez de l'embarras,
et si la maîtresse de céans fut mal à Taise jusqu'au moment où
son mari, entendant ce remue-ménage, vint à son secours. Au
contraire , 0 misère ! il fallut une autre fois que ce fût madame
Monteil qui fît une visite à la princesse de Rosbac. La princesse
de Rosbac !... En vain la pauvre femme prie et supplie, il faut
obéir. Donc, elle se fait belle, elle prend ses jupes, son visage des
dimanches; elle arrive enfin, émue et tremblante, et la princesse
la fait asseoir à ses côtés , l'encourageant à parler avec mille
bonnes grâces. Vains efforts! l'humble bourgeoise ne sut que dire
à cette grande dame, et elle rentra dans sa maison, délivrée enfin
de sa quatrième et dernière aventure. Ici , en effet, s'arrêtent les
grands événements qui devaient signaler ces heureuses et paisibles
journées. Après cette visite à la princesse de Rosbac, la jeune
femme se dit à elle-même qu'elle avait définitivement obéi à
toutes les exigences du monde, et, désormais tout entière à ses
devoirs de mère de famille, elle resta cachée , obscure, timide,
humble; on ne la vit plus jamais au dehors, sinon pour aller à
l'église; à peine on l'entendait à l'intérieur de ses domaines, et
pourtant elle était la maîtresse absolue dans son gouvernement.
Ce qu'elle disait était un ordre , ce qu'elle faisait était bien fait ;
elle réglait toutes choses , elle entrait dans les moindres détail? ;
la première, elle était debout le matin; la nuit venue, et quand
tout dormait autour d'elle, elle se couchait enfin. Un quart d'heure
avant que la cloche du collège appelât ses enfants dans leur classe,
elle faisait déjeuner son petit monde : des fruits en été, de la ga-
lette en hiver, du pain de fleur de seigle en tout temps; ajoutez à
ce déjeuner frugal un doigt de vin, et tout était dit. Elle déjeunait
de la même faron , tout en rangeant autour d'elle, ou bien elle
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE J3Ï)
lisait le thème et la version de la veille; si elle ne comprenait p;is
le français de la version, elle disait qu'elle était mauvaise à coup
sûr; si elle comprenait le latin du thème, elle disait qu'il n'était
pas bon certainement. Les enfants partis, elle rentrait un instant
dans sa chambre , parquetée, boisée, plafonnée et tapissée d'une
tenture de feltrine, et, sa toilette faite, elle descendait à sa chère
cuisine, où elle passait sa vie à coudre, à acheter et à vendre, à
raccommoder les hardes de ses garnements. A peine une fois l'an,
elle habitait un vaste salon qui était froid, humide et garni de
fauteuils enfouis dans leur immuable fourreau de toile bleue. On
dînait dans la cuisine; il y faisait chaud en hiver, frais en été;
elle était gaie en toute saison ; la table y était toute dressée, une
table en noyer, portée sur un lourd ployant, et l'on peut dire qu'à
chaque repas les dix-huit jambes de la famille avaient grand'
peine à se combiner, à s'arranger à leur belle aise. Le dîner même
ressemblait à l'accomplissement d'un devoir dans cette maison
correcte et chrétienne. Le Benedicite et les Grâces suivaient et
précédaient chaque repas ; on dînait à onze heures, on soupait à
six heures; la table était servie en linge gris, en faïence brune;
ici les couverts d'argent, plus bas les couverts d'étain; le père
était assis du côté du feu entre ses deux fils aînés, la mère entre
les deux plus jeunes enfants; c'était elle qui coupait, tranchait,
et servait chacun d'après son rang, en qualité et en quantité;
« ni trop ni trop peu, » c'était sa maxime, et ces repas, si simples
et si bien réglés , rappelaient chaque jour cette définition de la
table, lorsque le bon Plufarque appelle la table, « une société qui,
par le commerce du plaisir et par l'entremise des grâces, se change
en amitié et en concorde. » Athénée appelait cette table du père
de famille d'un mot grec qui veut dire charité et bienveillance tout
ensemble. « 11 me semble, dit-il, que la même nourriture, pro-
duisant les mêmes qualités dans le sang et dans les esprits, pro-
duise la même sympathie entre les convives et qu'ils deviennent
un même corps, une même âme. »
140 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
On raconte aussi qu'un général athénien, à table avec ses en-
fants, leur disait souvent qu'un repas sage et bien entendu était
un conciliabule des dieux propices. — Mensœ deos adesse, disait
Ovide en ses heureuses chansons.
Le souvenir du double repas qu'il faisait enfant chez son père
et sa mère, est resté d'autant plus dans la reconnaissance de
M. Monteil, qu'il est peut-être l'homme de France, et à coup sûr
l'écrivain de tous les temps qui ait mené la vie la plus sobre, et
qui se soit abstenu plus entièrement de toute superfluité dans le
boire et le manger. Il vivait de rien; il mangeait seul; il ne s'est
pas assis deux fois, que je sache, à la table d'un ami. En vain on le
priait, on le suppliait ; en vain les femmes les plus charmantes lui
disaient d'une voix tendre : ■ Soyez des nôtres ! » il s'en allait, et
dînait à sa guise, en marchant, d'un petit pain! Ah! le féroce!
Après trente ans de séparation, il rencontre un jour, sur le boule-
vard de la Bastille, un sien ami, un philosophe de son espèce, un
stoïque. Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre, et, quand ils se
sont embrassés tout à leur aise : ■ Ah çà ! dit M. Monteil, tu déjeu-
neras dimanche à Passy, chez moi, avec moi? » L'autre accepte.
i Mais, dit Monteil, ne viens pas avant neuf heures et demie,
entends-tu? — C'est convenu. » Les deux amis se séparent, et, le
dimanche suivant, l'ami retrouvé s'en va d'un pied léger à Passy.
11 monte (en ce temps-là, M. Delessert, cet homme excellent, qui
a laissé sur ces collines heureuses tant de bons et charmants sou-
venirs, n'avait pas aplani la vallée, abaissé la montagne, et la
montagne était rude à franchira ; il monte, il grimpe ; il arrive chez
son ami Monteil ; et il était neuf heures et quelques minutes seu-
lement. Porte close ! En vain il frappe, il frappe à la porte de sou
ami, rien ne bouge! A la fin, notre affamé découvre, au coin du
palier, un pot de grès qui pouvait bien contenir pour quatre sous
de lait, et, sur ce pot, deux petits pains d'un sou chacun. «Bon ! •
dit-il. Il boit la moitié du lait; c'était son droit; il emporte un des
deux pains de la fournée, et, sur la porte fermée, il écrit à la craie :
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 141
« Ami Monteil, ne vous dérangez pas, j'ai déjeuné! » Sur Pentre-
faite sonne l'heure et sa fraction. La porte s'ouvre, et M. Monteil,
lisant l'inscription de son ami : « Le malheureux ! dit-il, il ne saura
jamais ce qu'il a perdu !... » Il conscnait, pour cette fête inter-
rompue, un pot de cerises confites par sa femme, il y avait dix ans,
sous le consulat de Plancus.
Pensez donc alors s'il se rappelait avec délices les gais et faciles
repas de son enfance, quand, le père ayant salué la mère de famille,
qui lui rendait gravement son salut, chacun prenait sa part de ces
festins de l'âge d'argent, en compagnie de ces cœurs de l'âge d'or.
Quant à la carte de ces festins, elle était peu variée, et telle était
la loi de ces tables frugales, que le même plat revenait invariable-
ment chaque année, à la même heure et le même jour. Chaque
année apportait à cette table indulgente ses biens de chaque saison,
jusqu'au moment où le mitron se montrait à la ville enchantée, au
son de ses sonnettes argentines. Ah ! le mitron! c'est le nom de
l'ànc aux montagnes du Rouergue. Quand l'heure arrivait du raisin
frais, à demi caché sous la feuillée en octobre, arrivait aussi le
mitron, la tète haute, entre ses deux paniers chargés des premières
vendanges ; il arrivait , annonçant les fêtes des vacances prochaines,
et faisant sonner ses sonnettes. Il faisait ainsi trois ou quatre
voyages de la vigne à la ville et de la ville à la vigne, et, quand la
maison de Rhodez était suffisamment garnie et approvisionnée de
raisins dorés par le calme soleil (délicieuse espérance des goûters
de l'hiver), aussitôt la famille entière prenait sa volée, aussitôt
commençait la fête des vendanges définitives,, la fête de l'espérance
du vin nouveau. Pour les gens du Nord, ce n'est rien ce mol
vendange! A ce souvenir, un homme du Midi sent battre son
coeur, et soudain lui apparaissent en leur déshabillé charmant les
belles heures de son enfance, — en pleine santé, en pleine abon-
dance, en pleine sécurité de l'âme et d'un beau jour. De Rhodez
même, on allait aux vignes en grand triomphe. Premièrement, on
avait grand soin d'asseoir la mère de famille sur le dos d'une douce
is.
142 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
et paisible haquenée; les enfants, montés sur les ânes, faisaient
cortège à leur mère ; les domestiques et les vendangeurs suivaient
à pied, le panier au bras; l'ovation amenait à sa suite un char
rustique, attelé de deux bœufs; le char était rempli de pains savou-
reux et des grandes formes de fromage du Cantal Quatre lieues
séparaient la ville du vallon, quatre lieues sans fin, par un terrain
étiolé, parsemé de prunelliers sauvages; mais plus la route est
longue, plus le charme est grand, lorsque, tout à coup, à ces
beaux regards impatients viennent s'ouvrir ces vallons de Tempe,
chargés de vignes et d'arbres fruitiers ! Et la vigne, et la pomme
dorée, et le pampre ami des hauteurs, et la pêche balancée au vent
du midi s'en vont franchissant ces douces collines de compagnie,
et décorant de leurs splendeurs savoureuses ces longues exposi-
tions où la feuille verte de l'été, mêlée à la feuille jaunissante de
l'automne, protège le raisin mûr contre les rayons du soleil. Oh !
la joie! et les enfants de crier : Terre, terre ! et de s'emparer de
leurs domaines à la façon de Guillaume, ivre à l'avance de sa con-
quête.
Dans les vignes de Monteil le père, madame Monteil seule était
sérieuse : elle restait d'ordinaire au logis, ne se sentant pas assez
vaillante pour franchir les terrasses à travers ces ceps, pareils à des
buissons d'épines ; elle se plaisait dans le pré attenant à la maison,
sous quelques arbres touffus dont elle aimait l'ombre et le frais:
elle se promenait seule, en silence, et, quand par hasard son fils
Alexis lui tenait compagnie, il sentait, au tressaillement de la main
maternelle, que sa mère était heureuse! « Elle était elle-même si
charmante! Un si tendre parler, un si doux sourire! » Sa conver-
sation était remplie de peintures, de poésie et de sel, comme ks
bons morceaux des romans de Le Sage. — Elle se plaisait en
mille causeries avec elle-même. — « On la voyait des heures en-
tières à sa fenêtre et les yeux levés au ciel. « Ma chère femme, à
quoi pensez-vous? a lui disait mon père. « A l'éternité! ■ répon-
dait-elle de cette douce voix qui allait à l'àme. Cette noble tête se
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 143
penchait sans épouvante au-dessus de ces abîmes sans fin, sans
limites, au delà du temps, au delà de l'espace... dans l'éternité!
Il ne fallait pas moins de quinze grands jours pour venir à bout
de cette vendange; après quoi s'en allait chaque vendangeur, em-
portant pour sa peine une pièce de trente sous et son panier plein
de raisins. Plus calme alors, la maison s'ouvrait aux bonnes amies
de madame Monteil : la Laforeste, qui l'embrassait à l'étouffer ; la
Derelate, une bonne et douce créature qui ne voyait qu'une fois
par an ces belles choses : l'espace, la verdure et le soleil ! Il y
venait aussi la jeune femme d'un vieux procureur, puis une belle
artisane, monteuse de coiffes, qui parlait des modes de la ville à
ces campagnes étonnées. Le père Grosset avait son tour; c'était
un janséniste tout ridé, qui s'était battu vaillamment contre la bulle
au temps des grandes batailles théologiques. Il avait le mot pour
rire, ce savant père! De ces histoires, j'en passe et des meilleures,
je n'ose pas insister sur ces enfantillages charmants, tant j'aurais
peur de toucher d'une main maladroite à ces fibres du cœur hu-
main où frémit encore en mille harmonies le son divin des jeunes
années. La naïveté est un privilège que donnent l'âge, l'autorité,
l'approbation, le consentement unanime, le génie! Il faut être Un
enfant, ou, tout au moins, il faut être M. Monteil septuagénaite
pour raconter ces choses enfantines. — Nous devons cependant
consigner ici quelques-uns des préceptes de cet esprit ferme et
juste. Madame Monteil disait qu'une mère de six enfants n'avait
pas le droit de se dépenser au dehors ; elle disait aussi : « La route
est longue; allons droit devant nous; une fois au but, nous aurons
le droit de nous reposer et de nous plaindre. » Par exemple, elle
enseigna à ses enfants qu'il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu,
à César ce qui est à César. Elle avait un sien voisin qui était tout
ensemble épicier et consul du faubourg : quand l'épicier se pré-
sentait chez elle dans l'exercice de ses fonctions, elle ne l'eût pas
fait asseoir pour un empire; mais, si, le jour suivant, le sérénis-
sime consul se montrait dans l'exercice de sa charge, aussitôt ellr
144 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
retroussait sa robe comme à l'église, et elle dessinait ses plus
belles révérences. « C'est le magistrat, dit-elle, il le faut saluer
comme il convient. »
Elle mourut comme une sainte qui se souvient qu'elle est mère ;
elle emportait dans sa tombe honorée la fortune de cette famille
dont elle avait été l'ange gardien. La maison se fût relevée peut-
être après les misères de la Terreur, si elle eût retrouvé cette reine
active et bienveillante du foyer domestique! elle était l' économie,
elle était la règle, elle était le frein, elle était l'espérance, la con-
solation et le conseil de ce petit monde, soumis à sa loi bienveil-
lante, c Elle est tombée en poussière, et notre maison est tombée
avec elle ! » Ainsi son fils , son petit Alexis , la pleurait à la dis-
tance de soixante et dix ans.
III
If. Vaine. — 1/évéque de Rhodcz el le candidat en Idéologie. — Infor-
tunes amoureuses et politiques de M. l'aine. — La bande (te Charrié. —
Lu héros malgré lui. — H. de Caveyrae, ou le gentilhomme pour rire. —
Comment on venait du Roueriiue à Paris, en ce temps-là. — Fin roturière
du chevalier. — Maître Fontenilles.
Accipe Danaum insidias,... c'est-à-dire écoutez maintenant
l'histoire des Français et des Françaises des divers états dont se
composait la famille de Jean Monteil. — M. F aine s'appelait
Jean -Baptiste-Jacques ; il se vantait d'avoir vu les jésuites, mais
la, devrais, de purs, de sincères jésuites, des jésuites comme ou
n'en voyait plus. Il avait vu M. le duc de Richelieu, et il l'avait
tlairé en passant comme on flaire un brin de muguet. A Toulouse,
il avait été un des six mille lions qui avaient assiégé le capitale ;
il aurait pu être un des quinze écoliers qui se firent tuer à l'assaut
de celte roche Tarpéienhe. Malheur aux vaincus! Cette fois, ce
fut le Capitole qui écrasa les Gaulois.
M. l'aîné portait le chapeau galonné '■! L'hahil d'un parfait cava-
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 145
lier ; moins l'épée ; il jouait de la guitare et donnait des sérénades
aux jeunes pensionnaires de Sainte-Catherine. Évidemment, il était
né pour la guerre ; il s'appelait lui-même ayathos (bon, brave à la
guerre), comme dans les Racines grecques; c'est pourquoi il
voulut se faire avocat. Comment il fut reçu avocat, on n'en sait
rien, à moins qu'il n'ait trouvé, pour l'interroger, ce bon M. de
Lusignan, évêque de Rhodez. M. de Lusignan, comme il présidait
un acte de théologie, eut pitié d'un jeune clerc qui était resté
court et ne savait plus que répondre au docteur qui l'interrogeait.
« Vous le troublez, dit M. de Lusignan au maître des arts; laissez-
moi l'interroger, vous verrez s'il ne va pas répondre à merveille. »
En même temps, il se tournait vers le jeune homme. « Mon ami,
lui dit-il, quel âge avez-vous? — Vingt ans, monseigneur. — Bon,
cela! Comment se nomme votre père? — Il s'appelle Jean Leroux.
— Très bien ! —Où logez-vous? — A la ferme des Aunes. — Amer-
veille ! Et combien avez-vous de sœurs? — Trois. — De frères? —
Cinq. — Et,cematin,qu'avez-vous fait? — Je me suis levé... Je me
suis habillé... J'ai fait ma prière!... » Alors le prélat, interrom-
pant le jeune clerc : « Voilà ce qui s'appelle répondre, mon
enfant ! Vous serez quelque jour un grand docteur. »
M. l'aîné fut donc avocat, musicien etpoëte. Quand il fut reçu
avocat, M. l'aîné voulut essayer son éloquence naissante sur un
petit voleur de grand chemin, et son client ne fut. condamné aux
galères que pour toute sa vie. Alors, quand Jean Monteil vit que
son fils était un avocat pour tout de bon, il songea à le marier
avec une sienne cousine d'au delà des monts, dont le père était un
riche agriculteur. Sur ce projet, voilà le vieux Jean Monteil qui
franchit la montagne; il arrive; il est le bienvenu chez son cou-
sin; il fait ses offres, on ne lui dit pas non : « Seulement, lui
dit-on, je veux rendre la réponse sur vos terres, mon compère. » Le
fait est que, huit jours après la visite de Jean Monteil, celui-ci vit
arriver chez lui son bon parent, le père de la fille à marier, lequel
père était accompagné d'un certain M. de Monlfnl qui était 1k1! o\
146 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
bien seigneur d'un fief, et le conseil de notre demi-manant. —
« Qu'en dit M. de Montfol? » demandait à chaque instant le père de
la prétendue; et M. de Montfol répondait d'un geste équivoque.
11 virent tout, la maison de ville et la maison des champs; ils
calculèrent ce que les meubles pouvaient valoir, ce que les vignes
pouvaient rapporter; ils s'informèrent discrètement du préciput
et du hors-part. Seulement, ils oublièrent de demander où était
le futur gendre, — l'aîné. M. l'aîné cependant donnait des séré-
nades aux filles du voisinage ; il comptait sur ses fleurs, sur ses
grâces, sur ses distiques, chansonnettes et sonnets pour dompter
le cœur de l'inhumaine... Et, comme il était en train d'ali-
gner son martyre avec son délire, il se trouva que l'inhumaine
épousa, à la barbe de M. l'aîné, un jeune cadet non apanage qui
parlait en bonne prose; à ces causes, messire Jean-Baptiste-Jacques
Monteil, malgré ses droits d'aînesse, fut avisé d'aller chercher
fortune ailleurs.
Cet aîné eut le grand malheur de venir au monde au moment
où tous les droits anciens, y compris le droit d'aînesse, allaient
être absorbés par le droit nouveau. Il fut la victime du monde féo-
dal, qui l'écrasa sous ses ruines. La Révolution lui fit peur autant
que s'il eût porté un des grands noms du royaume de France, et il
se sauva dans les montagnes du Gévaudan, où il se plaignait tous
bas de ses grandeurs. « S'il vous arrive des malheurs dignes des
fautes que vous avez faites, ne soyez pas assez injuste pour en
accuser les dieux! » C'est le mot d'un sage, et notre aîné, en
son gîte songeant, en était venu, lui aussi, à ne pas accuser les
dieux de son infortune. Il s'accusait lui-même d'arrogance, d'or-
gueil, de vanité, d'imprévoyance. La nécessité en avait fait un
homme brave. Dans ce Gévaudan, il arriva qu'un ex-notaire royal
de village, un Monk en sabots, nommé Charrié, entreprit de réta-
blir la monarchie et le roi légitime. A la tête de cinq ou six mille
paysans armés de bâtons, et portant au chapeau une cocarde en
papier blanc, Charrié se mit en campagne, et bientôt il s'empara.
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 147
sans coup férir, de Mende et de Marvejols. Puis, comme il voulait
renforcer son armée de quelques braves gens, le grand Charrié fit
de notre aîné un colonel. Le colonel Monteil! cela sonnait bien,
cela sonnait creux, cela sonnait l'exil ou tout au moins l'échafaud :
comment faire? Accepter était dangereux, refuser était difficile.
Ici, Charrié et sa bande, et là-bas le comité de salut public ! Il y
avait bien un moyen terme : l'héroïsme ; on pouvait répondre aux
proscripteurs un de ces mots dignes des vieux Grecs : « Les Athé-
niens te chassent de leur ville... Et moi, répond l'exilé, je les
condamne à y rester. » 11 y avait encore un beau mot à emprunter
à l'histoire de ces républiques turbulentes qui punissaient de leur
vertu même les plus grands citoyens. « Chère patrie, adieu! disait
Solon ; moi absent, et c'est ce qui me fâche, tu restes privée du
dernier ennemi de Pisistrate ! » Il y avait aussi Anaxagore qui
disait : « Je suis banni des Athéniens, dites-vous? Eh ! ce sont les
Athéniens que je bannis loin de moi. » L'aîné des Monteil n'en
savait pas si long ; il eut recours à une ruse qui consistait à porter
une cocarde tricolore au dedans et blanche au dehors. Il en était
quitte pour retourner sa cocarde du bon côté, du côté où souffle le
vent, du côté des forts, des puissants, des vainqueurs. « Ayez le
vent en poupe, et vous trouverez toujours de bonnes gens pour
monter dans votre barque. » C'est un mot de Tacite : Ubi sis in-
gressus, studia et ministras. Quand enfin sa ruse eut été décou-
verte, M. l'aîné se cacha dans le plus humble réduit de sa basse-
cour. Un aîné, un colonel, au milieu des poules effarouchées!
C'est comme on a l'honneur de vous le dire, et trop heureux fut-il
d'échapper au sort de Charrié, et de cultiver en paix, au milieu des
guerres de l'Empire, les deux pommes de terre en crédit dans son
canton, la noire et lajaune, le raisin blanc et le raisin noir, excel-
lents raisins à brasser du vin de Gévaudan, s'il faut l'appeler par
srm nom...
Et quo le nominc dicara,
Rhelica ?
148 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Douce piquette! elle est vin d'été aux rudes gosiers des regnicoles
de Marvejols.
Ce que c'est que de nous! En dépit de ces hauts faits, notre
aîné finit par dépérir comme un autre homme. A soixante ans qu'il
avait ou. plutôt à soixante ans qu'il n'avait plus, il ajouta un rhume,
au rhume un catarrhe, et il mourut muni de tous les sacrements
de l'Église ; ce qui n était jamais arrivé à aucun chevalier errant,
pour finir comme finissait je ne sais quel roman espagnol.
Quant au puîné de cet aîné des Monteil, toucher à cette biogra-
phie, à proprement dire, c'est remuer un nid de guêpes, et jamais,
que je sache, l'aveugle déesse de la fortune ne traita ses jouets
d'une façon plus incivile. On appelait ce gentilhomme Caveyrac, du
nom d'un fief qui était un peu le fief des brouillards.
El le doux Caveyrac, el Trubfet, et tant d'aulres...
C'est un nom de la satire ; le Caveyrac de la satire était un bandit,
mais un bandit plein de foi, qui avait eu le malheur de faire l'apologie
de la Saint-Barthélémy, et certes, Jean Monteil ne savait pas la honte
attachée à ce nom, lorsqu'il en décorait monsieur son deuxième
fils. Caveyrac était ce qu'on appelle un bon vivant, un plaisant. La
première plaisanterie de Caveyrac fut de dédier sa thèse en latin à
la ville de Rhodez : Almœ parenti! et, l'ingrate ! elle a oublié sans
doute ce titre d'honneur. Cette plaisanterie annonçait en Caveyrac
mille bonnes farces plus plaisantes celles-ci que celles-là. Toutes ses
promesses furent tenues et un peu au delà. Quelle farce il a faite
à ce vieil orfèvre qui épousait une jeune femme sans le consente-
ment de Caveyrac ! Quelle farce il a faite à cet autre marié qui
voulait ramener d'Albi sa jeune femme sans payer aux jeunes gens
de Rhodez les droits de la bienvenue ! En a-t-il fait de toutes les
couleurs ce Roger-Bontemps de Caveyrac! Grâce à lui, la ville de
Rhodez a pu voir en un jour quatre représentations iïEsther jouée
par des amateurs! Rhodez n'avait vu jusqu'à ce jour que des co-
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 449
médiens venus de Lyon ou de Toulouse; elle fut bien heureuse et
bien fière en voyant un de ses fils représenter si dignement le roi
Assuérus. Dans toute la ville, on ne jurait que par Caveyrac ; c'est
lui qui frappait aux portes la nuit, réveillait la maison endormie :
Au feu ! au feu! c'est lui qui décrochait les enseignes, plaçant
la sage-femme à la porte du cabaret, et le bouchon du cabaret à
la porte du conseiller ! Aux processions, il agaçait les pénitents
blancs dans leur sac de toile, et lui-même, à travers sa capuce
froncée, il faisait aux fidèles d'horribles grimaces. Était-il drôle,
amusant, et désopilant, cet être-là ! Était-il le bienvenu chez les
marchands, chez les bourgeois, voire à l'église et parmi les ton-
surés ! Et quand il partit pour se faire recevoir avocat au parlement
de Paris, que de larmes ! que de regrets! « Caveyrac ! » criaient les
jeunes gens dont il était le prince et le modèle ; princeps juven-
tutis! L'écho répondait : « Caveyrac! »
Pleurez, amours ! grâces, pleurez !
En ce temps-là, qui osait se rendre de Rhodez à Paris, allait
prendre à Clermont le coche de voiture et payait sa place quatre
louis d'or. C'était beaucoup d'or, quatre louis, en ce temps-là ; aussi
l'usage était d'acheter un cheval au plus bas prix possible, de le
pousser autant que possible, et de l'amener à Paris mort ou vif
autant que possible. Avec un peu de chance heureuse, vous ven-
diez votre monture pour une pièce de trente sous, et vous suspen-
diez la bride en guise ôi1 ex-voto, à la muraille du chevalier Dieche,
un gentilhomme auvergnat qui était le protecteur, l'ami, le con-
seiller, le répondant de tous les enfants du Pioucrgue. »
Caveyrac, notre puîné, était digne, à tout prendre, de jouer le
rôle du fils aîné dans quelque bonne maison d'autrefois. A force
d'être bon à tout, il arriva qu'il ne fut bon à rien. Il eut des maux
de nerfs comme un petit-maître, et des vapeurs comme une petite-
maîtresse; il voulait être avocat, il voulait être agriculteur, il finit
15
150 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
par être arbitre-arpenteur. Il mourut de gras fondu, à l'âge de
quatre-vingt-deux ans, très-estimé dans la ville de Saint-Geniès,
dont il était l'ornement. On écrivit sur sa tombe l'épithète consa-
crée : « Bon père, bon époux, bon ami. De profundis! »
Le deuxième puîné , le dernier frère enfin , vous représente le
fléau que renferme en son sein toute famille bourgeoise un peu nom-
breuse, soit que l'homme tourne mal, et se mette à déshonorer un
nom honorable, soit que, l'honneur étant sauf, l'infortuné tombe
à plaisir dans les abîmes du vice, de la paresse, de l'inconduite.
On a vu les plus grandes maisons et les renommées les mieux
méritées attristées ou compromises par ces misères inévitables, par
ces hontes auxquelles toute la prudence humaine ne peut rien cor-
riger. Par exemple, voyez ce Fontenilles (c'est le nom du troisième
Monteil) : enfant, il apprend à peine un peu de latin, qu'il oublie à
boire comme un sonneur en compagnie de cordeliers. A seize ans,
il s'engage dans un régiment provincial; soldat en 1792, rien ne
lui était plus facile que d'arriver aux grandes choses, l'heure était
bonne à coup sûr, et, parmi les gens de son âge, quelle ardeur à
partir!
J'ai d'une lieutenance
Tout récemment demandé la faveur;
Mille rivaux briguaient la préférence
C'est une presse. En vain Mars en fureur
De la patrie a moissonné la fleur :
Plus on en tue et plus il s'en présente.
Ils vont trottant des bords de la Charente,
De ceux du Lot, de ceux du Champenois
Et de Provence et des monts franc-comtois,
En botte, en guêtre et surtout en guenille,
Tous assiégeant la porte de Crémille
Pour obtenir des maîtres de leur sort
Un beau brevet qui les mène à la mnrl.
Maître Fontenilles n'avait pas tant de hâte ; il se fit mettre en
prison, il en sortit; il eut une dispute avec le régiment de Royal-
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 151
Vermandois, qui voulut le mettre en pièces. A chaque disgrâce, il
revenait au colombier, comme font ces parasites des familles
pauvres qui ne songent qu'à faire régulièrement leurs quatre repas
par jour. Fruges consumera nati ! La République heureusement se
contenta de ce Fontenilles, et elle en fit... un tambour. Il alla
ainsi , tambour battant, jusqu'à Nice , et ses chefs se plaignaient
déjà de ses fantaisies. Un matin, comme il était en ses jours de
flânerie, il arriva que notre tambour poussa sa reconnaissance
imprudente au delà d'Oneille, et non loin de Gênes la Superbe.
Il fut arrêté comme déserteur sans bagages, et conduit devant ses
juges, Salicetti et Robespierre le jeune. Il se défendit comme un
beau diable; on lui fit grâce, on le renvoya dans ses foyers, où il
revint en haillons. Pendant vingt ans que ce héros se reposa de sa
gloire, il dévora, sans rien faire, le blé de cette humble métairie;
pendant vingt ans, il se promena de la vallée à la plaine et de la
plaine à la vallée, à charge à tous, inutile à lui-même, sans souci
de la veille, et pour le lendemain sans inquiétude. Tout inutile
qu'était cet homme, il y a cependant un salutaire enseignement à
retirer de sa mort. Voici la note que je retrouve à son propos dans
les papiers de M. Monteil :
« La dernière fois que je le vis, je le rencontrai sur le pont du
Pecq (30 décembre 1815) ; il allait à Saint-Germain; moi, j'allais à
Paris; il était à pied, j'étais à pied ; il s'obstina à rebrousser che-
min; il avait, disait-il, affaire à l'hôpital. En vain je le prie et le
supplie de venir s'installer dans ma chambre, où je le veux entourer
des soins les plus tendres; il voulut absolument entrer à l'hôpital.
Je le menai à l'hospice Saint-Louis, où il fut reçu dans le ser-
vice même de M. Alibert. J'étais alors ce que j'ai toujours été, un
homme pauvre et gagnant chaque jour son pain de chaque jour.
J'habitais à Saint-Germain, j'avais une place à Saint-Cyr; je
venais voir mon frère à Paris. Quand je retournai à Saint-Cyr, à
l'époque des examens, je recommandai que toutes mes lettres me
fussent envoyées à l'École militaire. Une de ces lettres fut égarée,
152 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
et, le jour même où tout joyeux j'allais pour chercher et reprendre
mon frère... il était mort ! « Monsieur, me dit un malade, son voisin,
vous venez trop tard, on l'a passé cette nuit, à deux heures. »
Il était mort, le pauvre Fontenilles , appelant son frère à son
aide ; au plus fort de cette agonie horrible, il racontait son enfance
heureuse et les respects dont la maison maternelle était entourée.
Dans une dernière convulsion, il se dressa sur son lit pour arracher
l'étiquette funèbre où son nom était attaché. A ces affreux spec-
tacles, on se rappelle, malgré soi, ce conseil d'un philosophe cyni-
que : i II faut se munir dans la vie, ou de raison pour se conduire, ou
d'un licou pour se pendre. » Eh ! oui, ceci est l'histoire universelle
de tous les malheureux qui dépensent leur vie en ces incroyables
négligences. Pas de milieu, le suicide ou l'hôpital. A quoi donc
ont servi à cette famille, vous le voyez, tant de soins, tant d'exemples,
tant de leçons du père et de la mère? A produire un vaniteux, un
poltron, un paresseux, trois braves gens parfaitement inutiles, un
fardeau, inutile pondus ! Ce n'est pas ceux-là, même dans leur
misère , que l'on peut comparer à ces pièces tragiques mais
éclatantes, dont parle un poëte ; la fin est tragique, mais le com-
mencement et le milieu ont été sans éclat.
Pour se reposer de ces histoires lamentables, M. Monteil ren-
contre, il est vrai, quelques douces et touchantes figures, sa sœur
Marie et sa sœur Nanette, grande et jolie : à dix-sept ans, elle fut
mariée au jeune M. Salgues, officier des eaux et forêts; mais
l'histoire des deux sœurs n'est pas faite pour arrêter un lecteur
quelque peu gâté , comme ils le sont tous, par les.grandes machines
philosophiques et littéraires. De ces filles bien nées et bien
humbles, l'histoire est la même en toute famille, à cette époque.
Au départ, tout est beau et charmant; on n'entend que le doux
concert de ces voix enfantines mêlées aux paroles maternelles ; la
chaste prière et les douces chansons remplissent de leurs plus
divines mélodies ces premières bouffées du printemps qui guettent
à l'orient le lever de l'aurore; à ce cantique intime des cœurs
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 1o3
heureux, des âmes innocentes, la fleur mêle'ses parfums, l'oiseau
mêle ses chansons :
Narcissum et florem jungis bene oient is anethi...
Bientôt , hélas ! s'en va cette fortune , disparaît cette abon-
dance, s'éteignent en sanglots ces doux cantiques; l'âge mûr
arrive, escorté de ses deux furies, l'ambition et la paresse. A cette
limite fatale, s'arrêtent les grâces et les mignardises des belles
passions de la vie ; ici s'envole le charme, et, de tous ces enfants
joyeux, dont les voix fraîches faisaient retentir l'écho de leurs
franches gaietés, il vous reste... un infirme, un goutteux, une
veuve, une mère de quatre enfants, un vieillard, des limbes...
quelques tombeaux sans nom !
IV
Les auberls de M. Bonald. — L'abbé Causse. — Le correcteur du col-
lège. — Un dragon de seize ans. — L'historien de la bourgeoisie fran-
çaise. — L'école militaire de Fontainebleau. — Le petit Ri vie. — Son
Altesse madame la baronne de Lugnas. — Sœur Marthe. — Lune de miel.
— Travail et misère. — Les deux voisins.
Nous arrivons ainsi au chapitre important de cette biographie,
intitulé Moi! Et, si jamais le moi cessa d'être haïssable, si jamais
le moi, cette chose ridicule lorsqu'elle n'est pas stupide, prit une
forme heureuse et charmante, à coup sûr ce sera dans ces lignes,
écrites d'une main ferme et d'un courage viril, par ce vieillard dont
la personnalité se compose uniquement du souvenir de sa femme
et de son fils, deux êtres adorés qu'il a perdus dans la force de
l'âge, et dont la mort l'a laissé seul, pauvre et nu, dans une vie
austère où le travail et la pauvreté se mêlent et se confondent tout
le jour et tous les jours.
Encore une fois, on n'étudie ici que l'homme isolé de ses
oeuvres ; c'est un exemple et non pas une gloire que nous cher-
13.
154 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
chons dans les fragments épars d'une vie si admirablement remplie
par la science et le travail. Ce fut le 25 juin 1769 que vint au
monde, en sa bonne ville de Rhodez, l'historien des Français des
divers états. Un des premiers spectacles dont il se souvenait en
remontant à sa première enfance, c'était d'avoir assisté au service
commémoratif du roi Louis XV; il revoyait la haute pyramide
ornée de fleurs de lis en papier d'argent; les premiers noms qu'il
entendit prononcer, il ne les a jamais oubliés : "Washington, la
Fayette, le comte d'Estaing! « Ils étaient dans toutes les bouches,
au fond de tous les verres! » Ces souvenirs de l'enfance ont l'hon-
neur de vivre et de mourir avec nous. Tout compte alors dans ces
débris des printemps envolés : les premiers mystères de l'alphabet,
les premiers sourires de la grand' m ère.
Il y avait dans la ville de Rhodez un vieux cloître, et dans ce
vieux cloître, où se plaisait l'enfant, vivait le vieux boulanger de
MM. les chanoines, M. Ronald.
La veille de chaque fête carillonnée, M. Bonald (c'était l'usage)
pétrissait et mettait au four certains pains de seigle du poids de
trois livres, à trois cornes, comme au temps du roi Dagobert. Ces
pains, dont les enfants étaient très-friands, s'appelaient des au-
beris. Quand passait le boulanger du chapitre : « Monsieur Bonald,
monsieur Bonald, quand nous donnerez-vous des auberts? » Et lui
de répondre: ■ Dans un mois, dans trois semaines, mes enfants. »
Après M. Bonald se présentait, dans les souvenirs du vieil his-
torien, l'abbé Causse, le pointeur des chanoines; c'était l'abbé
Causse qui tenait la feuille de présence des offices de la cathédrale ;
il était la terreur des vicaires, des hebdomadaires, des chapelains.
Malheur à qui se présentait après YIntro'it! il était noté sans
rémission. En vain on le priait, on le suppliait. « Ta ta ta!
disait M. Causse, il faut obéir aux obits, et je ne veux pas m'ex-
poser, pour vous plaire, à la vengeance des fondateurs à'obits qui
nous font vivre depuis tant de siècles. De quoi vous plaignez-vous,
d'ailleurs? disait l'abbé Causse aux chanoines. Les Matines se
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 155
disaient autrefois à minuit ; on les disait de mon temps à cinq
heures ; et maintenant vous trouvez que c'est trop matin de les
dire à sept heures et demie, au grand scandale de ce peuple qui
n'est pas fâché que ses religieux veillent quand il dort ! »
Quand le petit Amans-Alexis eut l'âge d'aller aux écoles, il fut
confié à un vicaire de la cathédrale qui tenait une petite pension
et dont les sœurs étaient couturières. Le vicaire n'était pas tou-
jours facile à vivre ; en revanche, ses jeunes sœurs et leurs jeunes
ouvrières étaient de la meilleure humeur qui se pût voir, si hien
que, lorsque les cloches de la cathédrale, Martial, Marie et Jac-
queline (la petite cloche), appelaient nions le vicaire à l'autel, aus-
sitôt l'école allait rejoindre l'atelier de couture, et c'étaient des
rires aux éclats. Tant hien que mal, on finit toujours par arriver
au que retranché; ce fossé franchi, il fallut quitter la maison du
vicaire, et passer au collège même, sous la loi de sept ou huit pro-
fesseurs qui enseignaient de leur mieux la grammaire, la rhéto-
rique, la théologie et la physique.
Chaque professeur, nourri et logé dans le collège, grâce à quel-
ques rentes féodales et à quelques petits fonds de terre autour de
la ville, touchait de cinq à huit cents francs chaque année. Ils
étaient aidés, dans leurs augustes fonctions, par un correcteur
qui dormait à MM. les écoliers plus que des férules. Tous ces
braves gens, maîtres et disciples, étaient à l'œuvre, et l'on mar-
chait d'un si bon pas, le correcteur aidant plus ou moins, qu'à
seize ans, qu'il pouvait avoir, le jeune Alexis, fils de Jean Mônteil,
savait assez de philosophie et de logique pour s'engager dans un régi-
ment de dragons, lequel régiment allait à Paris. Un dragon à seize
ans! Heureusement que notre guerrier avait au moins un nom de
guerre : Belcombe!
C'était échoir en dignes compagnons!
Aussi Relrombe, ignorant leurs façons,
Se trouva là comme en terre étrangère;
Nouvelle langue et nouvelles leçons.
U6 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
La ville entière poussa un cri de douleur quand elle apprit l'es-
capade et l'engagement de son jeune bachelier. Il fallut courir
après le régiment, qui relâcha volontiers ce jeune héros. Le voilà
donc ramené chez son père en grand triomphe, et malheur au veau
gras! Ces pauvres veaux, gras ou non, les malheureux pères de
famille en ont ils fait des hécatombes ! Eh ! Dieu ! que de sacrifices
inutiles!... H. Jean Monteil n'a pas pleuré, j'imagine, au retour
de cet enfant prodigue; il le savait tendre et bon, honnête et
timide, chaste et loyal, et il l'abandonna à ses bons instincts. A
cet âge de seize ans, quand les études sont achevées, à ce qu'on
dit. la première et la plus facile de toutes les passions, c'est la lec-
ture ; et qui de nous, qui avons tant lu et tant lu, dans tant et tant
de livres, ne se souvient, avec un ravissement voisin de l'ivresse,
des intimes extases que laissent après elles les premières lectures
à l'ombre des bois en été, dans la chambre écartée en hiver, la nuit
et le jour? Charmante obsession, visions décevantes, chers fan-
tômes des poésies fugitives ! A peine ouvert, le livre nouveau lais-
sait échapper des rayons, des étoiles, des mondes, des fièvres. Il
est si beau, si vaste et coloré de tant de feux plus brillants que les
feux mêmes du firmament, ce monde éthéré des romanciers et des
poètes, des historiens et des philosophes, illustres génies, esprits
fameux, obéissants ou révoltés, en plein doute..., en pleine croyance,
qui nous ont révélé, pour la première fois, tant d'idées endormies
au fond de nos âmes, tant de passions réveillées au fond de nos
cœurs! ■ J'ai lu tous les livres qui me sont tombés sous la main,
écrit M. Monteil, et même l'Histoire naturelle de M. de Buffon... ;
de tous les livres que j'ai lus, c'est le seul dont il ne me soit rien
resté. ■
A force de lire, il s'aperçut que c'était à peine s'il savait écrire
lisiblement une page suivie, et il s'en alla demander quelques leçons
d'écriture aux frères de la doctrine chrétienne. Ceux-là riront,
qui, se rappelant avec respect l'honnête et sainte misère mêlée de
propreté et d'orgueil, qui entourait le savant auteur de Y Histoire
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 457
des Français, l'entendront raconter son entrée chez les frères :
« J'étais poudré à frimas, je portais un habit couleur de rose, à
boutons d'acier : on eût dit tous les diamants de la couronne ; le
tout se complétait d'une paire de manchettes et d'une culotte de
soie gorge de pigeon. » Aussi bien, la classe entière, éblouie à
l'aspect de cet ancien dragon, de cet ancien philosophe de dix-sept
ans, se leva dans un transport unanime, et M. de Belcombe fut
salué jusqu'à terre. « 11 me semble que j'y suis encore aujourd'hui,
ajoutait M. Monteil, et puis cela m'amuse, cela me plaît de me
moquer de moi-même... » ïl disait vrai ; il avait le sourire facile à
son endroit, et jamais on ne l'a entendu parler de lui-même que
de la façon la plus simple et la plus naïve. Il n'est occupé que des
siens dans cette biographie, écrite à la fin de sa journée. A peine
a-t-il indiqué les endroits faibles de ses premières années ; il s'ar-
rête, et vous ne trouvez plus que de longues pages blanches dans
ce chapitre dont il devait être le héros. Tout le reste de ce livre,
écrit avec la plume du testament, sera consacré à sa femme, à son
fils, et vous n'entendrez plus de ce savant homme que ses gémis-
sements et ses larmes. Il ne vous dira même pas par quel procédé,
par quelle suite infinie de raisonnements et de recherches, il est
arrivé à écrire, dans un système historique dont il est l'inventeur,
son Histoire des Français des divers états, ces huit tomes si rem-
plis de faits, de recherches et de découvertes, auxquels il a atta-
ché son nom d'une façon impérissable.
A Dieu ne plaise que je veuille ici tenter une dissertation dans
les formes, et remplacer par une déclamation historique le simple
récit de cette vie honorable, honorée ! Il faudrait avoir certains
droits que je n'ai pas pour porter un jugement définitif sur ce livre
étrange et sans antécédents ; il est le seul de son genre et de son
esprit au milieu de tant et tant de témoignages si divers que les
siècles écoulés laissent après eux d'ordinaire. C'est, à proprement
dire, le recueil des monuments, des petits et des grands métiers
de l'ancienne France, et, pendant que le père Montfaucon, dans ses
158 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
quatorze volumes in-folio, s'attache surtout au solennel témoi-
gnage de la grande histoire où les rois, les princes et les capi-
taines illustres sont appelés à jouer le rôle principal, l'historien
des divers états s'attache aux débris plus humbles que laissent
après eux, en passant sur cette terre vouée aux disputes, la bour-
geoisie et le peuple de France.
Ouvrez, au hasard, un des tomes du père Montfaucon, vous ren-
contrerez, à coup sûr, l'image fidèle des pompes, du luxe et de la
majesté des royautés d'autrefois : les couronnes, les armes, les
devises, les blasons, les coupes d'or. M. Monteil, au contraire,
dans ses Monuments de la bourgeoisie, s'attache à tout ce qui a
vécu, à tout ce qui a servi, a tout ce qui a souffert bourgeoise-
ment. Au-dessous des gloires, des pourpres et des trônes, dans
l'univers qui travaille et qui se résigne, dans le peuple des artisans
et des artistes, dans l'échoppe, dans le marché, H. Monte:! a placé
sa tente, il n'en veut pas sortir : là, il vit, il règne; là, il entasse,
avec un acharnement incroyable, toutes sortes de détails, de for-
mules, d'accents, de formes, au milieu d'un monceau de chartes,
de comptes, de fragments, de poussières. Tout compte ici : pas un
feuillet qui n'apporte sa découverte, et pas une ligne qui ne soit
une révélation ; — tout sert ici, même un parchemin roussi, un
grain de sable, un fragment, un écho. Dans cette laborieuse recon-
struction des temps d'autrefois, il n'y a pas une loi abolie, pas un
usage oublié, pas un métier renversé, pas un droit périmé, pas un
feuillet où la main d'un artisan ait tracé quelques lignes au ha-
sard, qui ne devienne à la longue une précieuse trouvaille. C'est
ainsi que M. Monteil a composé ses huit tomes de Y Histoire des
Français des divers états, de ces voix, de ces rumeurs, de ces
blasphèmes, de ces chartes déchirées, de ces lois en lambeaux, de
ces tessons et de ces haillons du temps passé que la révolution
de 1792 avait jetés aux quatre vents du ciel.
Ce fut de très-bonne heure, et avec une rare persistance, que
M. Monteil, dans sa pensée et plus tard dans ses livres, déclara
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURCxEOISE 1o9
une guerre acharnée à ce qu'il appelait dédaigneusement Y histoire
bataille, et ce n'est pas sans un certain plaisir que l'on voit cet
implacable ennemi de Yhistoire bataille installé dans la chaire
d'histoire de l'École militaire au commencement de ces guerres
terribles et de ce gigantesque empereur. M. Monteil, chose gaie
à raconter, enseignant à ces maréchaux en herbe et en fleur la
supériorité de l'outil sur l'épée, l'excellence du forgeron sur le
capitaine, et la priorité du laboureur sur le maréchal de France,
n'est-ce pas là, je vous prie, une bonne histoire? Et, si l'empereur
s'était douté de l'enseignement de son professeur d'histoire, aus-
sitôt quel éclat de rire et quel froncement de sourcil olympien!
mais ces jeunes gens de l'École militaire écoutaient à peine les dé-
couvertes du jeune professeur, occupés qu'ils étaient au bruit des
canons, au choc terrible des armées, à l'acre odeur de la poudre
enivrante. L'audace, l'ardeur et l'ambition de cette jeunesse étaient
déjà bien loin des bancs de l'école : elles traversaient, à la suite de
Bonaparte, ces montagnes abaissées, ces vallées aplanies, ces fleuves
domptés, ces villes conquises. Dans son école, où il était le bar-
bare, le jeune professeur se trouvait cruellement isolé : ces bouil-
lants élèves ne voulaient rien comprendre aux étranges enseigne-
ments de leur maître ; ils le regardaient comme un ancien oratorien
à demi ressuscité, qui leur parlait d'Alexandre et de César. Fi !
Alexandre et César, à l'heure où l'univers à genoux ne parlait que
de Napoléon Bonaparte ! Insensé! à ces imberbes sous-lieutenants
il racontait Bouvines, le lendemain d'Austerlitz !
Il paraît que ces premières années d'enseignement à l'école
militaire de Fontainebleau furent longues et tristes à ce jeune
homme, et qu'il y fit le rude apprentissage de la solitude et de
l'isolement. Il était déjà un savant absorbé par la science; mais la
science ne lui suffisait pas. Il regrettait la maison paternelle; il
rêvait un meilleur avenir, l'avenir à deux! Un jour d'hiver, par un
vent froid qui lui fouettait la neige au visage, il se rendait à la
classe du malin: à l'angle même delà place, et non loin du château.
160 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
il fit la rencontre d'un corbillard; le vent soulevait la tenture
funèbre et laissait la bière à découvert. — Il arriva dans sa chaire
encore tout ému, et la leçon commença. Comme ou l'écoutait un
peu moins qu'à l'ordinaire (quelque bulletin de la grande armée
circulait dans l'école), il se hâta de conclure, et il revint en toute
bâte à son logis. Une lettre l'attendait : son père était mort il y
avait huit jours, à cinq heures du malin, paisible et joyeux, après
une douce agonie, en prononçant le nom de son fils absent. Les
uns et les autres, nous avons tous trouvé à notre porte, en revenant
de quelque travail ou de quelque folie, la lettre cachetée de noir,
et nous nous souvenons de cette heure d'étonnement, de pitié, de
douleur, de reconnaissance, de respect; il vous semble alors que
ce père, qui vous aimait tant et qui n'est plus, vous ne l'avez pas
assez aimé. Heure terrible, où la mémoire et la reconnaissance,
venant en aide à vos respects, vous montrent, dans un vif relief,
tous les biens que vous avez perdus !
Peu de temps avant sa mort, M. Jean Monteil, songeant à son
fils absent et se rappelant ce mot de l'Écriture : Vœ soli! — mal-
heur à celui qui vit seul ! — avait songé à le marier, et il avait fini
par rencontrer une douce et charmante créature, que l'on eût dit
faite à l'image de feu madame Monteil. L'histoire de ma femme est
simple et touchante, et j'ai grand'peur de la gâter. ■ Elle et moi,
dit M. Monteil parlant de cette femme aimée entre toutes, le ciel
nous avait faits l'un pour l'autre ; elle avait pour armoirie une
aiguille, et, moi, j'avais une plume en sautoir de cette aiguille
diligente. » En effet, la jeune et très-jolie madame Monteil ne
remontait pas plus haut en sa généalogie qu'à son grand'père,
maréchal... ferrant de son métier, mais sans contredit le plus riche
et le plus heureux des maréchaux de France.
11 vivait, il forgeait au temps illustre de M. le maréchal général,
vicomte de Turenne, et de M. le duc de Luxembourg. Il s'ap-
pelait le petit Rivié, lorsqu'un jour qu'il était en train de ferrer
ses chevaux, il eut la chance heureuse de tirer d'affaire un très-
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 101
beau cheval; le cheval appartenait à un colonel, et le colonel fit
obtenir au petit Rivié l'entreprise des remontes du Royal-Dragons.
Bref, à force de fournir des chevaux aux dragons, le petit Rivié
fit son chemin dans le monde; il devint peu à peu le grand Rivié,
et quand il eut trouvé plusieurs millions sous les pieds de ses
chevaux (en dépit du proverbe), il voulut revenir au pays natal, à
Severac-le-Chàtel. Severac est une façon de petite ville en Bour-
gogne, autrefois chef-lieu du duché d'Arpajon, ville de peu de
fumée et de peu de bruit, dans laquelle avait débuté, petit com-
pagnon, ce même Rivié le grand, si habile à battre le fer quand
le fer était chaud. Comme il passait devant la forge de son ancien
maître, hélas ! le fer était froid à demi, le soufflet était sans souffle,
et l'enclume sans marteau. — Il avint que la chaise du grand
Rivié se brisa net au milieu de l'essieu. Grand émoi dans la forge !
Le maître de céans était seul. Que fait Rivié? Il met habit bas, et
il forge... à la façon des Cyclopes dans Y Iliade. Alors le vieux for-
geron, réveillé par ce marteau d'enfer qui lui rappelait l'accent
vibrant des jeunes années : « Par saint Éloi ! s'écria- t-il, qui
forge ainsi? C'est le diable!... ou c'est toi, mon petit Rivié ! »
On voit que le grand Rivié avait été mis au monde tout exprès
pour y faire quelque bruit. Il y fit peu de bruit, il y fit beaucoup
de bien. Pas un de ses parents qui n'eût sa part dans cette fortune.
Chose étrange, et qui se voit pourtant assez souvent chez MM. les
fournisseurs , plus le grand Rivié donnait, plus il était riche.
Il finit par donner sa fille aînée à M. le marquis de Lusignan, et
il faisait, certes, une belle parenté à la petite Rivié : d'un côté, la
féeMélusine; d'autre part, le royaume de Chypre; un peu plus
loin, la couronne de Jérusalem ; des princes partout. Malheureuse-
ment, cette Lusignan-Rivié mourut sans enfants, et elle fut si
complètement absorbée en cette illustre famille, qu'il en fut de sa
dot comme du royaume de Chypre et de Jérusalem, un souvenir,
une ombre, un néant. Eh bien, voyez la misère des grandeurs
humaines, l'humble dot de la jeune madame Amand -Alexis Montcil
M
16-2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
portait sur une ancienne constitution de rente qui provenait de
cette Rivié-Lusignan ou Lusignan-Rivié, et jamais le petit
ménage n'en put rien tirer. Souvent M. Monteil disait à sa femme :
« Il faudra chercher votre fortune sur les brouillards de Chypre et
de Jérusalem, û vous, l'auguste alliée de tant de rois! » L'autre
part de cette dot, qui eût fait tant de bien et rendu tant d'utiles
services à ces pauvres gens, était placée (écoutez ceci) sur un
sixième de l'ancienne baronnie de Lugnas, antique château, sur
les rives mêmes de l'Aveyron. Hélas! la principauté, la baronnie
et les deux royaumes, — autant de brouillards ! Dans les moments
de gêne (ils furent nombreux et cruels), M. Monteil écrivait à sa
femme : A Son Aîtesse madame la baronne de Lugnas dans son
ex-royaume de Chypre et de Jérusalem. Mais quoi! Il leur fallait
si peu pour vivre ! Il était le plus laborieux et le plus ingénu de
tous les hommes; il trouvait dans cette jeune femme un sens droit,
une âme juste, un esprit ferme. On eût dit que le Ciel l'avait
destinée à cette vie austère, à ce dévouement de tous les jours.
Elle avait été élevée au couvent, où chaque mère et chaque sœur
la voulaient retenir; mais elle n'y voulut pas rester, pour avoir
vu mourir et s'éteindre dans ses bras une innocente créature,
belle comme les auges. Sœur Marthe avait à peine vingt-cinq ans,
et — l'impatiente ! — elle avait prêté l'oreille aux accents d'un
jeune homme du voisinage, qui venait chanter ses peines à minuit,
sous les murs du couvent. Elle fut surprise au moment où, par
une échappée à la muraille, elle tendait la main au beau chanteur.
Alors, pour la châtier par une grande peur, on cite la sœur Marthe
au tribunal des révérendes et on la condamne à cette mort, d'une
espèce particulièrement horrible, qui remonte aux premières gar-
diennes du feu sacré dans le temple de Vesta. Condamnée, on la
vint prendre, la pauvre fille ! et elle fut jetée au fond de Yin-pace,
au chant funèbre du De profundis! Épreuve horrible, et, quand,
deux ou trois heures après, on vint pour la tirer de son cachot...
elle était folle! Elle disait souvent, dans sa folie, des mots sensés,
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 163
des paroles véhémentes. Elle mourut enfin ; on l'enterra sous les
amandiers du jardin, et la petite Annette, au fond de l'âme, se
promit à elle-même qu'elle ne porterait pas le voile éternel.
Un matin, les portes de tous les cloîtres s'ouvrirent d'elles-
mêmes ; la vie et le soleil envahirent ces sombres maisons ! An-
nette s'enfuit, légère comme une abeille; elle vit, enfin, ce monde
qui lui apparaissait si glorieux à travers les grilles de sa prison. . .
Non, ce n'était pas là le monde enchanté de ses rêves! Il obéis-
sait, en ce moment, à toutes les mauvaises puissances; l'anarchie
avait brisé toutes les barrières ; l'improbité et le despotisme avaient
fait de la société humaine une espèce de jeu de hasard, où chacun
jouait avec des dés pipés son propre honneur et sa fortune contre
la fortune et l'honneur de son voisin : époque funeste de batailles
sans nom que se livrent des malheureux sur un sol miné de toutes
parts ! Partout la nuit, le silence, l'horreur, le joug, la spoliation
etfrénée, et la faim et la peur. Annette alors regretta le cloître et
la tombe des filles ensevelies sous l'amandier en fleur. Elle as-
sista, cette enfant, à toutes ces morts violentes sur les échafauds
ambulants ! Son père était riche, il fut pauvre ! Il habitait un
magnifique hôtel, la maison même du grand Rivié, il fallut que
le père de famille vendît ses tableaux, ses livres, ses meubles pré-
cieux; il fallut vendre enfin la maison même, et se retirer avec
ses neuf enfants dans une chétive métairie de deux charrues. On
raconte que, dans ce petit coin de terre à l'abri de tant d'orages,
sous ce chaume, il y eut comme une trêve de Dieu parmi ces pauvres
gens, occupés de mille petits travaux assortis avec leur intelligence
et leur jeunesse. Us s'étaient partagé les travaux de cette maison
rustique : les garçons tenaient la charrue, et les filles avaient soin
du ménage; Annette allait dans les champs, gardant les moutons;
elle avait alors ses dix-sept ans; elle portait une robe qu'elle
avait filée : « Annette était dans la prairie, et Lubin n'était pas
loin, » dit M. Montcil. Lubin, c'était lui-même. Il obéit au dernier
vœu de son père, et, chargé d'espérance, léger d'argent, il s'en
4 64 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
vint chercher cette noble main, qui lui était promise. A peine ma-
rié, il fallut partir et quitter le lit nuptial, « dont la courtine était
faite d'une robe de ma mère. i Adieu donc, ô solitudes aimées!
adieu, gazon, fontaines, doux et riant soleil ! > Quand nous fûmes
parvenus à un certain détour que fait la route, au bout du champ
Maifeu, entre la châtaigneraie et le ruisseau : « Voici, » me dit-elle,
i les limites de nos domaines, je n'ai jamais été plus loin ; et main-
» tenant allons où vous allez, mon cher mari!... » Et elle se mit
à marcher d'un bon pas... »
Ils allaient ainsi, rêvant l'un et l'autre à ce vieux roman des
heures choisies, et conjuguant le verbe aimer pour la première
fois. Ils passèrent, toujours causant et devisant, par Issoire , et
par Clermont, et par Moulins. A Pouilly, où le vin est bon et pé-
tillant, un homme voulut embrasser Annelte, et peu s'en fallut que
cet impudent ne payât sa témérité de sa vie. Annette retint le bras
de son mari : elle était si douce! il était si vif : on les pouvait
comparer, elle et lui, aux armes d'Angleterre : une rose au repos,
un lion en action. — Ils traversèrent Pouilly, Cosnes, Montargis,
Nemours, et enfin les voici à Fontainebleau, « près de notre pain
quotidien, i L'humble ménage ne savait pas qu'il n'avait guère
qu'une année à passer à Fontainebleau , une douce et heureuse
année, aux limpides clartés de la lune de miel, comme le bon Dieu
en réserve aux honnêtes gens. Ou vivait de peu, on travaillait
nuit et jour. Dans une note destinée à accompagner les livres qu'il
mettait en vente aussitôt qu'il n'avait plus de science à en tirer,
M. Monteil s'est rendu à lui-même cette justice, que pas une
heure de sa vie n'a été perdue. « Ah ! c'est que j'ai eu quarante
ans d'une imperturbable santé et d'une imperturbable applica-
tion. ■ Notez bien qu'il ne dit pas qu'il n'a jamais été jeune :
il croirait, disant cela, blasphémer contre celui qui a fait la jeu-
nesse et qui l'a gardée éternelle pour lui-même; il a été jeune,
surtout quand il s'est vu cette douce compagne de sa vie et de ses
travaux .
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 4 Go
« Nous avions acheté, nous dit-il, une propriété d'un demi-
arpent qui entourait une maisonnette à deux lieues de la ville, et,
chaque jour, au sortir de ma classe, je prenais bravement le che-
min du mail de Henri IV. J'allais vite, car, à mi-chemin, sous un
vieil orme de la forêt, j'étais sûr de trouver Annette, qui déjà avait
mis notre couvert dans ce beau salon tout rempli de l'or des
genêts fleuris et dont la voûte était supportée par des bouleaux
sans nombre, en guise de colonnes d'argent. Elle aimait les fleurs,
ma chère Annette, elle aimait l'espace, le silence, la solitude; elle
était jeune, de bonne humeur et de bon appétit. Que ces repas
étaient charmants ! Quelle grâce à tout dire et quelle gaieté à tout
entendre! Elle devisait si bien de toutes choses; elle voyait si beau
l'avenir, elle supportait si gentiment notre humble fortune ! Elle
était l'économie en personne. Hélas! je la vois, je l'entends en-
core, à l'ombre heureuse de ces beaux arbres, m' apprenant qu'elle
était mère. Une larme brillait dans ses beaux yeux, bleus comme
le ciel. »
Vous pensez que cette humble félicité rencontra des envieux et
des mécontents. La chaire du jeune professeur fut supprimée ; il
fallut renoncer à la maisonnette, au jardin, au grand bois, aux
genêts d'or. La ville immense allait absorber les deux modestes
créatures; que dis-je, la ville? Un faubourg ! et, dans ce faubourg,
une sombre maison, une chambre sans feu où leur enfant allait
voir le jour!
Pas un ami, pas une espérance! Chaque matin, le malheureux
Monteil se mettait en quête d'un emploi qui le fit vivre à peu près ;
chaque soir, il rentrait dans son grenier, plus malheureux et plus
découragé qu'il n'était le matin. A la fin de l'hiver, et ne voyant
rien venir, ces deux malheureux (ils étaient trois maintenant) :
« Allons! se disaient-ils, Taris ne veut pas de nous, revenons à
notre canton. » Ils y revinrent à pied par les beaux jours du mois de
niai, qui semblait les reconnaître; ils vécurent de légumes et de
laitage, c A nous trois, nous dépensions soixante francs tous Ios
166 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
trente jours. » Déjà M. Monteil commençait à mettre en ordre les
divers matériaux de son Histoire du xvc siècle; il en écrivait les
premiers chapitres, vous pensez avec quel ravissement!
« Chère Annette, écoutez ce que je viens d'écrire. » Elle réécou-
tait à me ravir. Son esprit, inquiet non pour elle, inquiet pour
notre enfant, voyait déjà, grâce à mon livre naissant, s'entr'ou-
vrir quelqu'une de ces splendides cavernes remplies de diamants
et de perles dont il est parlé dans les féeries. « Va, » reprenait-elle,
c et bon courage ! Nous mangerons maintenant du pain dur, nous
» aurons du pain blanc pour notre fils. » 0 pauvre femme ! elle n'a
mangé comme moi que le pain amer; le pain blanc n'est venu pour
elle, ni pour moi, ni pour notre fils; le grain que nous avons semé
ne lèvera que sur nos tombeaux ! »
Ils ont vécu (c'est un beau mot) d'espérance et d'eau fraîche. Il
avait pour se sauver l'enthousiasme de son travail, elle avait l'en-
thousiasme de son mari. De l'an 1808 à l'année 1812, ils furent
pareils à deux oiseaux sous la feuillée. Ils vivaient de quelque
tâche qui se présentait de temps à autre, et, pour peu que le dîner
du lendemain fût assuré, il se remettait à rêver la gloire et la for-
tune à travers les pages de ce livre fait et refait si souvent ; car,
et ceci n'est pas une observation vaine, le lecteur peut être sûr
t[ue plus l'artiste est pauvre, inconnu, oublié, solitaire, plus il en-
toure son œuvre naissante de ses déférences paterpelles. « La foi,
dit l'apôtre, soulève des montagnes ! » la foi de M. Monteil a soulevé
des montagnes de papier et de parchemin ramassés dans les char-
triers, dans les ruines et dans les cendres de quarante mille mai-
sons à tourelles et à créneaux qui étaient les reines et les impé-
ratrices de toutes les autres maisons du royaume de France. Il
s'attachait à ces fragments épars, comme tant d'autres hommes
s'étaient attachés à la terre même des victimes de la révolution
française. Ce qu'il a retrouvé dans ces papiers lacérés par tant de
mains ignorantes ou spoliatrices ne pourrait se calculer. Ce qu'il
a réparé dans ces lambeaux, lui-même il ne le savait pas, A la
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE -167
flamme, au naufrage, à l'Océan il eût disputé ces fragments qui
étaient tout son livre. Les vents de la Tamise, un jour, ont jeté dans
les flots de la Seine une masse de vélin brûlé à AYestminster...
Chose incroyable et inouïe pour qui ne connaît pas M. Monteil, il
a fait son profit de cette bouillie écrite en lettres saxonnes dans
une langue dont il ne savait pas le premier mot !
Dans ces fragments précieux de tous les âges de notre histoire,
il a trouvé toutes les parties de son livre; il a rencontré, dégagés
du souci de la guerre, des luttes parlementaires, des querelles
religieuses, de l'envahissement du pouvoir royal, la nation igno-
rée, la nation des agriculteurs, des artisans, des commerçants, des
magistrats, la noblesse au dernier échelon, la bourgeoisie et le bas
clergé. 11 exaltait les choses ignorées; il glorifiait les forces mé-
connues; il racontait les œuvres dédaignées; lui aussi, il aurait pu
dire en toute sécurité de conscience : « A chacun selon ses œuvres ! »
11 avait sur le visage, il avait au fond de son âme le contentement
et la bonne humeur de l'honnête homme qui accomplit dignement
la tache de chaque jour à travers les âges successifs de la vie, et,
rien qu'à le voir, il était impossible de ne pas se rappeler cette
parole d'un de ces grands capitaines dont il ne voulait même pas
prononcer le nom : « qu'il était impossible de se servir d'un homme
mélancolique. » A quoi peut être bon, d'ailleurs, un homme qui
est mauvais pour lui-même? et quel contentement peut-on espérer
d'un particulier qui n'est jamais content de lui?
C'était pourtant une rencontre singulière et un étrange voisi-
nage, ce grand ennemi de l'histoire bataille devenu le voisin de
campagne de Sa Majesté l'empereur Napoléon Ier, l'un si pauvre et
si gai, l'autre à ce point gorgé de gloire et d'ennui. 11 s'ennuyait
à poursuivre dans les bois un pauvre cerf, ce roi empereur qui vou-
lait traquer dans ses neiges l'empire énorme de Pierre le Grand
et de Catherine II, pendant que, sur la lisière de sa forêt, madame
Monteil attendait, effrayée el contente, que le hasard conduisit au
seuil de sa cabane cet homme qui, d'un mot, les pouvait faire si
-168 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
heureux et si riches. . . Un emploi de quinze cents francs à la biblio-
thèque de Fontainebleau, et voilà toute une famille à jamais sauvée.
Certes, l'empereur et roi a manqué là une belle occasion de ré-
concilier tout au moins madame Monteil avec l'histoire bataille.
Il ne vint pas, et cette maison qu'il aurait dû visiter, il fallut
bientôt la lui vendre. Oui, cette humble limite des plus humbles dé-
sirs, ces vignes et ces pêchers, la chicorée et les œillets, il fallut
vendre en bloc tous ces biens, et l'empereur les acheta au prix de
cinq mille francs en bel or des contributions de tous les Etats de
l'Europe. « Par-devant nous et mon collègue, notaire à Fontaine-
bleau, il a été convenu ce qui suit entre dame Monteil et Sa Ma-
jesté Napoléon le Grand, empereur des Français, roi d'Italie, pro-
tecteur de la Confédération du Rhin.. . ■> Tout ce passage rappelle ce
beau mouvement des Mémoires de M. de Chateaubriand , laissé
pour mort dans les rues de Bruxelles et s'ccriant soudain dans une
espèce de Te Deum-. « Au nom du roi, laissez passer M. le vicomte
de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près le
saint -siège apostolique. ■ Et M. Monteil de faire bon marché des
grandeurs de sa femme; M. de Chateaubriand, de ses propres
grandeurs.
La maison vendue, Annette voulut revoir une dernière fois ces
beaux lieux qu'elle avait tant aimés, et la voiture qui les devait
emmener partit sans les attendre. En vain courait Annette, son
frais chapeau à la main, et montrant à l'aquilon ses belles joues
que frappaient les giboulées de mars : il fallut revenir à pied, le
père, la mère et l'enfant, et de rire. ■ Elle prenait si facilement
du bon côté les peines de la vie! elle était si courageuse et si
forte ! i Hélas ! cette plante un peu frêle, qui avait besoin de vivre à
l'air pur et dans la libre campagne, à peine à Paris pour la seconde
fois, on la vit bientôt languir à l'ombre funeste de ces hautes
maisons semblables à des tours qui ne réparent pas leurs brèches.
Annette était une fille des champs ; elle aimait à retrouver au fond
des grands bois los visions décevantes de sa jeunesse à peine envo-
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 1(39
lée, et, maintenant quelle se voyait face à face avec la réalité, elle
ne comprenait rien, l'infortunée, à cette vie orageuse des belles
lettres, impuissantes à donner à son mari et à son fils leur pain
de chaque jour. Ainsi s'éteignit cette douce paysanne intelligente ;
elle se mourait sans une plainte, et son pâle sourire encourageait
encore les efforts stériles du malheureux attaché à celte glèbe
savante dont la moisson reculait toujours. Enfin, quelques heures
avant l'heure suprême, elle fut prise de ce mal violent, le mal du
pays, le cher souvenir des plaines d'Argos, et elle voulut absolu-
ment revoir une dernière fois les villages, les hameaux, les jar-
dins, dont elle savait encore toutes les histoires, qu'elle racontait à
son foyer sans feu. Ah! bon père Monteil, qui êtes allé rejoindre
enfin votre Annette et votre Alexis, que de fois l'avez-vous pressée
de vous raconter ces histoires, si souvent écoutées, pour l'unique
plaisir de prêter l'oreille à cette voix fraîche, accentuée, et d'un
timbre si doux ! Elle revoyait, dans ses heures sombres, tous les
drames et tous les héros de ses campagnes ; elle revoyait l'abbé
Boiron se promenant le long du ruisseau, son bréviaire à la main,
le vieux Pierre à la porte de sa maison blanchie à la chaux vive et
saluant les passants d'un coup de vin nouveau, et le braconnier
Peyrabonne appelant à haute voix M. Dulac. « Vous me donnez
bien ce fagot, monsieur Dulac? » criait Peyrabonne. Et, comme
Dulac absent n'avait garde de répondre : « Qui ne dit mot consent, »
reprenait le Peyrabonne; et il emportait la bourrée à son feu, au
grand dommage de M. Dulac. Tels étaient les souvenirs, les re-
frains de cette chanson printanière, tableau frais et charmant,
visions décevantes. La mort planait au-dessus de ces beaux rêves
qu'elle emportait un à un. En même temps s'en allait l'argent du
petit domaine. Il n'y avait plus, sous l'humble toit des Monteil,
d'autre travail que le travail de cette lente et souriante agonie.
Après bien des hésitations et bien des larmes, Annette partit enfin,
et elle arriva dans la maison paternelle juste à temps pour y mou-
rir.
HO PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
« Il y a trois endroits où je ne passe jamais sans me rappeler
ma chère Annette : — la rue de Seine, au point où s'arrête la rue
de Tournon : en cet endroit, ma pauvre femme, si légère et si
vive, se prit à boiter, piquée au pied par le rhumatisme : « Ah! »
dit-elle, « voici mes derniers pas heureux. » Une autre fois, en vue
du pont Royal, la musique passait, suivie de ces beaux gardes du
corps. Annette me dit : « Je n'y vois plus guère, un nuage est sur
mes yeux. » Hélas! mon dernier souvenir raccompagne jusque
dans la cour des Messageries royales, où je la vis disparaître. Elle
me disait encore : Adieu! adieu! de sa douce voix. Chère sainte!
ô mon cher amour !... Et songer que je ne devais plus la revoir! »
Elle mourut, en effet, loin de son mari, loin de son jeune en-
fant, et cette mort laissa un vide immense autour de ce pauvre
homme qui n1 avait jamais aimé que cette femme, et qui ne devait
pas en aimer d'autre. Une chose rare, savez-vous, dans la turbu-
lente biographie de ces hommes qui vivent par les émotions, par
les gloires et par les désespoirs que les belles-lettres amènent avec
elles, c'est de rencontrer un homme à ce point dégagé de toute
autre passion, et qui n'a connu dans toute sa vie que les ten-
dresses légitimes. Cet homme était pourtant le contemporain de
ces poètes, de ces philosophes, de ces hommes d'État, de ces capi-
taines qui, à la fin de l'Empire et dans les premiers jours de la Res-
tauration, s'abandonnaient sans remords et sans peur à toutes les
passions, à tous les hasards de ces gloires et de ces fortunes pas-
sagères. M. Monteil a vécu au milieu de ces deux mondes, le
monde au delà et en deçà de la République, et, dans les bruits,
dans le luxe et dans les fêtes de la toute-puissance, il est resté
calme et silencieux, content de voir sourire sa femme et son en-
fant, et ne demandant au ciel que le pain nécessaire à l'accomplis-
sement de la tâche qu'il s'était imposée. Si bien que les faiseurs
de mémoires d'outre-tombe auront beau expliquer, à force d'esprit
et d'éloquence, les événements et les faiblesses de leur cœur, ils
n'arriveront pas, que je sache, en dépit de toutes ces amitiés si
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 171
charmantes et de toutes ces passions si naturelles, et tout cou-
verts de deuil de ces beautés souveraines qu'il faut ensevelir de ses
mains, au simple effet de ces dernières paroles de M. Monteil, se
souvenant de sa femme expirée et de cette tombe lointaine rem-
plie avant l'heure. Hélas! cette unique et charmante créature avait
sauvé deux fois la vie à M. Monteil. Un jour, comme il lisait Gré-
goire de Tours, sous un des chênes de Fontainebleau, une vipère le
menaçait de son dard; Annette, arrivée à temps, tua la vipère.
Une autre fois, comme il se baignait à la jonction du Loing et de la
Seine, il fut emporté parle courant rapide ; Annette se jeta à l'eau et
le retira des bords de l'autre monde. « Elle était là quand j'écrivais,
suivant d'un regard attentif les mots échappés à ma plume; elle
me disait souvent : C'est bien! Elle m'encourageait en toute chose;
elle était là... elle n'y est plus! »
Déménagement. — Fleurs et parehemins. — Le père et le fils. — Le
mémento du roi Louis XIV. — L'Histoire des Français des divers étals.
— Le rêve et le réveil.
Désormais, il restait seul au monde avec son fils Alexis, un
noble enfant qui donnait déjà les plus belles espérances; et cet
enfant, devenu un savant jeune homme, disparut à l'instant même
où il allait tenir toutes ses promesses. Ceux qui ont eu l'honneur
de connaître M. Monteil et le bonheur d'en être aimés, se rap-
pellent encore et se rappelleront toujours avec quelle émotion il
parlait de son fils ; deux grosses larmes roulaient à ce nom chéri
dans ses yeux à demi éteints par le travail. Il perdait tout ce qui
lui restait d'Annette en perdant cet enfant de leurs chastes amours;
il perdait, en perdant son fils, un ami, un camarade, un disciple,
179 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
une force, un appui ; il avait élevé avec le plus grand soin ce fidèle
compagnon de ses travaux, ce constant associé de sa fortune, et,
quand enfin l'œuvre et l'enfant grandis ensemble allaient combler
l'ambition et les vœux du père de famille, arrive la mort qui, d'un
coup de sa faux dédaigneuse, tranche, en passant, cette humble
destinée. On frémit rien qu'à penser à ces douleurs, i Mon petit
Alexis était né au mois d'août 1804. Il disait souvent qu'il était
né républicain. « Ce n'est pas la peine d'en parler, citoyen Alexis, »
lui disais-je en riant; « le jour même de ta naissance, l'orfèvre
mettait la dernière rnain à la couronne impériale du consul. » Cet
enfant, élevé par ces deux êtres sérieux, eut à peine une enfance;
il sentit de bonne heure le poids de la vie. A l'âge de treize ans,
il était déjà d'un grand secours ; il était bon, laborieux et juste;
il avait en lui toutes les qualités et toutes les vertus de l'honnête
homme. « Ame loyale, esprit chaste, il m'aimait comme si j'eusse
été le bon Dieu. »
M. Monteil était alors, en dédommagement de sa place perdue
à l'école de Fontainebleau, bibliothécaire archiviste de l'école de
Saint-Cyr. Là, il éleva son fils jusqu'à l'âge de quatorze ans, et
ils vivaient en paix l'un et l'autre à l'abri quelque peu bruyant de
cette pépinière héroïque, lorsque la suppression de l'École, en 1819,
les força de chercher fortune ailleurs. Ils portaient ainsi, sans l'avoir
mérité, tout le poids du tumulte et des tapages de tant déjeunes
capitaines, ces deux êtres cléments et dociles; on les traitait, le
père et le fils, comme des révoltés, et ils s'en allaient se tenant par
la main, privés de mille cinq cents francs qui les faisaient vivre, et
cherchant dans la campagne un logis en belle exposition, avec un
jardin, le tout pour deux cents francs de loyer tout au plus. Jardin
et soleil, fleurs et maison pour deux cents francs, difficile problème î
ils tournèrent trois mois autour de ce problème et autour de
Paris.
h Après avoir visité tant et tant de maisonnettes dont le prix
était encore trop élevé pour notre humble fortune, nous revenons
HISTOIRE DUNE FAMILLE BOURGEOISE 473
à Versailles, mon fils et moi, lorsque au pied des hauteurs de Chail-
lot : « Si nous grimpions là-haut?» me dit mon fils; « quesait-on?
« tel cherche bien loin ce qui est sous sa main. » Nous montons.
A force de monter du côlé de Passy, nous arrivons à une masure
exposée au midi ; la maison était délabrée; et le jardin était inculte.
On nous demande justement nos deux Cflftts francs, ni plus ni
moins. — Tope là ! et, huit jours après, maîtres de nos domaines,
nous labourions, nous semions, nous cultivions. Qui nous eût vus,
nous eût pris pour deux jardiniers à la tâche et qui ne veulent
pas perdre une heure de la journée. Il en fit tant, le pauvre enfant,
qu'il tomba malade, et peu s'en fallut qu'il ne fût enlevé par la
pleurésie; ô ciel! je n'avais plus guère que quatorze ans à jouir
de sa chère présence ! On lui défendit la bêche ; il reprit la plume,
et je fis comme lui ; nous vivions un peu au hasard, de quelques
écritures, de quelques leçons, de quelques trouvailles aussi, car
nous étions deux grands fureteurs dans les débris que la révolution
française a laissés après elle, et, quand mon fils eut compris les
trésors que pouvaient renfermer ces vieux papiers, ces parchemins
jaunis, et que ces dépouilles des siècles étaient, en effet, la parure
et l'ornement de l'histoire, il apporta à cette quête une ardeur
juvénile. 11 avait le tact, il avait le flair de l'antiquaire; il n'était
jamais si content que lorsqu'il avait découvert, dans quelque
arrière-boutique, un morceau de charte, de palimpseste, des
documents inédits voués à l'opprobre de l'épicier ; alors vous
l'eussiez vu de toute son ardeur fouiller dans ce monceau de
témoignages où le droit féodal, le droit monastique et les munici-
palités envahissantes avaient laissé leur empreinte à demi effacée.
Dans cette poursuite de l'inconnu à travers les titres de noblesse
de l'ancienne France, il a fait de merveilleuses trouvailles. Il a sauvé,
le sait-on? d'une ruine complète les cartulnires de Saint-Vincent
(Metz), de Saint -André, de Saint-Séverin (Bordeaux), et celui de
l'abbaye de Vendôme. On lui doit le recueil des décréfales du
vme siècle, et les comptes perdus de tant de villes, de seigneu-
m PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
ries, de châteaux, de bibliothèques, et grande quantité de vieux
titres dont se sont enrichis, plus tard, le ministère de l'intérieur,
le ministère de la marine et celui de l'agriculture. »
Tel était leur travail. Dans cette chasse ardente, où le succès
de la veille annonçait le succès du lendemain, ils trouvèrent, un
beau jour, au fond d'un vieux coffre, une suite de petits morceaux
de papier chargés de notes au crayon. C'était lemementoàe chaque
jour du roi Louis XIV. Le grand roi avait l'habitude d'écrire sur
ces feuillets épars la chose qui le frappait au moment même et
dont il voulait se souvenir. Ces fragments précieux, où se retrouve,
en effet, un roi occupé de ce grand art du gouvernement, le plus
glorieux et le plus difficile de tous les arts, furent cédés par les
inventeurs à la bibliothèque royale pour le prix de cent pistoles!
Nos deux chercheurs d'anciens mondes ont eu assez souvent de
ces bonnes fortunes; ils ont indiqué à plus d'un gentilhomme
ignorant le véritable nom de ses ancêtres; interrogez les Bellisle,
les Mailly, les Maillé, les Chevreuse, les Montmorency; demandez
à la maison de Condé, à la maison d'Orléans, quels services les
deux Monteil ont rendus à leur chartrier et quelles lacunes ils ont
remplies! Ce fut le beau moment de ce père vieillissant et de ce fils
qui était en pleine possession de sa jeunesse. Il s'aimaient tant!
Il se suffisaient si bien à eux-mêmes! Le savant M. Daunou, qui
l'avait vu à l'œuvre, appela le jeune Alexis dans la section histo-
rique des archives du royaume, et le père et le fils, en ce moment,
virent les cieux entr'ouverts.
Au même instant, paraissaient enfin les premiers tomes de
l'Histoire des Français des divers états : un grand étonnement
et bientôt un vif intérêt s'éleva autour de ce livre; en pleine Sor-
bonne, et du haut de la chaire écoutée où M. Guizot parlait en
maître, il fut lu un passage du quinzième siècle. Il n'en fallait pas
tantpour ramener tous lessonges au bercail. Ajoutez une autre fête
de cette humble maison, la fête éternelle, éternellement passagère,
l'amour! comme l'écrivait M. Monteil en grosses lettres majus-
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 175
cules. Il arriva, en effet, que le jeune Alexis, dans ses promenades
avec son père (ils allaient dans les champs, au hasard), lui raconta,
en le tutoyant, qu'il était amoureux, et qu'avant deux ou trois ans
il espérait venir à bout de sa conquête. « Elle est jeune et jolie,
elle est gaie et bonne, elle me sourit, elle danse avec moi -, tu la
verras, mon père, tu l'aimeras! Elle est aussi pauvre que nous,
elle est laborieuse comme toi! » Et le père écoutait, ravi, ces
chastes transports. Dans les choses de l'amour, il était aussi peu
avancé que l'était son fils, et il lui semblait que son fils allait
vite en besogne. Une fois dans ces confidences, il est difficile d'en
sortir; le nom revient toujours, toujours la même beauté, le même
charme. Alexis n'avait pas encore dit un mot de tendresse à la
jeune fille qu'il aimait, et, l'aimable garçon, il est mort sans qu'elle
se fût doutée de sa tendresse et des vastes projets du père et du
fils. Quelle belle maison ils ont bâtie en pleine Espagne à cette
fille charmante! Avec quels soins ils cultivaient le petit enclos de
cette habitation, éclairée par ses beaux yeux! Que fallait-il, en
effet, pour acheter, près de Fontainebleau (toujours Fontainebleau!)
un petit domaine où ils pourraient vivre sans trop de luxe et sans
trop de privations? « Avec le produit des trois ou quatre pre-
mières éditions du quatorzième siècle, on verra le bout de nos
domaines, n'est-ce pas, mon père? — Oui, mon fils, et je doterai ta
femme, ma fille, du produit de notre quinzième siècle, et le seizième
siècle sera bien malheureux, s'il ne nous aide pas à élever ton fils
aîné. Pour notre petit cadet, je réserve le siècle suivant ; à ma
paisible vieillesse appartiendra le siècle des bruits et des tempêtes.
Allons, courage, Alexis! tu le vois, notre fortune avance; il faut
te déclarer, mon enfant. — Demain, mon père, oui, demain ! » disait
le jeune homme. Et, de jour en jour, timide, il différait sa demande
en mariage, au grand chagrin de son père, quil'appelaitun poltron,
et qui n'était guère plus rassuré que lui.
Il n'y eut pas de promesse de mariage, il n'y eut pas d'autres
fiançailles que les fiançailles de la mort! Cet enfant succombait
176 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
sous les atteintes d'un mal inconnu. Il avait souffert sans se
rendre compte de ses souffrances; il se mourait sans savoir qu'il
était malade. Il revint, un dimanche de septembre, à la maison
paternelle ; il avait froid, il était mouillé jusqu'aux os; il se sécha
au poêle en grelottant. Le froid amena la fièvre, et la fièvre
emporta, en trois jours, tout l'espoir et tout le bonheur de ce
père infortuné. « Je le perdis le 21 septembre 1833, à onze heures
du soir. Je lui fermai les yeux. 0 plainte! ô douleur! ô mon
enfant! ô mon cher Alexis ! ma seconde âme ! entends-tu, de là-
haut, les larmes et les cris de ce malheureux qui fut ton père?
Reconnais-tu la voix de ce vieillard que tu aimais tant, qui
t'aimait tant, que tu laisses seul sur la terre, la tête couverte de
cheveux blancs et les bras vides? »
VI
Le prix d'un tombeau. — Un préfet peu lettré. — Historien et poète.
— Le dernier asile du philosophe. — Le professeur La Romiguière. —
La médaille d'honneur de Cély.
Ici s'arrêtent les derniers bonheurs de cet homme excellent entre
tous les hommes qui, de nos jours, se sont fait un nom dans les
lettres. Il avait fondé, sur cet enfant de son âme, toutes ses espé-
rances, et l'enfant n'était plus. Adieu donc aux beaux rêves, aux
vastes pensées, aux transports des noces prochaines, aux petits
enfants joyeux dont le père et le fils s'entretenaient dans leurs pro-
menades solitaires ! Adieu à cette grande métairie où la famille
entière devait se cacher quand Y Histoire des Français serait com-
plète... Il faut à cette heure acheter, non pas une métairie, mais un
tombeau ! Savez -vous cependant que c'est chose hors de prix que
ces six pieds de terre perpétuelle qui se vendent aux cimetières pu-
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 177
blics? Or, ce père infortuné ne pouvait pas, en ce moment, trouver
dans sa bourse épuisée un de ces domaines funèbres où le mort
enfoui peut, du moins, reposer seul. Alors, pour que son fils échap-
pât à cette misère, qui est regardée en notre pays d'égalité comme
une honte, il fallut que ce malheureux père écrivît une humble
supplique au bureau des pompes funèbres dans laquelle il repré-
sentait qu'il était impossible de laisser disparaître au fond de
l'horrible fosse, la fosse commune, un jeune homme qui avait usé
sa jeunesse et sa vie à rechercher les titres de noblesse de cette
partie de la nation qui travaille et qui porte la chaleur du jour. Il
avait consacré déjà tant d'années à la première histoire où le
peuple ait joué son rôle ! Sa lettre écrite, M. Monteil la porte au
bureau de la préfecture de la Seine, et, chose étrange, il ne se
trouva pas dans cette administration si paternelle de la ville de
Paris un jeune homme assez instruit pour savoir quel était ce
M. Monteil, ou, tout au moins, une âme assez bienveillante pour
s'enquérir de la réponse à faire à cette humble et éloquente sup-
plique. Il reçut donc une de ces réponses banales qui conviennent
à tous, et qui ne sont faites pour personne. « On regrettait... on
ne pouvait pas ; on n'avait pas de fonds ! ... » Ah ! maladroits sur-
numéraires, maladroits et sans pitié, qui brisez d'un trait de plume
une sainte espérance! Il faudrait, pour votre juste châtiment,
afficher la lettre de M. Monteil à la porte des ministères et des pré-
fectures; elle servirait de leçon aux employés à venir. Cependant
M . Monteil ne se tint pas pour battu , et il s'en alla porter son humble,
prière à M. le préfet de la Seine, un homme certes affable et bien-
veillant, mais peu versé dans la connaissance de certains livres,
et qui ne se doutait guère de toutes les peines et de tous les tra-
vaux que peut contenir un seul chapitre. Donc, notre historien,
quand il se présenta, tête nue, au premier magistrat de la cité,
l'aborda d'un seul mot : « Je suis Monteil ! » Dans sa pensée, à ce
mot-là : Je suis Monteil, M. le préfet devait se dire : « Allons,
soyons justes, .l'ai sous les yeux un homme qui a consacré ses
\'o.
478 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
nuits et ses jours à un livre que personne n'avait entrepris avant
lui. i Je suis Monteil ! c'est-à-dire je suis ce père infortuné qui
vous implorait hier, afin d'obtenir, dans tout cet espace des cam-
pagnes dévastées que la ville de Paris vend aux morts opulents,
un petit coin réservé où je pusse enterrer mon fils unique ! A ce
cri parti de l'àme et des entrailles de ce malheureux, le préfet
interdit ne sut que répondre. « Ah ! s'écria le vieillard, qui s'at-
tendait à être reçu les bras ouverts, je suis perdu! Vous ne savez
pas qui est Monteil! » Et il descendit l'escalier de l'hôtel de ville,
tenant sa main tremblante sur ses gros yeux pour cacher de
grosses larmes qu'il ne pouvait pas contenir.
Il fallut donc obéir absolument à cette nécessité si cruelle,
M. Monteil vit son ûls disparaître au fond de cet abîme. Infor-
tuné ! quelques-uns de ses meilleurs disciples l'accompagnèrent,
en pleurant, à cette tombe immense ; ils ont signé leur nom ami
sur ce livre qui tient lieu de pierre funéraire au jeune Alexis Mon-
teil. Voilà, je pense, une terrible et touchante histoire, une tombe
lettrée aussi triste que tous les tombeaux de tant d'écrivains que
nous avons menés déjà à leur dernier asile, où ils restent seuls et
à peine abrités sous un monceau de fleurs d'immortelles tombées
en poussière ! A ce vaste charnier de la mort s'arrêtent les mé-
moires de M. Monteil : il n'a pas eu la force d'en écrire davantage.
À compter de ce jour funeste, il s'est replié plus que jamais sur
lui-même, dans le travail, dans la pauvreté, dans l'abandon, dans
le silence. A peine, de temps à autre, le soir venu, vous le ren-
contriez dans quelque allée du bois de Boulogne aux environs de
Passy, où il occupait une masure. Il allait seul, rêvant à ses his-
toires et à ses morts, pendant que, dans l'allée opposée, une autre
ombre allait aussi, silencieuse et calme, à la poursuite d'un poëme
commencé. Dans cette allée errait M. Monteil; dans l'allée opposée
se promenait Béranger, son voisin, et je ne crois pas qu'ils se
soient jamais adressé la parole en passant. Ils étaient faits ce-
pendant l'un et l'autre pour s'aimer et pour se comprendre, et
HISTOIRE D'UNE FAMILLE BOURGEOISE 179
jamais peut-être la gloire éclatante du poëte ne se fût trouvée plus
à Taise que dans la douce obscurité de l'historien philosophe. —
Enfants du peuple l'un et l'autre, amis du peuple tous les deux,
Béranger chantait les heures de repos de ce travail que M. Monteil
indiquait dans ses livres; il était le poëte de ces esprits dont
M. Monteil était l'historien. Lui aussi, s'il n'avait pas supprimé
dans ses poèmes, comme le faisait son voisin dans ses livres, les
rois et les puissants de la terre, il leur faisait une guerre impi-
toyable; disons tout, en dépit de l'apparence, le poëte était
moins bonhomme que l'historien des Divers états ; Béranger aime
la lutte, il la cherche, il l'appelle; il est habile à l'attaque , ardent
à la défense; au contraire, M. Monteil n'attaque guère, il ne se
défend pas, il poursuit obstinément uue idée arrêtée à l'avance
dans son cerveau.
Il a langui ainsi bien longtemps, cherchant le repos et ne l'at-
tendant plus guère que de l'extrême vieillesse. A cette heure , il
avait bien rabattu de ses premières prétentions, et, pour tout do-
maine, il se contentait d'un toit de chaume, entre deux jardins,
non loin de ce Fontainebleau , où le ramenait le souvenir de sa
chère Annette. Il trouva à Cély, qui est un petit hameau sur le
grand chemin , une maisonnette à sa convenance ; il acheta la
maison de Cély au prix de 8,000 francs, tout son avoir. Ainsi,
après trente-cinq ans d'un travail assidu et d'une vie indigente,
il avait perdu 2,000 francs du capital que son père et sa mère lui
avaient laissé.
Notez bien que , malgré ses huit tomes de Y Histoire des divers
états, M. Munteil n'était que cela : propriétaire à Cély. Des justes
honneurs réservés à la science, aucun ne lui avait semblé mériter
les humiliations et les souffrances par lesquelles il faut passer
avant de les obtenir. Il se répétait souvent celte parole de Sénèque,
qu'il était pour lui-même un assez grand théâtre, obéissant en
ceci à ce vrai sage, à cet éloquent M. La Romiyuièrc, qui était son
meilleur ami. « A quoi bon ces vanités qu'on te refuse, ami Mon
180 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
teil? disait M. La Romiguière; en quoi viendront-elles en aide à
ta vie"? et qu'en feras-tu à ta mort? Vivons cachés; vivons sans
récompense, et contentons-nous du petit bruit que font nos livres
sans y ajouter des bruits factices et des titres menteurs. » M. La
Romiguière et M. Monteil s'aimaient d'une amitié tendre et dé-
vouée ; ce fut même une ruse de celui-là qui fit trouver un libraire
à celui-ci. M. La Romiguière, en secret, répondit du premier
livre de M. Monteil. Le banc de pierre du jardin du Luxembourg,
sur lequel ils avaient coutume de s'asseoir, a survécu à la double
pairie, aux pairs du roi Charles X, à ceux du roi Louis-Philippe.
La mort de M. La Romiguière fut une grande perte pour M. Mon-
teil ; il en resta effarouché pour le reste de ses jours; son ami ab-
sent, il a vécu dans un isolement complet. Une distraction, une
fête, un plaisir, une soirée, un désir d'ami, une belle voix qui
chante au piano, une réunion de beaux esprits et de femmes ajus-
tées à ravir, les discours, les causeries, l'ironie et la vie à cinq ou
six amis qui. de temps à autre, s'abandonnent au plaisir de faire
bonne chère et de boire à petits coups des vins choisis, ces heures
légères durant lesquelles il est impossible de vieillir, M. Monteil
ne les a pas connues. Il a vécu seul, sans être misanthrope ; il a
mangé du pain, il a bu de l'eau fraîche, sans être un anachorète.
Dans ce petit village de Célv, où les soins les plus tendres lui ont
été prodigués par ses neveux et par sa nièce adoptive, il s'aban-
donnait à mille rêveries utiles; il était comme ces grands collec-
tionneurs qui , après avoir ramassé les plus belles estampes des
premières écoles, finissent par recueillir des images. Après avoir
écrit l'histoire entière de la France industrieuse, il se met à écrire,
à ses heures , l'histoire du village en général , et particulièrement
l'Histoire de Céhj, un livre qui eut été certes son plus beau livre,
et dont il ramassait les divers matériaux avec autant de soin que
s'il eût voulu raconter de nouveau tout rétablissement du moyen
àgp.
lu h)tui labore, al lenuië non florin, si qui»...
HISTOIRE D UNE FAMILLE BOURGEOISE 181
c'est du Virgile, et M. Monteil le savait par cœur. Il aimait le vil-
lage, il aimait principalement le village de Cély; il en savait les
mœurs, les habitudes, les fêtes, les travaux, les plaisirs. Il avait
recueilli les gais noëls villageois et les noms inscrits sur les croix,
du cimetière; il savait les dettes de la commune, il en connaissait
les ressources ; il vous montrait d'un doigt intelligent ses diverses
limites au nord, au sud, à l'orient : « L'église est au midi, le
château est au nord. » De l'église , il vous disait tous les curés;
du château, il vous disait tous les maîtres, à dater de l'an 1626,
sous le roi Louis XIII, surnommé le Juste parce qu'il était né sous
le signe éclatant de la Balance , à finir par madame la marquise
de Boisgelin, héritière de la maison de Harley. Dans ces traces effa-
cées, il avait retrouvé la trace savante de M. de Thou et les pas
légers de M. de Cinq-Mars. Pas un champ de blé et pas un arpent
de bois dont il ne racontât la généalogie. Ceci, à la princesse de
Talmond... Cela, à Jean Lecard. Il s'attachait surtout aux planta-
tions, aux semailles, aux récoltes, aux vendanges; il interrogeait
les bergeries et les étables ; il décrivait à la façon d'un homme pra-
tique les outils et les instruments aratoires, reconnaissant à chaque
pas les forces et les grâces que la main de Dieu peut semer en un
si petit espace : arbres et rochers, bois et prairies, vignes et jar-
dins. Il s'éveillait au claquet du moulin, au bruit du soufflet de la
forge vigilante ; il s'endormait au dernier chant de l'oiseau célé-
brant la fin d'un beau jour. Les villageois le saluaient comme un
bonhomme dont ils honoraient la pauvreté et la vieillesse ; il leur
avait taillé, dans les registres de la paroisse, une généalogie à leur
usage; il avait retrouvé un Jean Brossard, dixième du nom; un
Jacques Rousseau, qui remontait, non pas sans étonnement, à son
trisaïeul. Arbre généalogique écrit sur les bouleaux et sur les saules
de ces campagnes. C'était un essai que faisait M. Monteil, un
avancement d'hoirie à ces braves gens, qu'il voulait récompenser
avec un peu de cette gloire posthume qui éclaire à peine les tombes
illustres. Un peu de bruit après soi dans ce monde où l'on passe,
18:2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
il n'y a pas de plus douce et de plus utile récompense ; c'est pour-
quoi M. Monteil écrivait Y Histoire du village de Cély, afin que, sur
le plan de cette histoire modèle, ou pût dresser quelque jour l'his-
toire universelle des quarante-deux mille communes de France.
Cœli marrant gloriam tuam! lui disions-nous dans un jeu de
mots qui le faisait rire. Il a vécu jusqu'à la fin dans ses rêves,
■ et jamais, disait-il. je ne suis plus dispos que le matin, assis à
ma table de travail, lorsque je vois ma pensée et le rayon d'en haut
colorer mes rêveries des plus fraîches couleurs de l'espérance. ■
Avant de mourir, il voulut réaliser un peu de cette joie à laquelle
il avait rêvé toute sa vie. Il était bien pauvre, et cependant il a
fondé dans son village de Cély, qui le croirait? une médaille d'hon-
neur, et pour la fondation perpétuelle de cette médaille d'argent,
« ledit sieur Monteil, habitant du village de Cély (canton sud),
consent à la vente de deux ares quatre centiares (quatre perches)
de bois taillis, essence de chêne...; » lui-même, du fond de sa
tombe, il désigne aux récompenses à venir l'homme qui aura des-
séché une mare du village , celui qui aura planté les plus belles
treilles autour de sa maison ; il donne une médaille au plus habile
laboureur, une médaille à la bonne garde-malade, une récompense
à la bonne servante, à la villageoise conteuse de la veillée ou du
lavoir qui ne dit que des fables décentes, une médaille au berger
qui traite avec douceur les animaux confiés à sa garde et qui se
l'appelle que nous avons tous le même Créateur. C'est ainsi que
ce galant homme ajoutait l'exemple au précepte , le bien faire au
bien dire. — Et nous qui l'avons connu, qui l'avons aimé, nous
qui étions dans le secret de ses ennuis et de ses espérances, nous
ne pouvions pas le laisser disparaître dans l'ombre et dans le si-
lence, entre deux révolutions, comme on fait justement pour les
gloires inutiles, bonnes tout au plus, après tant de tumultes et
d'écume, à compléter la poussière et le néant des futiles grandeurs
de chaque jour !
ARMAND CARREL 183
ARMAND CARREL
INAUGURATION DE SA STATUE DANS LE CIMETIERE
DE SAINT-MANDÉ
Nous aussi, nous nous sommes rendu à ce triste pèlerinage;
nous n'avons pas voulu laisser passer ce funèbre anniversaire sans
apporter le tribut de nos regrets à cet homme mort si misérable-
ment et si jeune. Celui-là était l'honneur de la presse périodique;
car cette presse que Ton insulte, que Ton accable de pamphlets et
d'outrages, elle a cependant ses grands hommes et ses héros, elle a
ses orateurs, plus éloquents mille fois que les orateurs de la
tribune ou du barreau, ou même de l'Église chrétienne, quand la
parole du missionnaire parlait plus haut que la parole même du
législateur. Cette presse que l'on accable de pamphlets et qui porte
même dans son sein des renégats sans talent qui mordent leur
nourrice, elle a eu cependant ses jours de gloire et de triomphe,
ses luttes ardentes et périlleuses , ses héros morts au champ
d'honneur. Les plus grands noms de la France se sont fait,
inscrire sur cette longue liste des écrivains périodiques, et, grâce
à cet accord unanime , à ce besoin de la publicité sans cesse
renaissant, le journal est devenu l'égal de toutes les autres puis-
sances, que ces puissances tiennent l'épée ou le sceptre, qu'elles
régnent par la croyance ou par la peur.
Mais nous aulres , dans cette ovation posthume de l'écrivain
que nous avons tant admiré et tant aimé, nous avons laissé passer la
foule de ses amis et de ses admirateurs. De toutes les noblns
passions qui animaient Armand Carrel, il en est une soûle que
■184 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
nous ne comprenons pas, la passion politique; car nous sommes
avant tout des artistes et des poëtes, nous recherchons la paix et
le calme, comme tant d'autres recherchent la foule et le bruit;
nous autres, qui ne comprenons guère à quoi bon ces mouvements
furieux qui renversent les trônes et les villes, le tumulte de la
place publique ne nous convient guère, le choc des partis nous
épouvante, et, dans la plus solennelle réunion politique, nous ne
voyons guère qu'une chose, la forme des discours qui se pronon-
cent du haut de la tribune. Si cette forme, en effet, est belle et
grande, si cette parole est sonore et nettement accentuée, alors
nous applaudissons volontiers à l'orateur, quelle que soit sa ban-
nière, quel que soit son nom propre, Thiers ou Fitz-James, Guizot
ou Berner. Pour nous, il n'y a que les luttes du talent qui soient
dignes d'attention ou d'intérêt. Que nous importe, en effet, le fond
éternel et monotone de ces disputes sans fin? C'est la forme qui
leur donne toute leur importance. Ces disputes-là seraient mortes
depuis le commencement du monde, si tant de grands orateurs,
tant de grands écrivains ne s'étaient pas rencontrés sans fin et
sans cesse, pour rajeunir ce canevas usé d'aristocratie et de démo-
cratie, pour mener les deux camps à ces batailles acharnées et
sans résultat, pour tenir en éveil l'attention du monde, pauvre dupe,
qui ne s'aperçoit pas, tant le talent sait rajeunir toute chose! que
l'humanité tourne sans cesse dans le même cercle vicieux de révo-
lutions accomplies et à refaire ! Voilà pourquoi nous venons d'or-
dinaire tout seuls, et quand les partis ont fait silence, apporter
notre hommage sincère et recueilli aux hommes illustres de chaque
parti. Notre opinion, à nous, c'est le talent, c'est l'éloquence,
c'est le génie. L'autre jour, nous regrettions M. le duc de Fitz-
Jnmes, comme l'un de ces rares gentilshommes, le soutien des
trônes qui se défendent, la dernière protection des monarchies qui
ne sont plus. Aujourd'hui, voilà que nous allons au tombeau
d'Armand Carrel pour reconnaître, à cette place, un des plus grands
écrivains qui aient porté dans la presse les inspirations toutes-
ARMAND CARREL 183
puissantes d'un rare talent, d'une vive intelligence, d'une passion
infatigable, eu un mot, toutes les excellentes qualités qui en au-
raient fait plus tard un grand orateur et un admirable chef de
parti.
Nous pouvons en parler, nous autres, car nous l'avons connu
et nous l'avons bien aimé. Comme il connaissait, tout en la par-
donnant, notre indifférence politique, il ne nous pailait guère que
des passions qui nous étaient communes, à savoir : de belle prose
et surtout de vers, des drames qui le faisaient pleurer, des livres
qu'il trouvait bien écrits, des comédiens qui allaient à son âme,
des tableaux qu'il aimait le plus, des grands artistes et des grands
ouvriers dans tous les genres. Car cet homme, tout rempli des
plus nobles emportements, dont l'indignation était si féconde, dont
la colère éiait si terrible, et qui, d'un trait de plume, soulevait
tant d'idées politiques, il éiait, dans ses moments de loisir, le plus
aimable et le plus charmant, des hommes. Il aimait la belle forme
avec une passion qui se retrouve dans toutes les pages qu'il a
écrites; toutes les inspirations lui convenaient pourvu qu'elles par-
tissent d'un cœur honnête. Malgré le dévouement qui le portait à
la cause qu'il avait adoptée, il comprenait très-bien que l'on pût
s'occuper exclusivement des beaux-arts qui charment la vie, et,
lui-même, il se sentait pour les arts de la paix un vif penchant.
Que de fois nous l'avons rencontré admirant les tableaux de la
galerie du Louvre! que de fois nous l'avons rencontré au ThéàUv-
Français, quand le théâtre éiait désert, prêtant l'oreille aux tra-
gédies de Corneille, pour lequel ii avait l'admiration la mieux
sentie ! Et, quand la tragédie était achevée, vous étiez sûr de le
rencontrer encore au foyer du théâtre, contemplant en silence la
tète souriante et mélancolique du Molière par Houdon. Deux jours
avant sa mort, il y était encore, et c'est à cette place que nous
l'avons vu pour la dernière fois. Qui nous eût dit que cet homme
si puissant par la ppusée, par la parole, par le style, était un
homme mort9 Hélas!
186 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Entre autres délassements de ce noble esprit, il y avait un co-
médien qui le faisait rire aux éclats, mais de ce gros rire de dix-
huit ans, qui ne se montre qu'à de rares intervalles, et qui devient
plus rare à mesure que vous vieillissez davantage ; ce comédien-là,
c'était Odry. Armand Carrel allait plus d'une fois à l'orchestre du
théâtre des Variétés, pour entendre ses admirables bêtises. Puis,
quand le rire avait cessé, il retournait à son journal, et, là, il
reprenait quelques-unes de ces dissertations puissantes aux-
quelles toute la France était attentive le lendemain. Noble jeune
homme, quel grand cœur il avait ! comme il était heureux de peu,
content de peu! Qui de nous ne se souvient de l'avoir vu parcou-
rir, au galop, le bois de Boulogne ou le Champ de Mars? Alors sa
tête s'animait de plus belle ; l'homme politique disparaissait ; vous
n aviez plus sous les yeux que le jeune capitaine qui songeait à
vivre, à être heureux. Comme tout cela s'est perdu, vous le savez.
Ce fut là un grand deuil pour tous ceux qui avaient pu juger, non-
seulement le présent, mais l'avenir de cet homme. Grande pitié,
en effet, et grand dommage de voir tant de belles et nobles qua-
lités de l'esprit et du cœur, un talent si rare, une éloquence si
naturelle, un si beau style, une intelligence si vaste, un historien
qui eût été le maître de l'histoire contemporaine, tout cela détruit
d'un seul coup ! tout cela mort et à jamais perdu ! Cette perte a été
grande pour les uns et pour les autres; les amis politiques d'Ar-
mand Carrel ont perdu, ce jour-là, le plus digne chef qui pût les
mener d'un pas plus ferme et plus loyal à la conquête de ces des-
tinées nouvelles que tant de bons esprits regardent comme des
fables impossibles. L'autorité d'Armand Carrel était si grande
dans son parti, qu'il pouvait s'opposer, jusqu'à un certain point,
même aux violences imprévues dont aucun parti n'est exempt dans
ce malheureux pays de France. Quant aux hommes d'imagination
et de loisir qui, par la nature de leurs travaux et de leurs études.
ont voulu rester neutres dans ces tristes débats, ils ont perdu, en
perdant Armand Carrel, un ami bienveillant, un juge éclairé de
ARMAND CARREL 187
leurs travaux et de leurs efforts, un protecteur assuré contre les
cruautés de ce qu'on appelle la presse avancée. Ils ont perdu leur
intermédiaire officieux contre des passions qu'ils ne pouvaient ni
comprendre ni partager.
Donc, l'autre jour, à la nuit tombante, nous avons fait notre
visite au cimetière de Saint-Mandé. Après tous les grands bruits
de cette multitude recueillie qui se pressait autour des orateurs,
le cimetière était redevenu silencieux et désert. A cette heure, un
jour ordinaire, le cimetière eût été fermé jusqu'au lendemain,
jusqu'à l'heure où la porte s'ouvre de nouveau pour laisser entrer
les nouveaux morts de chaque jour; cependant, nous avons tra-
versé lentement ces tombes modestes, dont la plus opulente est
chargée d'une pierre. Déjà l'oubli a passé sur toutes ces pous-
sières ; il n'y a plus que les tombes les plus récentes qui soient,
chargées de fleurs à demi fanées. Ces croix de bois, toutes fragiles
que vous les voyez, ont encore duré plus longtemps que la douleur
éternelle qui les éleva à cette place. Ne vous fiez pas aux larmes
des hommes ; ne comptez pas sur leur deuil; estimez-vous heu-
reux si leurs regrets durent plus d'un jour. A peine mort, on se
partage vos dépouilles, votre renommée se divise, votre gloire s'en
va par mille parcelles inaperçues ; l'enfant que vous avez élevé
vous oublie; la femme que vous avez nourrie passe à un autre;
la génération que vous avez charmée de vos vers les récite sans se
souvenir du poëfe; le peuple, que vous avez défendu, passe son
chemin sans demander même si vous êtes mort. Triste spectacle,
un cimetière! Là, surtout, vous comprenez toute la vanité des
choses humaines. y avons-nous pas vu dernièrement le dernier
prince de Condé étendu dans son cercueil? Le cercueil était, posé
sur des tréteaux ; il était seul. Une lampe funèbre devait éclairer
ce dernier asile d'un prince si puissant et si riche; la lampe
s'était éteinte faute d'un peu d'huile. Ainsi, ce vieux Bourbon,
qui était le maître des plus beaux domaines de ce monde, n'a pas
conservé de quoi entretenir une lampe à son cercueil!
1«8 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Oui ; mais, quand par hasard le deuil du premierjour se conserve
intact, quand les Heurs de la première douleur ne sont pas tout
h fait fanées au bout de vingt-quatre heures , et qu'une main
pieuse, les trouvant penchées sur leur tige, les relève; bien plus,
quand, après trois ans de mort, trois siècles pour l'oubli, sur cette
terre encore humide, car on y a pleuré la veille, vous voyez se
dresser tout à coup le monument de marbre ou de bronze, oh!
alors, vous pouvez bien vous dire qu'il y a en effet, sous ce bronze
ou sous ce marbre, un homme qui n'était pas un homme vulgaire :
car cet homme a été pleuré au delà de toutes les limites vulgaires
de la douleur. Que ce soit sa femme, que ce soit son fils, que ce
soit tout un peuple, que ce soit seulement un parti qui pleure
ainsi cet homme mort, tenez-vous pour assuré que c'était vérita-
blement une créature à part! Aussi, vous ne sauriez croire l'effet
produit par cette statue posthume, élevée tout d'un coup à cette
place, au milieu d'un cimetière de campagne, entre ces modestes
tombeaux'
Il vous souvient de la statue du Commandeur quand elle est
remontée sur son piédestal, dans le cimetière de Séville? Dans le
cimetière de Saint-Mandé, l'effet est le même. — Retrouver ainsi,
non loin du champ où il tomba, ce jeune et glorieux écrivain,
debout sur sa fosse et dans l'attitude solennelle d'un homme qui
parle et qu'on écoute, le front inspiré, le regard pensif et tout
noir, le visage tout animé de cette conviction puissante qui pro-
duit les belles passions et les beaux ouvrages, n'est-ce pas que
cela est étrange dans ce siècle où rien ne finit, où rien ne s'achève?
Ce monument est tout à fait digne du sculpteur qui l'a élevé . M. David
; d'Angers) s'est souvenu avec un rare bonheur de l'homme qu'il
devait représenter: il a montré Armand Carre! paraissant à la barre
de la pairie, et lui demandant : « Qu'avez-vous fait du maréchal
Ney? » C'était tout comme si l'on eût demandé à Macbeth : « Qu'as-
tu fait de Banco"? » Malheureusement, à cette représentation presque
héroïque des grandes actions du courage civil, il y a chez nous
ARMAND CARREL 189
des obstacles presque insurmontables. Le costume surtout, cet
habit étriqué et sans grâce, cet horrible pantalon, mal fait, toujours,
ces bottes difformes, rendent impossible, sinon l'héroïsme, du
moins la statue ou le tableau qu'on veut représenter. Nous com-
prenons très-bien l'héroïsme de l'uniforme, du manteau royal, de
la cuirasse brillante, de Ja toge traînante, l'héroïsme des dia-
mants et des perles, et des robes de soie, des têtes féminines et
couronnées. Nous comprenons très-bien l'héroïsme de l'homme à
cheval ou dans le conseil du roi; bien plus, nous comprenons jus-
qu'à un certain point l'héroïsme des haillons, de l'agonie, des bras
nus, des visages noircis par le soleil et par la poudre. Mais ce qui
est bien difficile à comprendre, ce qui est presque impossible à
représenter, c'est un héros vêtu d'un habit noir, les pieds dans
des bottes, le cou emprisonné dans une cravate, un héros habillé
comme tout le monde. Vous avez vu, au musée de Versailles, plu-
sieurs batailles des barricades dans les trois jours; l'un de ces
tableaux est d'Horace Vernet, et, sans nul doute, vous avez remar-
qué, au milieu des pavés, ce jeune bourgeois en habit de velours
vert-émeraude, qui fait le coup de fusil au milieu du peuple. Eh
bien , il n'y a jamais eu, le 27, ni le 28, ni le 29 juillet, d'homme
en redingote vert-émeraude ; c'est une pure invention du peintre ;
mais le peintre avait besoin de ce vert-émeraude et de ce velours,
et il a bien fait de l'inventer. Nous ne voyons pas pour notre part
que ce ne soit pas là un des droits du peintre ou du sculpteur,
d'habiller ses héros avec des habits convenables pour l'histoire.
Certainement, M. de Voltaire n'était pas vêtu comme Houdon le
représente. 11 n'a jamais eu cette robe traînante, ces larges sou-
liers ; il portait , au contraire, la plus belle culotte de son siècle,
et il avait sans cesse la tabatière à la main. Cependant, le Voltaire
de Houdon est devenu le Voltaire véritable. Aujourd'hui, le Vol-
taire en culotte courte et la tabatière à la main, ne serait plus
qu'une horrible charge.
Or, voilà une des difficultés que M. David, quand bien même
16.
190 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
il l'eût voulu, ne pouvait pas tourner. Armand Carrel est trop près
de nous pour qu'on puisse lui donner d'autres habits, une autre
attitude; et, comme, d'ailleurs, il avait les mains très-belles, le
visage à la fois inspiré et pensif, le cou très-beau, le geste très-
hardi, le sculpteur, en homme habile, s'est attaché à reproduire
les signes particuliers de son modèle. 11 faut donc laisser de côté
le peu de grâce de ce vêtement, pour ne regarder que ces heureux
détails et cette ressemblance incroyable; mais aussi, personne de
nos jours, plus que M. David, ne s'est dévoué corps et âme à la
représentation des têtes historiques. Il a donné à la sculpture mo-
derne un caractère sérieux et monumental, pour lequel la scul-
pture moderne n'avait guère de penchant, tant elle était encore
éprise des déesses païennes et des amours de la mythologie antique.
Les plus grands poètes de l'Europe moderne, Gœthe et M. de Cha-
teaubriand, ont posé devant M. David, et ils ont été bien étonnés
l'un et l'autre, au sortir de ses mains, de se trouver la tête encore
plus grande que celle que leur a donnée la nature : c'est que l'ar-
tiste avait mis en dehors ce qui était en dedans; à force d'appro-
cher de ces rares intelligences et d'en étudier l'enveloppe, et de
voir tout à l'aise comment ces âmes d'élite se manifestent par le
regard, parle sourire, par le froncement du sourcil, le sculpteur a
fini par deviner plusieurs des mystères de ces rares natures ; il a
fini par comprendre que de très-grandes âmes peuvent, en effet,
animer de petits corps ; et bientôt cette exagération a fait place à
une représentation plus simple et plus naturelle. La statue d'Ar-
mand Carrel est tout à fait dans ce dernier système ; le sculpteur
n'a rien exagéré, il n'a rien agrandi; il a fait de celui que nous
avons tous vu, connu et aimé, le même homme si simple et si
beau, si calme même dans ses plus grands moments d'éloquence,
si rempli d'imprévu surtout, et qu'il fallait saisir à la hâte si ou
voulait le bien voir tel qu'il était. Et voilà justement pourquoi te
bronze produit un effet si puissant : il est simple, il est vrai; la
tète esl étudiée avec un soin admirable; seulement, nous aurions
ARMAND CARREL 491
voulu, sur ce beau visage, quelque peu de cette tristesse si tou-
chante à laquelle il était impossible de résister.
Pendant que nous étions à considérer cette image, qui ajoutera
beaucoup à la renommée de son auteur, nous pensions aussi à
tous les travaux, à toutes les luttes que cet homme placé là a
évités par sa mort. Que de choses se sont passées depuis,
auxquelles Armand Carrel ne fût pas resté étranger ! que de ba-
tailles il eût livrées! que d'assauts il eût soutenus! que d'esprits
égarés il eût arrêtés sur le penchant de leur ruine! que d'émeutes
il eût comprimées ! que de malheurs il eût arrêtés ! La vie de cet
homme était utile, parce qu'il était intelligent, parce qu'il savait
prévoir. Sa passion était respectable, parce qu'elle savait s'arrêter
et se souvenir. Il n'eût pas réuni, croyez-le bien, autour de sa
tombe illustrée, toutes les sympathies qui l'entourent encore,
s'il n'eût été qu'un grand chef de parti ; il était mieux que cela : il
était un homme de bien, un homme de cœur.
Cependant, le jour s'avançait, la nuit tombait peu à peu, le fos-
soyeur avait achevé son œuvre ; il avait fermé tout à fait la nou-
velle tombe ; il avait laissé l'ancienne fosse tout ouverte, atten-
dant un nouveau mort. Autour du monument, on mettait tout en
ordre, on étayait les jeunes cyprès qui doivent l'ombrager; un
maçon, armé d'un ciseau criard, frottait la pierre du piédestal
comme si le temps n'était pas là pour la polir et pour lui donner
bientôt l'éclat du marbre. Sur la tête de la statue, le vent du soir
agitait une couronne d'immortelles. Nous sortîmes du cimetière
dans le même recueillement que nous y étions entrés, et nul n'au-
rait pu deviner, à nous voir revenir seuls et dans ce grand silence,
que nous venions d'accomplir le même pèlerinage que cette foule
immense qui était venue, le matin même, pour entourer de ses
respects la tombe glorieuse d'Armand Carrel.
19-2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
L A
SORCIÈRE DU X I X « S I 2 C L E
Elle est morte, c'est un fait sûr, personne n'en doute; elle est
partie comme nous partirons tous, sans tambour et sans trompette.
Pas un balai n'a manqué dans sa maison, et, d'ailleurs, si elle eût
voulu aller au sabbat, elle y fût allée en fiacre ou en demi-fortune,
sa fortune le lui permettait. Cependant, est-elle bien morte? n'est-
elle pas allée autre part, fatiguée qu'elle était d'entendre répéter
depuis quelques vingt ans, à son oreille peu charmée, les mêmes
ennuis, les mêmes histoires, les mêmes amours? Certes, voilà ce
que personne au monde n'oserait affirmer. Toujours est-il que son
nom, tour à tour charmant ou terrible, est couché à cet heure sur
les registres des morts du onzième arrondissement de Paris. Bien
plus, on a vu passer une bière toute blanche ; cette bière était en-
tourée de jeunes filles en voiles blancs, la tête couronnée de roses
blanches ; ces frêles mains portaient des cierges en chantant des
cantiques. C'était l'enterrement de la sorcière du xixe siècle !
Elle a pris dans le ciel sa gaillarde volée,
comme disait Dubartas.
Donc, soyons circonspect, parlons peu. et prenons garde qu'elle
ne nous entende ; portons le respect convenable à cette frêle ma-
chine pleine d'un monde: parvam machinât» gravidam mimdo;
LA SORCIERE DU X1X« SIECLE 193
non, elle n'est pas morte, on, dn moins, elle n'est pas partie bien
loin ; hier encore , par cette clarté blafarde que projetait dans le
nuage la lune dont parle Nostradamus :
La lune au plein île nuict planant sur le liaul mont,
il m'a semblé entrevoir la magicienne à travers les vitres de son
cabinet. Elle était assise, comme toujours, dans son fauteuil de
velours d'Utrecht; elle regardait les astres, les yeux fermés, et
dans l'attitude d'une bonne femme qui se serait endormie en pen-
sant à son déjeuner du lendemain. A ses côtés dormait un jeune
chat, qui n'était même pas un matou , et plutôt blanc que noir;
autour d'elle circulaient , sans doute , tous les génies réunis et
désormais oisifs, qui, depuis tant de siècles, n'ont pas eu d'autre
profession que de prédire l'avenir : le démon familier d'Apulée,
et le démon de Socrate, et le mauvais génie de Jamblique, et le
bon génie de Porphyre, — vieux lutins à la barbe blanchie, qui
n'avaient plus d'autre demeure que cette demeure. Là, ils s'étaient
retirés comme les poètes entérites se retirent à Sainte-Périne ; là,
ils vivaient, comme dans un hôtel mal garni, des miettes qui tom-
baient de la table de l'enchanteresse. — Pauvres sorciers passés
de mode, dont toute la science était de ne rien savoir :
Fuit lutc sapicnlia quondam,
Scire ni h il.
Sorcière ou non, que sa magie fut blanche ou noire, qu'elle
sût lire couramment dans le pentalpha, qu'elle eût ou non deviné
le tohu et le bohu, Yeusoph et Yagla de toutes choses, cette créa-
ture cabalistique était , à coup sûr, la femme parmi toutes les
femmes de l'Europe qui a montré le plus d'esprit. Dites-moi, je
vous prie, parmi tous les poêles féminins de ce monde, un poëte
plus occupé; parmi toutes celles qui font des drames, une tête
plus dramatique; et, parmi les tricoteuses de romans, une main
plus habile à nouer et à dénouer le fil d'une intrigue!
194 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Au milieu de toutes les intrigues, de toutes les passions, de
toutes les terreurs parisiennes , elle s'était placée comme fait l'a-
raignée, au milieu de sa toile, et, là, elle attendait ce que lui ame-
nait le hasard : — des amours trompés, des ambitions déçues, des
espérances, — vaine fumée, — tous les timides battements des
plus tendres cœurs. C'était là sa proie de chaque jour. Elle vivait
de tous ces mystères; elle se désaltérait de toutes ces larmes. En
effet, songez à cette joie, à savoir que, chaque jour, chacun vien-
dra vous conter les peines les plus cachées de son cœur. Ne rien
dire, et tout entendre, et tout deviner, comme si on éiaitun con-
fesseur! Régner par le regard et par le toucher : visu et tactu! Et
régner ainsi pendant quatre-vingts ans! Tel a été le bonheur de
mademoiselle Lenormand. Comparées à cette heureuse et inno-
cente mégère, que deviennent, je vous prie, les plus fameuses
devineresses : Circé, Médée, Canidie, et les Thessaliennes d'Apulée,
et même l'Angélique de l'Arioste, et l'Armide du Tasse, et la Man-
drague de YAstrée? Magiciennes d'un jour !
De cette femme, on peut dire, à bon droit, ce que disait Néo-
clès à la louange de son frère Épicure, que, « lors de la génération,
la nature avait assemblé tous les atomes de la prudence dans le
ventre de sa mère, a Enfant, elle avait élé soumise a toutes les
causes externes de l'air du pays des astres. Aussi bien, l'esprit qui
était en elle, n'avait-il pas longtemps attendu avant de se révéler
aux mortels. Elle était encore un nourrisson au berceau, qu'elle
prédisait, deux ou trois fois chaque jour, par un geste impercep-
tible de ses lèvres , que le lait était remonté au sein de sa mère.
Elle n'était pas au couvent depuis six mois, qu'elle pouvait pré-
dire, à une minute près, à quelle heure elle aurait le fouet ou le
bonnet d'àne. Au premier son de la cloche, elle disait tout de suile :
« C'est le dîner! » ou bien : « C'est le goûter! » Elle se plaisait à
ces tours de force, qui ont bien étonné ses condisciples et madame
la supérieure des Ursulines. Déjà on la mêlait à tous les récits
diaboliques de loup-garou, du moine bourru de Paris, de la bête du
LA SORCIERE DU XIXe SIECLE 195
bailli de Pontoise, toutes créatures fantastiques dont on ne parle
plus aujourd'hui, depuis que nous avons à notre service tant de
tables qui parlent et de journaux qui ne parlent pas.
Jeune fille, cette faculté divinatoire ne fit qu'augmenter et gran-
dir. Quand elle eut dix-huit ans, comme son œil était vif et noir,
sa peau blanche et veloutée, elle se prédit à elle-même qu'elle aurait
beaucoup d'amoureux; mais, en même temps, elle n'avait pas de
dot, et elle se prédit qu'elle ne trouverait pas facilement un mari.
Enhardie par l'accomplissement de ses prédictions, elle commença
à faire un peu de politique, et, voyant passer sous ses yeux les
tombereaux de 93 tout chargés de nobles victimes, elle prédit
que la France, toute lâche qu'elle était, ne se laisserait pas traîner
ainsi en masse à l'échafaud. Rien qu'à voir Robespierre, elle
prédit que Robespierre mourrait de la mort de Danton. La France
battit des mains, vous savez avec quelle joie! à cette prédiction
de la sibylle! De ce jour commença la popularité de cette femme.
Les victimes voulaient savoir ce que deviendraient leurs tyrans.
Aux tyrans et aux esclaves, elle prédit qu'un homme viendrait
pour imposer silence à tous ces tumultes.
Cet homme vint en effet, et il lui dit comme il est dit dans la
Bible : « Ne savez-vous pas bien qu'il est facile aux grands princes
et seigneurs comme moi de consulter les devins et les augures? »
Et elle prédit à cet homme, le lendemain même du 18 brumaire,
qu'il serait, avant peu, l'empereur Napoléon. Cet homme se mit à
sourire et à croire la prophétie tout aussi bien que s'il n'eût pas
été un esprit fort. Qui cito crédit levis est corde, dit l'Ecclésiaste.
Mais justement notre Circé comptait sur la légèreté du cœur des
mortels.
Et surtout du cœur des femmes ! Elle savait que la femme, plus
oisive que l'homme encore , est impatiente de l'avenir. Pour ces
pauvres âmes en peine , le présent n'est jamais assez rempli ; le
passé n'est plus qu'un rêve; l'avenir est tout, et, dans l'avenir,
elles regardent comme si elles y devaient voir autre chose que les
496 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
rides, les dents absentes et la vieillesse, des horreurs! Pauvres
créatures naturellement malades et tremblantes ! les hommes les
ont cruellement négligées sous l'Empire : à peine amoureux, ils
s'en allaient à la bataille ; à peine à genoux devant la personne
aimée, et à l'instant où on allait leur dire : « Relève-toi '. » sou-
dain le tambour battait aux champs, et il fallait partir avant d'avoir
entendu le oui charmant. Dans cette redoutable rivalité de la
gloire, à qui tenir? à quoi tenir? à quels saints pouvaient-elles se
vouer, ces pauvres femmes? Elles allaient toutes frapper à la porte
de la pythonisse, et alors il fallait bien leur venir en aide, — ras-
surer ces âmes tremblantes, — panser ces pauvres cœurs qui sai-
gnaient . — ramener un peu de sommeil à ces beaux yeux qui
suivaient, mais en vain, les jeunes capitaines de Napoléon dans un
épais nuage de poudre et de fumée. Par charité et par pitié, une
honnête femme se fût faite devineresse. La nôtre Tétait depuis
longtemps, et combien elle en a sauvé, de ces malheureuses, par la
douche salutaire de ses innocents mensonges, ïaspersw menda-
ciorum de saint Augustin !
Ainsi peu à peu elle se vit forcée par le malheur et par l'abandon
dans lesquels se trouvaient tant de pauvres femmes, de devenir sé-
rieusement une pythonisse, une pythonisse calme, sérieuse, peu
bruyante. Elle évoqua les ombres des idées, comme dit Salomon,
et à chaque désespoir elle donna de bonnes paroles. C'est si rare et
si doux, l'espérance ! Et, chez notre magicienne, l'espérance était à
si bon marché ! Il y en avait pour toutes les fortunes, pour toutes
les imaginations, pour tous les esprits. On en pouvait acheter pour
cinquante écus à la fois , et pour dix francs en détail. Pour dix
francs d'espérance... c'est bien peu, c'est tout ce qu'il faut sou-
vent pour calmer ces âmes agitées. Dix francs! que peut-on avoir
avec dix francs? A peine un livre tout rempli des amours d'autrui.
à peine une place dans quelque théâtre où s'agitent des passions si
peu semblables à nos propres passions !
Au contraire, la sibylle complaisante vous disait, pour dix fram s.
LA SORCIERE DU XI.\e SIECLE 197
loutes sortes d'absurdes prédictions et de bonnes paroles. Elle vous
disait, madame, qu'il ne fallait pas pleurer, car les pleurs gâtent
le visage ; qu'il fallait dormir toute la grasse matinée, car l'insom-
nie rougit les yeux et flétrit la beauté. Et puis, qui sait? voici un
roi de cœur bien conquérant; vous le reverrez avant peu, et il vous
reviendra avec l'étoile des braves ! Oh ! oh ! le valet de pique ! Pre-
nez garde, madame : c'est un mari brutal et qui vous surveille!
Ainsi la sorcière mêlait habilement le conseil à l'espérance;
en a-t-elle assez averti! en a-t-elle assez sauvé ! Ceci entendu, on
revenait chez soi d'un pas plus calme; on pensait un peu moins
au roi de cœur, un peu plus au valet de pique. Alors, bien préve-
nue, on le calmait, on l'endormait, on lui ôtait le soupçon, ce ver
qui ronge; bref, on finissait soi-même par s'endormir dans ces
beaux songes qu'on avait achetés dix francs. Cela durait jusqu'à
une nouvelle maladie, et alors la prophétesse, voyant venir la ma-
lade, se gardait bien de faire reparaître le roi de cœur. — Le roi
de carreau, à la bonne heure, quelquefois même l'as de trèfle tout
pimpant et qui sortait à peine de l'École militaire de Saint-Cyr.
Sérieusement, être sorcier, la chose n'est pas difficile, sorcier
dans les conditions dont je parle. Cette pauvre espèce humaine est
ainsi faite, qu'à tout prendre, l'àme de tous les hommes est ma-
lade des mêmes maladies. Divisez la vie en trois ou quatre parties :
la jeunesse qui aime , l'âge mûr qui intrigue, la vieillesse qui se
dévore le cœur faute d'aliments, et déjà vous avez accompli une
bonne moitié de l'art des devins. Vous êtes assis au coin de votre
feu, l'appartement est peu éclairé, vous-même vous tournez le dos
à la lumière; soudain, sans se faire annoncer, par la porte entr'ou-
verle, d'un pas ému et tremblant, une femme entre chez vous.
Sans être un grand sorcier, rien qu'à voir entrer cette femme, vous
savez déjà qui elle est. Cependant elle est assise, là devant vous,
sous la lumière, vous restant dans l'ombre. Elle parle, — vous la
reconnaissez à sa voix. Vous avez cent moyens de la connaître : —
ses pieds, sa chaussure, — rien qu'à la façon dont son bas est tiré
17
198 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
sur sa jambe, — vous savez qui vous parle! — Et l'œil, et le re-
gard, et le port; — moins que cela, l'odeur errante autour de ce
corps bien ou mal vêtu ! Il y a des odeurs cabalistiques : le benjoin,
la violette, le nénufar, la rose même, pourvu qu'elle soit cueillie
au mois de mai, le matin, par la rosée, dans le premier quartier de
la lune. — Ces odeurs vous guident à merveille. Ce n'est pas tout
encore ! il faut que cette femme inconnue se déshabille devant vous,
car, le gant ôté, la femme est nue, — et alors elle vous tend sa
main ; — cette main, vous la tenez dans les vôtres, — vous en
suivez lentement les contours. Cette main, à qui sait lire, même
sans avoir étudié la Chiromancie de maître Jehan de Indagine,
elle va tout dire, — l'âge de cette femme d'abord, et ensuite ses
travaux, ses agitations, ses chagrins, ses impatiences, son cou-
rage.
Plus n'est besoin, pour se retrouver dans ces lignes qui s'en-
tre-croisent, de savoir quelles constellations répondent à ces lignes
mêlées. Sans être un grand sorcier, vous allez dire à coup sûr :
Voici la ligne de vie, — et la ligne de la fortune, — et la ligne qui
conduit à la maison des parents, — et celle qui mène au berceau
de l'enfant, — et celle qui pousse dans les voyages ; la ligne qu'on
appelle la joie du soleil, et, en un mot, toutes les traces que lais-
sent à la main laborieuse ou inoccupée l'aiguille de la mère de
famille, la harpe de la baladine, et même le sceptre des reines.
Triste sillon qui se projette depuis le zodiaque de vie jusqu'au pa-
lais des Chartres et des prisons !
Eh bien , cette femme qui vient de disparaître dans l'essence
des essences, pour parler comme saint Thomas d'Aquin lui-même,
elle poussait, au plus haut degré, cet art de la divination à pre-
mière vue. D'un coup d'œil, elle savait qui venait pour l'inter-
roger. Elle reconnaissait les esprits forts à leur assurance, à leur
air protecteur, et, pour ceux-là, elle était impitoyable. D'un geste
indifférent et d'une voix monotone, comme si elle eût dit bonjour à
son porteur d'eau, elle leur prédisait tant de malheurs, tant de
LA SORCIERE DU XIXe SIECLE 199
catastrophes, tant de misères; elle en faisait si bien des gens ruinés,
perdus, abîmés, égorgés même, que nos esprits forts s'en retour-
naient la pâleur et répouvante sur le visage.
Pour les naïfs, au contraire, elle était indulgente et humaine;
elle semait leur vie de diamants et de fleurs; ce n'étaient qu'har-
monie, tendresse, succès, riants aspects. Aux gens sérieux elle
annonçait positivement le succès. Rien que cela, le succès ! mais
ce mot-là, dans son rayonnement universel, contient le monde.
Ainsi elle était avec les hommes; elle était timide et mal à l'aise,
et comme honteuse pour ces mâles esprits qui n'avaient rien de
mieux à faire qu'à venir couper des cartes de la main gauche,
chez une vieille femme de quatre-vingts ans. Aussi plus d'une fois
a-t-elle traité ses pratiques mâles comme Théophraste Paracelse,
qui était vraiment le zénith et le soleil levant de tous les alchi-
mistes, traite messieurs ses lecteurs, c'est-à-dire avec des noms
d'un sens bien difficile : — Ens pagyocum, leffas, jesadaels. Elle
n'était à l'aise, elle n'était elle-même, elle n'était dans son génie
qu'avec les femmes. Elle les connaissait jusqu'au fond du cœur.
Certes, M. de Balzac est un grand anatomiste; George Sand tient
le scalpel d'une main ferme; M. Eugène Sue n'y va pas de main
morte; Frédéric Soulié ne se fait pas faute d'ouvrir le cœur
pour voir ce qu'il contient... Pas un de ceux-là ne pourrait
lutter pour la connaissance des secrets que contient l'âme des
femmes avec cette petite vieille ratatinée, à l'œil inerte, à la joue
flasque, aux dents jaunies, à la main sèche, à la voix sourde, sac-
cadée, sans énergie et sans accent.
Les pauvres femmes ! la sorcière les recevait au coin de son feu,
au bruit de son pot, dans le plus ignoble des négligés; les bande-
lettes sacrées étaient remplacées par une perruque rousse ; la ver-
veine poétique par un bonnet sale, l'encens et la myrrhe par une
odeur d'oignon brûlé. Il était impossible d'avoir renoncé davantage
aux mystères et aux splendeurs de son art. A peine étiez-vous
assise, elle déroulait ses cartes, et, d'un doigt mal lavé, sur la
"200 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
crasse de ces hiéroglyphes mal peints, elle lisait couramment la
destinée de la malheureuse qui l'interrogeait. Avec un tact parfait,
elle devinait Page, la condition, et les mille petites douleurs de
la vie oisive, de la vie pauvre, de la vie riche; elle reconnais-
sait toutes les passions à certains signes qui ne la trompaient
jamais.
Une fois lancée, elle allait, elle allait toujours; on l'éeoutait
bouche béante! — Autant de couleurs, autant de douleurs (tôt
dolores, quot colores), dit Tertullien, c'en était assez pour que cette
femme préjugeât bien des choses. On pâlissait, — on rougissait,
— on s'étonnait, — on s'épouvantait, — on eût voulu l'arrêter à
ce passage, — on eût voulu lui fermer la bouche à ce moment
terrible. — Elle allait, elle allait toujours ; — puis soudain la voix
tombait, — les cartes se repliaient sur elles-mêmes, — le jeu était
fait. Elle ne vous voyait plus, elle n'entendait plus rien; c'était au
tour d'une autre pratique. Elle vous laissait là, éperdue, étonnée,
tremblante, inquiète, malheureuse... Mais vous aviez joué votre
petit drame ; mais on vous avait parlé de votre passion ; mais vous
aviez été un instant le point de mire de cette femme qui savait si
bien lire dans le livre intitulé : de Secretis mulierum (des Secrets
de la femme), un livre qui a mérité le titre de sorcier au grand
Albert.
Ainsi par les mains de cette sorcière calme et froide, ont passé,
tremblantes, timides, obéissantes, toutes les femmes de ce temps-ci.
La femme de l'Empire, oisive et désolée, qui pleurait son amant ou
bien qui pleurait son fils; — la femme de trente ans nouvellement
découverte, un pied dans l'abîme; — la femme émancipée, le phi-
losophe porte-jupon et culotteur de pipes qui brise, en se jouant,
les liens les plus sacrés, les liens de la chair et de l'esprit; — la
femme méconnue, qui rêve, qui crie, qui appelle, qui se débat dans
le vide; — la lionne, cet homme manqué; — et toute cette infinie
variété d'esprits mal faits, d'âmes éperdues, toutes ces variations
lamentables de l'oisiveté et de l'ennui.
LA SORCIERE DU XIX<! SIECLE 201
Elle a tout vu, elle a compris toutes ces misères, elle a touché
toutes ces plaies, elle les a guéries autant qu'elle a pu les guérir ;
elle a murmuré à leurs oreilles toutes les paroles bienveillantes qui
les pouvaient calmer; elle a été comme Yempsalmator, qui endor-
mait toutes les douleurs au murmure des psaumes. Certes, c'est
grand malheur que les paroles d'une tireuse de cartes aient rem-
placé les consolations de la poésie biblique, que la curiosité impré-
voyante ait remplacé la prière ; mais qu'y faire? D'où vient le mal?
Le mal ne vient pas du jeu de cartes de la sibylle, le mal vient de
l'ennui qui tue toutes ces pauvres âmes, le mal vient de la conta-
gion de l'exemple. — In nugas tam prona via est ! est-il dit dans
le Zodiaque de Vie; singulière manie! et qui nous rappelle d'une
triste façon ce que raconte Pétrone de cette ville des licences et des
désordres, où il serait plus facile de rencontrer un dieu que de
rencontrer un homme.
A propos de cette fameuse devineresse, mademoiselle Lenor-
mand, nous possédons une histoire qui vous prouvera combien
ce métier de devineresse est facile , et en même temps combien
peu cela leur coûterait, à ces enfants perdus des passions folles,
de se confier tout simplement à leur mère, cette divine enchan-
teresse de toutes les douleurs de l'enfant; ou, tout au moins,
d'implorer l'aide et la protection d'honnêtes gens de bon conseil,
— et comme elles seraient facilement sauvées, les malheureuses
malades, si, au lieu de faire venir l'empirique, elles appelaient le
médecin.
La maison de la devineresse est située dans une très-belle rue
de Paris; rien ne l'indique au dehors, sinon une enseigne de
libraire; — enseigne inutile, car c'est là une de ces portes mysté-
rieuses si nombreuses à Paris et que l'on se montre d'un geste
étrange, en passant. — Du reste, la rue est des mieux habitées par
d'honnêtes gens, dont bien peu se sont doutés que le sabbat et la
cabale fussent si près de leurs maisons. Un matin, un jour d'hiver
froid et pluvieux, une bonne vieille dame, madame Lenormand,
17.
903 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
dont le nom restera attaché à jamais à la fondation du Journal
des Débats , madame Lenormaud , la femme du premier éditeur
de M. de Chateaubriand, riche, honorée et bienfaisante, entourée
de louanges et de respects unanimes, voit entrer chez elle une
jeune personne qui pouvait avoir dix-sept ans, qui peut-être en
avait seize. Dans son trouble, cette enfant croyait entrer chez
mademoiselle Lenormand. ■ La magicienne ! » cria-t-elle. Elle était
si agitée et si tremblante ! — Ses grands yeux étaient pleins de
larmes, — ses cheveux blonds tombaient le long de ses joues ; —
elle avait ses deux mains jointes et suppliantes, i Madame!...
madame!... » s'écriait-elle. Les sanglots lui coupaient la parole.
Cependant la vieille dame, qui est une femme d'un noble cœur, se
sentit émue de pitié. A coup sûr, elle ne connaissait pas cette en-
fant, elle ne l'avait jamais vue ; mais une mère est la mère de toutes
les jeunes filles qui ont l'âge de sa fille, — à plus forte raison une
grand' mère ; — elle a transporté sa tendresse une génération au
delà, et elle ne demande pas mieux que d'aimer, de protéger, de
secourir.
Donc, sans demander son nom à cette jeune fille, la vieille dame
lui prit les mains; elle la fit asseoir là, à ses côtés; elle lui dit
toutes sortes de paroles encourageantes; elle attendit que ce
pauvre cœur se fût apaisé dans cette poitrine agitée, et enfin, enfin
elle apprit — jugez de son étonnement et de son effroi! — que
cette belle personne, si naïve et si pure, était sur le point de se
tuer. Elle voulait mourir, elle l'avait juré, elle l'avait promis. Elle
avait un amoureux qui l'attendait, afin de mourir. Cependant elle
n'avait pas voulu mourir sans consulter l'avenir ; elle voulait savoir
quelle eût été sa vie, si elle avait vécu, à quels bonheurs elle
renonçait et quel sacrifice elle faisait à l'amour. Ainsi elle parlait,
et plus elle parlait de cette douce voix, doucement voilée, d'une
enfant qui va devenir une jeune fille, plus la vieille dame, émue,
épouvantée tout à la fois, la serrait dans ses bras, sur son cœur.
■ Malheureuse enfant ! disait-elle, mais tu n'as donc pas de me
LA SORCIERE DU XIXe SIECLE 203
Oh! tu as bien fait de venir à moi, je te sauverai malgré toi-même! »
Disant ces mots, elle se levait, elle s'habillait, elle faisait mettre
les chevaux à sa voiture, elle ramenait l'enfant égarée dans la
maison paternelle, déjà plongée dans le trouble et l'épouvante ! —
La mère pardonna à l'enfant. — Le jeune amoureux, qui était de
bonne foi, et qui déjà préparait ses pistolets pour mourir, consentit
à attendre cinq ans, et, pour que la patience lui vînt, il se mit tout
de suite au travail. Ainsi fut sauvée la vie de cette enfant, l'hon-
neur de cette famille, ainsi fut sauvé ce jeune homme... par un
bon conseil! par une charité généreuse ! La dame resta la seconde
mère de cette jeune fille. « Tu vois bien, lui disait-elle, qu'il
n'est pas besoin de tant de jeux de cartes pour deviner toutes ces
petites douleurs qui vous tueraient, pauvres âmes! et que, moi
aussi, j'étais sorcière sans le savoir. »
Trop heureuse cette enfant de s'être trompée de porte! trop
heureuse d'être tombée sur cette philosophie sagace qui vient du
cœur! Les plus grands enchanteurs de ce monde n'ont pas d'en-
chantements plus puissants qu'une parole consolante, un sourire
maternel. Quoi de plus providentiel qu'une âme honnête? Quel plus
divin augure que la bonté? Et en bonne morale, cela ne vaut-il pas
mieux d'avouer franchement les tourments de son cœur, que de
chercher à les lire dans le marc de café ou dans un jeu de tarots?
C'est là ce que le poëte appelle ajouter l'obscurité à ses vices, le
mensonge à ses fautes.
iXoeletn peccalis et fraudibus addere nubem.
A ce métier de prédire l'avenir, de flatter la passion, de pro-
mettre l'espérance, mademoiselle Lenormand avait gagné une très-
grosse fortune. Elle avait le mens aurea, l'esprit d'or dont parle
Virgile : in summo mens aurea rivet Olympo, et cette fortune, elle
l'a faite sans peine, sans chagrin, de la façon la plus piquante,
payée pour entendre des révélations, pour deviner des secrets, pour
assister à des drames qui se payeraient au poids de l'or. Tour
204 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
savoir les caractères de ce siècle, elle était mieux posée que Mo-
lière, mieux que La Bruyère. — Elle était mieux posée que l'usu-
rier lui-même, cet avide et infâme moraliste qui, lui aussi, peut dire
sa mésaventure à quiconque ose pénétrer dans son antre. Du reste,
nul esprit (je ne parle plus de l'usurier, je parle de mademoiselle
Lenormand), nulle éloquence, rien d'inspiré, rien du cœur, rien de
l'âme; pas un mot de l'histoire moderne ; rien que de très-vulgaire,
de très-niais, de très-plat ; l'habileté d'une portière, la bonne grâce
d'une marchande à la toilette, la rapacité d'un huissier.
Même en présence de ses pratiques, elle ne se prenait pas au
sérieux. Elle vous ânonnait sa leçon comme un enfant stupide
qui récite les Racines grecques. — Elle ne savait rien du monde
extérieur; elle se tenait dans son bouge, accroupie et entourée de
toutes sortes de livres qu'elle avait écrits dans le style des sibylles :
des livres tout imbus de la contagion de son art. Voilà, pourtant,
la femme qui a été consultée, avec toutes sortes de terreurs et de
respects, par les plus hardis courages et les intelligences les plus
avancées de ce temps-ci , à commencer par l'impératrice Joséphine !
— par le premier consul Bonaparte ! — « Le peuple de Florence
n'est pas bête, disait Machiavel, et cependant frère Jérôme
Savoaarole, a bien fait croire au peuple de Florence qu'il prédi-
sait l'avenir! »
Elle était avide. Elle aimait l'argent de ses pratiques, encore
plus qu'elle n'aimait leurs secrets. La dernière fois qu'elle est sortie
de son trou, ce fut pour aller voir la sibylle qui parait dans la
Lucrèce de M. Ponsard :
Je suis la sibylle de Cumes...
Et prends nies trois cahiers pour deux cents pièce» d'or.'
Seulement, elle n'a pas dû approuver la conclusion de la scène :
■ Brute, Je te les donne » Elle appelait cette sibvllc de Cumes un
gâte-métier.
La mort de cette femme complète bien d^s pertes qu'a déjà faitos
J. MICHAUD, DE L ACADEMIE FRANÇAISE -J05
l'empire vermoulu de Napoléon Bonaparte. Cette femme a été tout le
mystère, c'est-à-dire toute la poésie de cette époque. On croyait en
mademoiselle Lenormand, même un peu plus que Ton ne croyait à
l'empereur. Après l'avoir couronné, elle l'a détrôné avec aussi peu
de cérémonie que si elle eût prédit à Roustan le mameluk qu'il
perdrait son emploi dans huit jours. A ces causes, cette femme tient
déjà sa place dans le drame moderne, en attendant qu'elle la tienne
dans l'histoire; car, vue à longue distance, nul ne peut dire qu'une
auréole ne sera pas placée sur le front de cette magicienne ; si
l'avenir ne confondra pas dans son admiration et dans son enthou-
siasme, l'empereur Napoléon et celle qui lui dit la première ce que
disait la sorcière à Macbeth : — Tu seras roi, Macbeth!
JOSEPH MICHAUD
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
M. Michaud , qui vient de mourir dans un âge avancé ,
mais encore tout plein de cet esprit fin et délicat qui n'a jamais
manqué à sa conversation non plus qu'à ses livres, était, à tout
prendre, un des hommes les plus distingués de ce temps-ci. Sa
renommée n'était pas une de ces renommées bruyantes, avides
d'éclat et toujours sur la défensive; mais, pour être modeste et
cachée, elle n'en était peut-être que plus réelle et plus sûre. Cet
homme, qui a pris sa place, et une place des plus remarquables,
parmi les défenseurs de l'ordre, de l'autorité et de la crovance,
206 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
descendait cependant en ligne directe de Voltaire, le roi du siècle
passé. Il appartenait, par son style, par son ironie facile, par sa
moquerie ingénieuse, par ce coup d'œil net et rapide jeté sur les
hommes et sur les choses, à l'école voltairienne ; seulement, dans
la grande lutte qui a partagé et qui partage encore la société
européenne, M. Michaud avait pris parti pour la vieille royauté,
pour la vieille croyance, pour les vieilles mœurs, pour tout le
passé poétique, chrétien et convaincu de la France. Jusqu'à la fin
de sa vie, il a été fidèle à sa nohle vocation ; il a défendu sa cause
avec loyauté et courage. Dans ce parti royaliste, dont il était un
des chefs les plus considérés, il s'est placé naturellement du côté
des vaincus ; mais ceci a besoin de quelques explications.
Ce parti royaliste, dont les prémisses sont si belles, si grandes,
si glorieuses, mais dont les conclusions sont souvent insensées et
funestes, malheureuse opinion qui s'est perdue par la vanité et
par l'ambition, se divise ou plutôt se divisait naturellement, sous
la Restauration, en deux fractions bien distinctes, les vieux
royalistes et les nouveaux : les vieux royalistes, qui avaient été
mis au monde avec des droits, des devoirs, des préjugés, que rien
ne leur avait fait oublier, ni l'exil, ni même l'échafaud; les nou-
veaux royalistes, gentilshommes bâtards, improvisés de la veille,
inconnus à l'Œil-de-bœuf de Versailles, sans nom, sans patri-
moine, sans épée, mais non pas sans intrigue, sans ambition et
sans talent.
Les uns et les autres, quand la maison de Bourbon fut remise
en honneur dans cette France impériale qui savait à peine le nom
de ses nouveaux maîtres, se mirent à assiéger ce trône nouvelle-
ment rétabli et si fragile; les uns demandèrent leurs anciens pri-
vilèges, leurs vieux honneurs, le rétablissement des dignités
perdues, s' appuyant sur l'antique histoire, réclamant les privilèges
de leur blason ; pendant que les autres, les royalistes de la veille,
ne s'inquiétaient que de fortune et de puissance. Ces derniers
étaient les habiles; ils auraient donné tous les tabourets de l'an-
J. MICHAUD, DE l'ACADÉAïIE FRANÇAISE 207
tique Versailles pour une place au conseil des ministres; ils auraient
échangé le cordon bleu contre un sourire du roi Louis XVIII. En
gens d'esprit qu'ils étaient, ils savaient fort bien que les anciens
colons d'Hartwell, les émigrés de Coblence, les hommes qui n'avaient
conservé que de grands noms, se contenteraient des vanités du
pouvoir; pour eux, ils visaient au solide. A l'abri de ce trône
qu'ils n'avaient pas relevé, ils aspiraient à gouverner la France,
et, par la France, l'Europe. L'ambition de ces gens-là, qui sont
les mêmes sous tous les régimes, a tout perdu; mais ceci n'est
pas de notre sujet, et nous en avons dit assez pour expliquer
l'honorable position de M. Michaud dans le cœur des royalistes qui
n'étaient que fidèles, qui auraient rougi d'être habiles.
Cet homme de tant d'esprit et de loyauté avait été de bonne
heure tout ce qu'il fallait être pour se porter le défenseur immé-
diat des regrets, des prétentions, des droits, si vous voulez, de la
vieille cause royaliste. Il était né d'abord poëte; mais, à l'instant
même où cette jeune imagination allait s'ouvrir à toutes les
influences poétiques, à cette heure solennelle de la langue fran-
çaise, où la langue, fouillée et travaillée dans tous les sens par
Voltaire, par Diderot, par Montesquieu et par eux tous, promet-
lait aux écrivains à venir des destinées encore nouvelles, il arriva
tout à coup que, dans cette société de France, le mouvement marcha
si vite, que ce mouvement devint tout simplement une révolution.
Le xvmc siècle, qui se croyait le maître de l'univers, s'arrêta
tout à coup, étonné de se voir remplacé par quelque chose qui
n'était pas lui, qui était quelque chose de mieux que lui, peut-être.
A coup sûr, c'était plus que Voltaire, c'était Mirabeau ; c'était
plus que le Contrat Social, c'était plus que l'Esprit des Lois,
c'était la Constitution de 1789, c'était l'Assemblée constituante.
Alors le moyen d'être un poète, je vous prie? Mais, plus tard
encore, quand cette vieille société se mit lâchement à tendre la
tête au bourreau ; quand tous ces hommes qui avaient porté si
glorieusement le sceptre et l'épée, la couronne et la mitre; quand
208 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
toutes ces einmes, dont le sourire était une loi, n'eurent plus
d'autre courage que le lâche courage de l'échafaud, alors encore,
dans ce moment-là, essayez donc d'être un poêle! Dites donc à la
Terreur qui hurle dans les carrefours : « Fais silence, et laisse-moi
chanter mes amours ! » Hélas! le plus grand poëte de cette affreuse
époque, le plus grand poëte des temps modernes, André Chénier,
Ta tenté vainement; vainement il a voulu élever sa voix chaste et
pure au milieu de ces orgies sanglantes ; le bourreau a brisé de ses
mains cette lyre antique; André Chénier est mort, comme Roucher
est mort, comme ils sont morts les uns et les autres, égorgés par
la même main parricide, tous ceux qui avaient dans la têle une
idée et de la probité dans le cœur.
Eh bien, telle était la conviction poétique de M. Michaud, que,
même au plus fort de ces annales sanglantes, il obéit à l'inspira-
tion qui le poussait. Vous pensez que ce jeune homme, honnête et
bon, d'une famille honorable, élevé par des parents royalistes et
chrétiens, pénétré des saines doctrines que le xvne siècle a
léguées à la France comme son plus bel héritage, devait, lui
aussi, partager à son tour l'honneur de ces proscriptions qui
n'épargnaient que les bourreaux. Lui aussi, il fut donc décrété de
conspiration ; sa tête fut criée sur les places publiques, comme un
objet de prix que le Comiîé de salut public avait égaré; ce fut
dans ce moment de terreur générale et de proscription pour lui-
même, au moment où il n'y avait plus dans le royaume ni roi, ni
reine, ni le trône, ni l'autel, au moment où lui-même pouvait être
dénoncé aujourd'hui et jugé, c'est-à-dire condamné demain, que
le jeune proscrit se mit à écrire, dans un vieux château respecié
par les démolisseurs, sous de vieux arbres que la hache n'avait
pas tranchés, — plus heureux en ceci que la maison de Bourbon,
— le Printemps d'un Proscrit, ce beau poëme si calme, si recueilli,
d'une poésie si pure et si intime, qui serait à la première place
parmi les poèmes de Delille. Et, à ce propos, admirez, je vous
prie, les consolations de la poésie, et combien elle donne, à ceux
J. MICHAUD, DE L' ACADÉMIE FRANÇAISE 209
qui l'aiment dignement, de résignation et de courage ! Au plus
fort des réactions sanglantes du triumvirat, Cicéron met la der-
nière main à son plus bel ouvrage. Sénèque meurt en corrigeant,
dans son bain, les derniers chapitres de sa philosophie. Lucain,
ce grand poëte, aimé à bon droit de Corneille, se hâte de lire la
Pharsale avant que le tyran lui envoie Tordre ile mourir. Le
Satiricon de Pétrone a été écrit dans un bain d'eau chaude et de
sang. André Chénier a dicté ses plus beaux vers à la Concier-
gerie, une heure avant réchafaud, Oui, la poésie est une toute-
puissante consolatrice; elle est comme une religion bienfaisante,
elle est la modération des jours heureux, elle est le courage des
jours de deuil, elle est plus que la puissance, elle est la force.
Aussi, quand une nation succombe, plaignez-les, tous ces malheu-
reux éperdus qui lèvent les mains en criant : Domine, salva nos,
périmas! « Seigneur, sauvez-nous ! nous périssons! » Plaignez le
roi! plaignez la reine! plaignez l'enfant royal, qu'un savetier tue
à coups de pied! plaignez les victimes! plaignez surtout les bour-
reaux ! mais ne plaignez pas les poètes !
Dans ce temps-là, chose honorable à dire pour les gens d'intel-
ligence, pour ces héros de la paix et des guerres civiles, pas un
d'eux, même sous le couteau fatal, même dans la prison, même
dans l'exil, n'a interrompu son œuvre commencée. L'un, qui s'ap-
pelait Lavoisier, condamné à mort, demande quelques jours pour
achever ses expériences sur la lumière : on le tue. L'autre, qui
s'appelait Bailly, écrivait encore le jour de sa mort. Celui-ci,
inoffensif s'il en fut, tendre et galant berger de la peinture de
Watteau, méditait une idylle sur les amours de Tircis et de Chloé,
à l'instant même où le crieur public — il y en avait jusque dans
les campagnes — cria sous ses fenêtres sa condamnation à mort.
Alors le chalumeau tomba des mains de notre berger, et il mourut
au milieu de sa pastorale commencée ; celui-là s'appelait Florian.
J'en vais citer un autre, nomme Condorcet; c'était un philosophe,
mais aussi c'était un grand seigneur. 11 voulait l'égalité, mais à
18
210 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
condition que tous les hommes auraient les cheveux bien peignés,
et les mains également bien lavées. Proscrit, comme c'était son
droit d'homme de goût, de politesse et de bon sens, M. de Con-
dorcet avait consenti, enfin, à mettre une carmagnole, à couvrir
sa belle tète d'un bonnet rouge, à s'affubler d'une horrible culotte,
qui en faisait \f\ sans-culotte ; en un mot, il avait dépouillé tant
qu'il avait pu le vieil homme; toutefois, dans cette abnégation
profonde, il ne put se séparer du dernier ami qui lui restait, du
plus fidèle de tous et qui l'a trahi pourtant, — cet ami, c'était
Horace ; — le sans-culotte Condorcet, assis à une table de cabaret,
et mangeant le pain bis de la liberté, se mit à fouiller dans les
guenilles dont il était couvert, et il en tira un beau petit livre
dans lequel il se mit à lire cette belle ode du poète latin à sa
république :
.... 0 navis !
Réfèrent in mare te novi
Fluctus ! 0 ! rjuid agis?...
Il en était là de sa lecture, quand ces terroristes de cabaret lui
arrachèrent des mains son beau livre, et le jetèrent dans un
cachot, où il fut trouvé mort le lendemain. 11 s'était empoisonné
en répétant le Justum et tenacem de son poète favori.
Donc, sachons bon gré à M. Michaud d'avoir obéi si jeune
encore, et sans arrière-pensée, â l'inspiration poétique qui s'éveil-
lait en lui. Son poëme ne serait pas un si beau livre, que ce serait
encore l'œuvre d'un grand courage. Au milieu de toutes ces
lâchetés étranges, incroyables, de tout un peuple qui tend le cou
au bourreau, comme l'agneau ne le tend pas au boucher, c'est
une grande consolation. s?.vez-vous, que de voir quelques hommes
isolés protester par leur esprit contre cesk'uheiés lamentables!
Ainsi M. Lava faisant représenter l'Ami des Lois; M. Legouvé
écrivant le Mérite des Femmes et la Mort d'Abel; Delille bravant
avec le courage d'un homme qui a peur les proscriptions de sou
J. MICHAUD, DE L ACADEMIE FRANÇAISE 211
époque; ainsi, la vieille Comédie-Française jetée en prison tout
entière pour être resiée dévouée aux gentilshommes de la chambre,
ses protecteurs et ses soutiens naturels, ce sont là autant de faits
qui honorent la littérature de ce siècle. Bien plus, songez donc!
au moment où la terreur était partout, un jeune gentilhomme,
nommé Chateaubriand, au milieu des forêts de L'Amérique '', sous
la hutte d'un sauvage, apprenant par hasard la mort du roi
Louis XVI, accourait en toute hâte du fond de ce riant exil, pour
apporter à la cause de la civilisation le généreux appui du plus
immense talent poétique. Tels ont été les travaux généreux de la
poésie moderne; ainsi elle a été fidèle à sa mission divine de foi,
d'espérance et de charité.
Dans le nombre de ces heureux poètes qui ont osé chanter
durant ces horribles époques, il faut placer au premier rang
M. Michaud. Son livre, tout rempli du calme et silencieux amour
de la campagne, révèle pourtant, à chaque vers, la triste préoc-
cupation de cette époque sanglante. On comprend que, si la terreur
n'a pas pénétré dans cette âme si innocente et si jeune, elle a
pénétré cependant sous ces beaux ombrages, au bord de ces flots
limpides, dans ces jardins remplis de fleurs, dans ces sillons ver-
doyants d'où s'élance l'alouette matinale, en chantant cette
chanson éternelle qui ne prévoit ni les révolutions ni les tempêtes.
Bien plus qu'aucun des poèmes écrits à ce moment de funèbre
mémoire, le Printemps d'un Proscrit se ressent de cette tristesse
partie d'un cœur honnête, d'une âme innocente; même dans ses
plus heureux instants d'enthousiasme, nous retrouvons dans cette
jeune poésie quelque chose du malheur des temps. Ainsi s'explique,
indépendamment du mérite de ce vers net, rapide et bien pensé,
le grand succès de ce beau poëme; cette fois, la douleur était sans
emphase, et surtout sans imprécation et sans colère. Elle était
naturelle et simple comme toute douleur qui vient du fond de
L'âme; elle était dégagée de toute vengeance et de tout remords.
C'était là véritablement la plainte touchante et éloquente d'un
212 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
jeune homme qui ne sait pas pourquoi il est proscrit, mais
qui accepte la proscription comme une conséquence nécessaire de
cette révolution qu'il ne comprend pas encore. La modération
même de cette poésie en a fait le succès. La France Ta écoutée
comme une consolation inespérée; elle s'est reposée, en lisant ces
beaux vers, des vociférations de la tribune; elle a trouvé dans ce
poëme beaucoup moins de malédictions que d'espérances ; et véri-
tablement telle était la fatigue dans laquelle ce malheureux pays
était entré, à force de douleurs et de misères, qu'il ne demandait
pas mieux que d'oublier. Seulement, chacun cherchait l'oubli à sa
manière : ceux-ci dans l'exil, ceux-là sur les tombeaux renversés
de leurs ancêtres ; les uns à la guerre, où ils se montraient parmi
les plus braves ; les autres dans les saturnales du Directoire ; quel-
ques-uns dans la religion, à laquelle ce malheureux peuple revenait
déjà ; d'autres enfin se consolaient par la culture des beaux-arts. Ils
se réfugiaient dans la philosophie ou dans les belles-lettres, comme
dans un port assuré. Il relisaient les vieux poètes, ils ramassaient
dans la poussière de nos révolutions les rares débris de nos biblio-
thèques et de nos musées; enfin, ils protégeaient de leurs vœux
et de leurs louanges les jeunes poètes demeurés fidèles au culte
des vrais difux. A ce compte, ils ont protégé et encouragé de
toutes leurs forces le Printemps d'un Proscrit. Et, à ce propos,
nous ne pouvons pas laisser ainsi mourir le poëte sans citer quel-
ques-uns de ses vers. Il faut bien que la mort ait ses privilèges ;
il ne faut pas refuser à la tombe d'un poëte, sa plus belle oraison
funèbre. Écoutez donc le proscrit chantant tout bas les premiers
beaux jours de l'année ; car, il faut le dire à la honte du printemps,
même sous Robespierre le chèvrefeuille a fleuri , l'aubépine a
blanchi, le rossignol a chanté; même sous Robespierre il y a eu
un printemps :
Ce sol. sans lu.\c vain, niais non pas sans parure,
Au doux tré?or des fruits mêle l'éclat des fleurs.
Là croit TceilKt si Ger de ses mille couleurs;
J. MICHAUD, DE L' ACADÉMIE FRANÇAISE 213
Là naissent au hasaril le muguet, la jonquille,
Et des roses de mai la brillante famille,
Le riche boulon d'or, et l'odorant jasmin ;
Le lis, tout éclalant des feux purs du malin;
Le tournesol, géant de l'empire de Flore,
Et le tendre souci qu'un or pâle colore.
Souci simple et modeste, a la cour de Cypris,
Fn vain sur loi la rose obtient toujours le prix ;
Ta fleur, moins célébrée, a pour moi plus de charmes.
L'Aurore te forma de ses plus douces larmes.
Dédaignant des cités les jardins fastueux,
Tu te plais dans les champs; ami des malheureux,
Tu portes dans les cœurs la douce rêverie ;
Ton éclat plaît toujours à la mélancolie,
Et le sage Indien, pleurant sur un cercueil,
De tes fraîches couleurs peint ses habits de deuil.
Tel était l'homme qui devait représenter par l'esprit, par la
grâce, par l'atlicisme du langage, cette race incorrigible et char-
mante de grands seigneurs et d'exilés, qui n'avaient rien voulu
apprendre de la vieille histoire. Mais les temps du retour étaient
encore bien loin; nul ne songeait, en ce temps-là, ou du moins
bien peu, que la maison de Bourbon remonterait un jour sur ce
trône brisé, et refait à la taille de l'empereur Napoléon. Seulement,
pendant que tant d'obstinés de Coblence refusaient de croire à la
majesté du nouveau César, il y avait en France des hommes qui,
sans la nier, cette majesté de la gloire, y restaient comme insen-
sibles. Quand toute l'Europe entonnait Yhosanna impérial, ceux-là
gardaient un silence obstiné. Quand la gloire du maître rayonnait
sur tous les fronts, les fronts de ceux-là restaient sombres et
sévères, et, comme ces quelques hommes dont nous parlons étaient
à eux seuls plus intelligents que tout le camp de Coblence, ils
inquiétaient singulièrement l'empereur ; ils le gênaient dans son
triomphe, ils lui gâtaient sa victoire; ils étaient pour lui comme
]c vieux Mardochée à la porte du roi Assuérus. Ce long intervalle
fntre la Restauration et l'Empire, M. Michaud l'employa à prê-
ts.
■2\'t PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
parer un grand ouvrage, qui était encore une façon détournée de
remettre en honneur le vieux passé de la France. Je veux parler
de l'Histoire des Croisades, ce grand livre où l'Orient se montre
enfin dans toute sa majesté, dans tout son éclat. Le sujet, qui
était vaste et le plus beau qu'un historien pût choisir, avait été
singulièrement négligé par les historiens. Il est vrai que le sire
de Joinville l'avait admirablement indiqué ; mais le sire de Join-
ville avait été absorbé par son héros, Louis IX. Il n'avait vu
que le roi de France dans cette réunion politique autant que
guerrière de l'Europe chrétienne; et, quand le roi de France fut
mort, non pas seulement comme un saint, mais encore comme un
héros, le sire de Joinville avait abandonné à lui-même ce grand
mouvement historique dont il ne pouvait prévoir ni la durée ni
les conséquences. Avec un rare bonheur et une science bien
grande, le nouvel historien des croisades a rattaché à cette entre-
prise gigantesque de l'Europe, tous les progrès de la civilisation
moderne; il a deviné, avec une rare intelligence, l'influence de ce
long voyage armé au delà des mers, pendant lequel tant de peuples,
inconnus les uns aux autres, ont appris à s'estimer, à se com-
prendre, à s'aimer, à se haïr.
Cette Histoire des Croisades est la plus féconde que nous sa-
chions, soit par le nombre des héros, soit par la variété des évé-
nements, soit par la grandeur des conséquences; et telle a été la
sagacité de l'écrivain, qu'il a deviné, pour ainsi dire, les moindres
aspérités de ce grand théâtre sur lequel le Christ et Mahomet, la
civilisation et la barbarie, se sont battus avec tant d'efforts déses-
pérés de part et d'autre. Quelques mois avant la révolution de
Juillet, M. Michaud, voyant son Histoire des Croisades adoptée de
toute l'Europe, voulut s'assurer par lui-même des moindres acci-
dents de cette terre qu'il avait si souvent décrite. Il alla prendre
congé du roi Charles X, dont il était le lecteur, et qui l'honorait
d'une amitié et d'une estime toutes particulières. Ce roi-là, affable
et bon comme il était, ne vit pas sans attendrissement ce vieux
J. MICHAUD, DE C ACADÉMIE FRANÇAISE 215
soutien de sa cause qui, à son âge, avec une santé délabrée, allait
s'exposer à tant de dangers et à tant de fatigues, pour revenir pas
à pas sur les différents chapilres de son histoire. Il y eut alors,
entre le vieux roi et son vieux et fidèle serviteur, un touchant
adieu, comme s'ils eussent compris l'un et l'autre qu'ils ne de-
vaient plus se revoir. M. Michaud partit donc le premier; il
accomplit lentement ce pèlerinage qui avait été le pèlerinage de
toute sa vie; il revit, pour la première fois, ces lieux solennels
qu'il avait si bien devinés, et, au bout du voyage, il se trouva que
l'historien avait été aussi exact que le poëte, que YHistoire des
Croisades n'avait rien à envier à la Jérusalem délivrée. A peine,
dans sa Correspondance d'Orient, M. Michaud a-t-il relevé quel-
ques erreurs de détail de V Histoire des Croisades , des erreurs
que, lui seul, il pouvait reconnaître. Heureux voyage, mais triste
retour! car, pendant que le savant historien considérait là-bas
toutes ces ruines, ici même, ce trône pour lequel il avait tant
combattu, s'écroulait sans faire plus de bruit qu'une vieille ma-
sure qui croule. Et sur ces ruines, encore une fois, le poëte n'eut
qu'à pleurer.
Ce n'est pas à nous à faire l'histoire de la vie politique de
M. Michaud. Cette vie tout entière est écrite dans le journal qu'il
a fondé, la Quotidienne, un noble et imprévoyant recueil, qui réunit
à toute la loyauté de véritables gentilshommes, toutes les décep-
tions d'une opinion qui n'a jamais été même un parti. Ce journal,
écrit en dehors de toutes les affaires humaines, est certainement
le rêve le plus heureux qu'aient janris pu faire d'honnêtes gens
qui se réunissent, pour se raconter les uns aux autres des histoires
plus étranges que celles des Mille et une Nuits. Cependant,
au bout de toute cette rêverie sans portée et sans but, remarquez,
je vous prie, que d'esprit, que de loyauté, que de bonne et facile
ironie! Si ces gens-là consentent à être leur propre dupe, ils ne
sont jamais la dupe de personne. De ce monde politique, dont ils
font partie à peine, ils comprennent en souriant la lâcheté,
216 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
l'égoïsme, l'ambition, la mauvaise foi, les rancunes sanglantes,
les trahisons cachées. Que d'esprit ainsi perdu à deviner les choses
humaines, uniquement sous leur côté ridicule! Que d'intelligence
mal dépensée à ne comprendre jamais qu'une partie de la ques-
tion! Quel malheureux emploi des plus grands noms, des plus
grandes fortunes, des plus généreuses inspirations, et, disons-le
sans crainte, des plus beaux esprits de ce temps-ci ! Heureux en-
core si ce rêve d'un passé impossible avait pu durer! heureux si
Ton s'était éveillé enfin, une fois dans l'abîme! Mais non, même
après ces grands coups de tonnerre, le rêve dure encore, sommeil
plus obstiné et plus incroyable que celui de la Belle-au-bois-dor-
înant.
A ce propos, on se demande comment un homme de l'es-
prit de M. Michaud a pu rester ainsi dans cette idée fixe que
représente le journal qu'il a fondé, et dont il a été jusqu'à la fin
l'àme, le conseil et l'orgueil? A cette question, la réponse est
facile: M. Michaud a tout simplement voulu être conséquent avec
lui-même, sauf à se perdre de compagnie, sous les débris de ce
trône que rien ne pouvait plus défendre. 11 eut pu facilement faire
partie des royalistes ambitieux : il a mieux aimé rester avec les
dévoués. Il pouvait être le premier dans le parti des gens d'af-
faires : il est resté à la tète des rêveurs ; d'ailleurs, son caractère
s'accordait à merveille avec cette position qu'il s'était faite. Tout
eo prêchant l'ordre et l'obéissance, il était lui-même un de ces
esprits indisciplinés qui ne savent jamais obéir bien longtemps. Il
n'en voulait ni à l'autorité, ni à la puissance, ni à la fortune, ni à
la renommée; mais il était jaloux de son crédit sur lésâmes hon-
nêtes et sur les consciences timorées dont il était l'arbitre souve-
rain. Il aimait mieux être parmi les dupes que de tenir sa place
parmi c^-s arbitre? chanceux de la royauté, qui d'un trait de plume
l'ont perdue. Il y a quelque chose de l'Aristippe antique dans ce
dévouement d'un sujet à son souverain; M. Michaud, à aucun
prix, n'aurait conseillé ni signé les fatales ordonnances; mais.
J. M1CHAUD, DE L' ACADÉMIE FRANÇAISE 217
une fois signées, il se serait placé devant le roi, et il aurait crié :
Vive le roi! comme cela se fait quand un vaisseau touche recueil.
Cet homme était véritablement un de ceux dont la presse fran-
çaise s'honore à bon droit, et qu'elle montre avec une égale con-
fiance à ses amis et à ses ennemis. La presse est, de nos jours,
une espèce de pouvoir aussi immense , aussi spontané , aussi
incroyable que la puissance de Napoléon le Grand lui-même, et
il ne tient pas aux ennemis coalisés de ce nouveau pouvoir qu'il
n'ait aussi son Waterloo , et qu'il ne succombe sous le faix
de sa grandeur. Car voyez ce qui arrive seulement depuis que
le journal a complété, en trois jours d'émeute, cette révolution
à laquelle il travaillait depuis quinze années, sans trop savoir ce
qu'il faisait. Victorieuse de tous côtés, au delà même de ses espé-
rances, et ne trouvant plus rien à combattre ni personne, la presse
française a tourné contre elle-même ses propres armes ; elle s'est
dévoré le cœur, comme fait le vautour de Prométhée, avec cette
différence cependant, qu'une fois dévoré en entier, ce noble cœur
ne renaîtra pas de sa blessure. La presse française, à défaut d'au-
tres victimes, a déversé sur elle-même la bave et l'injure, l'outrage
et le sang. Ces tyrans, qui n'ont plus rien à dominer, se jettent
entre eux leur joug de fer.
Le journal n'est plus à cette heure qu'une immense mêlée où
les vaincus de la veille regardent avec une incroyable joie couler,
par tant de blessures qu'ils se sont faites entre eux, le sang et la
bonne renommée de leurs vainqueurs. Oh! l'épouvantable chaos
que celui-là! Oh! la furibonde mêlée qui s'entre-choque pendant
la nuit, et qui se pique avec des armes empoisonnnées! Oh! que
le journal paye cher sa lamentable victoire des trois jours! Ceci
est l'histoire du monstre tué par Cadmus. Il sema les dents du'
monstre dans la terre, et de cette horrible semence sortit une
armée dont tous les soldats s'entr'égorgèrent sur la place même,
jusqu'à ce qu'il n'en restât plus debout que cinq ou six. Mais,
avec cette armée de six hommes, Cadmus devait conquérir un
218 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
royaume. C'est ainsi que dans cette effroyable Doit des journalistes
qui s'égorgent les uns les autres, dignes enfants du même monstre,
le journal sera sauvé, peut-être, par cinq ou six hommes dont la
bonne renommée restera debout aussi bien que le talent, comme
pour attester qu'en effet la presse de ce pays, le troisième pouvoir
dans l'Etat, n'était pas uniquement une puissance de calomnie et
de ténèbres; qu'elle se servait de l'épée aussi bien que du poi-
gnard, de la vérité aussi bien que du mensonge, de la justice aussi
bien que de la calomnie. Oui ! voilà qui est vrai ! Xe jugez pas
d'une noble armée par les goujats, par les pillards, par la plèbe
sans nom qui accourt sur les champs de bataille, comme les cor-
beaux, pour dépouiller les morts. Jugez de cette armée-là par ses
chefs, par ses maîtres, par les braves gens de tant de persévérance
et de courage qui sont restés trente ans sur la même brèche, à
défendre les mêmes principes par la parole, comme Turenne et
Condé les auraient défendus par l'épée. Il y a, en effet, un grand
courage des deux parts : s'exposer aux haines envieuses de la
multitude en défendant l'autorité, sans laquelle il n'y a pas de
société possible; ou bien s'exposer à toutes les rancunes du pou-
voir établi, de la royauté constituée, en protégeant l'insouciante et
ingrate multitude. Œuvre immense des deux côtés; soit que la
presse détruise, soit qu'elle défende, soit qu'elle fonde! Et quand
on pense qu'il y a des hommes dont toute la vie s'est usée à con-
duire au but une phalange d'écrivains si divers, on ne peut s'em-
pêcher de prendre ces hommes en pitié. Il faut, en effet, bien plus
de sang-froid, de persévérance, et un plus grand coup d'œil pour
conduire un de ces grands journaux sur lesquels reposent l'opinion
et la paix de l'Europe, que pour gagner une bataille. Vingt-quatre
heures ont suffi pour gagner la bataille d'Austerlitz, la plus diffi-
cile de toutes; et ce n'est pas assez de la vie d'un homme pour
mener à bonne fin cette grande entreprise d'un journal. Ceci est
une bataille à livrer chaque jour contre toutes les volontés du
pouvoir, contre tous les caprices de la multitude. On a sous ses
J. MICHAUD, DE L ACADEMIE FRANÇAISE 219
ordres des espèces de soldats indisciplinés, qui tiennent une plume
et qui n'obéissent guère. Or, si Ton veut tirer quelque parti de
ces combattants armés à la légère, il faut qu'ils obéissent sans
s'en apercevoir; il faut qifà toute heure du jour ils comprennent
la pensée intime du général qui les mène, et sans que celui-ci ait
jamais l'air de donner le mot d'ordre. Nul ne pourrait dire quel est
le travail immense du rédacteur en chef d'un journal, qui prend
sur lui-même toute la responsabilité de ce grand coup de canon
tiré chaque matin, presque au hasard et à bout portant, dans les
passions bonnes ou mauvaises de la multitude la plus intelligente
et la plus mobile de l'univers. Le rédacteur en chef est la puissance
invisible de l'armée ; il en est la pensée intime ; il la fait, remuer à
son gré; il la précipite, il la modère, il la calme, il l'excite quand
il veut, comme il veut. Mais malheur à lui, si un seul des soldais
enrégimentés sous ses lois vient à s'apercevoir qu'il n'est pas le
maître de sa propre pensée, que sa conviction doit céder à une
autre conviction, que son style même se doit plier à des exigences
que personne ne lui explique !
Ce que nous disons là est si vrai, que nous pourrions citer tel
journal parisien qui a déjà usé trois générations de publicistes et
de critiques, sans que, dans son public, qui est immense, pas un
lecteur s'aperçût de ses révolutions intérieures. Mais aussi plus
l'œuvre est grande, plus elle demande d'instinct, de science, d'es-
prit et de cœur. L'homme qui se voue à cette tache difficile, s'il
en est vraiment digne, n'a plus que cela à faire dans le monde.
Hélas ! à ce métier, que de nobles intelligences ont succombé déjà!
Armand Carrel est mort le premier, et, ce jour-là, est. mort un grand
écrivain, qui eût été plus tard un grand orateur. L'autre jour
encore, nous menions à sa dernière demeure le rédacteur en chef
du Courrier français, M. Châtelain, un de ces énergiques patriotes
dont la conviction même est triste et sévère, qui n'ont jamais souri
de leur vie; nobles esprits, naturellement inquiets et mécontents,
qui font porter, sans s'en douter, à toute une époque, la peine de
'220 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
toutes leurs inquiétudes sans cause. Aujourd'hui, c'est le tour de
M.Michaud; mais remarquez cependant, et voilà pourquoi le journal
me semble immortel, en dépit même de ses excès et de ses folies,
remarquez que voici trois hommes dont pas un n'a la même opi-
nion, le même style, le même talent; pas un d'eux ne va à son
but par le même sentier. Armand Carrel marche au pas de course
dans la carrière épineuse qu'il s'est tracée. Il ressemble au che\Hl
pâle de l'Apocalypse, et, comme le cheval de Job, il frappe du pied
la terre en s'écriant : i Allons! i II traîne après lui toutes sortes
dp passions, de démences et de courages, sauf aies trier ensuite, ei
à faire à chacun sa part, quand il sera entré dans ces royaumes
ténébreux de la liberté. Châtelain, au contraire, marche d'un pas
lent et réservé, dans une voie moins altière. A chaque pas, il se
demande s'il a bien fait d'avancer ainsi. Il regarde de côté et
d'autre pour savoir quels sont ceux qui marchent avec lui, et
quand, dans cette foule, il rencontre une tête inconnue, il hésite,
il se trouble, il veut savoir le nom de cet homme avant de faire
un pas de plus. L'un et l'autre cependant succombent à la tâche,
ils meurent, ils sont pleures de tous les partis, quelle que soit la
couleur du drapeau.
De son côté, bien loin de toutes ces passions qui n'appartiennent
qu'à l'avenir, et dont le présent même ne veut pas, comme un bon
bourgeois qui espère bien mourir tranquille dans sa maison, voici
le fondateur de la Quotidienne qui se rejette dans le passé : il np
croit pas à l'avenir; il n'accepte pas le présent; il passe devant
les Tuileries de l'empereur Napoléon sans daigner y jeter seule-
ment un coup d'œil; mais il va frapper d'une main loyale à la porte
du Versailles de Louis XIV. Dans le silence mortel de ces demeures
royales où le vent populaire a passé, une voix se rencontre pour
répondre au vieux royaliste que le grand roi est parti avec toute sa
cour, on ne sait où, emmenant avec lui Bossuet et Racine, made-
moiselle de la Vallière et Condé. N'importe! le vieux royaliste
entrp toujours. S'il ne trouve pas le grand roi assis sur son trône
J. MICUAUJJ DE L ACADEMIE FRANÇAISE 221
dans la grande galerie des Glaces, du moins il trouvera l'ombre de
celte majesté, et il s'agenouillera devant cette ombre auguste, en
lui présentant les nobles et vieux débris de ce qui reste sur la
terre de France, de tous les grands noms, de tous les vieux souve-
nirs de notre histoire. Maintenant donc expliquez-moi pourquoi
celui-là, qui vivait dans le passé et pour le passé, tout comme
Châtelain vivait dans le présent, tout comme Carrel vivait dans
l'avenir, à peine est-il mort, se trouve aussi pleuré, aussi entouré
de louanges et de regrets unanimes, que Châtelain, que Carrel lui-
même, que tous ces héros glorieux de la faveur populaire? Si vous
ne le savez pas, je vais vous le dire. C'est que tout simplement
cet homme était, lui aussi, un homme probe, loyal, courageux,
dévoué à l'opinion qu'il avait choisie; c'est qu'il a parlé toute sa
vie avec conviction, avec éloquence. C'est qu'à tout prendre, telle
est la beauté, la grandeur et la majesté souveraine de cette puis-
sance qu'on appelle le journal, qu'il y a, en ce monde, de la véné-
ration et du respect pour tous les gens qui acceptent cette lourde
lâche, quel que soit, leur parti. Voilà, je vous l'avoue, ce qui nous
doit rassurer sur l'avenir du journal en France : c'est le respect
unanime de tous pour tous les écrivains qui ont accompli leur
devoir.
Vous parlerai-je maintenant des qualités privées de M. Mi-
chaud? Un mot me suffira. Ses amis le comparaient, pour la sim-
plicité et pour la facilité de son commerce, au bon la Fontaine en
personne. Rien n'était charmant comme de l'entendre causer et
sourire. Sa bienveillance était inépuisable comme son esprit; il
aimait avec enthousiasme la belle littérature du siècle d'Auguste,
et, dans ses travaux littéraires, on n'aurait pas dû oublier ses
notes excellentes sur le Virgile de l'abbé Delille, dont il s'était
fait l'humble éditeur, lui qui était son égal. Au besoin, celui qui
écrit, ces lignes, avec une douleur profonde et une conviction bien
sentie, pourrait attester toute l'amitié que cet excellent homme
portait à la jeunesse. 11 m'avait rencontré, comme j'étais en tram
19
222 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
d'essayer follement le peu de style et d'esprit que le ciel m'a pu
donner, et tout de suite il m'avait offert un asile dans son journal,
à côté d'écrivains de talent dont la mémoire me sera chère tou-
jours. J'ai vécu ainsi sous la conduite de cet excellent homme
jusqu'à l'heure fatale où le ministère Polignac vint signaler, pour
un instant, le dernier triomphe de la vieille opposition royaliste.
Alors, comme cette dernière victoire m'autorisait, et au delà, à
quitter, moi obscur et inconnu, cette armée triomphante, M. Mi-
chaud me laissa partir, disant que j'étais dans mon droit et qu'il
était impossible de quitter son journal dans un moment plus op-
portun. De ces premiers instants de ma vie littéraire, je n'ai rien
oublié, ni ces écrivains ardents et convaincus, dont quelques-uns
sont morts déjà sans avoir rien compris à la révolution qui les
emportait; ni la verve intarissable de Laurentie, cet homme tant
attaqué, si savant, si spirituel et si bon ; ni l'indulgence affable
de M. Michaud et ses conseils pleins de goût et de sagesse. Sur-
tout, ce qui m'est resté de ces premières années, c'est un respect
inaltérable pour le vieux roi, pour le vieux trône, pour l'antique
monarchie, pour tout ce passé devenu impossible, et qui n'a plus
d'avenir que dans l'histoire.
M. Michaud s'est éteint, et sans trop souffrir, dans une modeste
retraite qu'il s'était faite à Passy, non loin du poëte Renouard,
son confrère, qui est enterré dans le même cimetière. 11 avait pour
conduire son deuil M. de Chateaubriand en personne, celui-là
même qui sera comme le Bossuet de la maison de Bourbon, et qui
tombera le dernier dans la vaste fosse qui contiendra toute la mo-
narchie de Charles X.
On peut dire de M. Michaud, que, grâce à la modération de sa
vie, à la facilité de son esprit, à sa philosophie pleine de résigna-
tion, il a été un homme heureux.
Sa vieillesse, honorée de tous, a été rendue bien facile par la
présence d'une femme jeune et belle qui eût pu être sa petite-fille,
ei qui l'a entouré, jusqu'à la fin, d'une piété presque filiale. La
HISTOIRE D UN LIBRAIRE "223
raison et l'aménité de cet homme ne se sont pas démenties un
seul instant; depuis dix ans qu'il était séparé de son roi légi-
time, pas une plainte n'est sortie de sa bouche, toute sa douleur
est restée dans son cœur; il aurait été bien malheureux s'il avait
pu haïr.
Comme c'est l'usage, à peine M. Michaud est-il mort, que déjà
l'on se dispute ses dépouilles. Hélas! à cette curée des places et
des honneurs, M. Michaud ne laisse pas grand'chose : une place
à l'Institut, et puis c'est tout. Mais cette place, voici que déjà les
partis littéraires se la disputent. Pour remplacer M. Michaud,
pour louer convenablement Y Histoire des Croisades, pour appré-
cier dignement l'étendue et la finesse de ce rare esprit, il y a der-
rière M. Michaud un homme aussi savant que lui , un pauvre
savant aveugle qui a jeté une si grande clarté sur les ténèbres de
notre histoire, un écrivain qui a produit un chef-d'œuvre : j'ai
nommé M. Augustin Thierry et l'Histoire de la Conquête de l'An-
gleterre par les Normands.
HISTOIRE D'UN L1B1ÎAIH E
(LADVOCAT)
Ladvocat! 11 me semble que je vois briller encore en toutes
lettres, au beau milieu d'une immense enseigne, en plein Palais-
Royal, ce nom prophétique, ce nom précurseur de toutes les gloires
de ce siècle, ce nom qui restera éternellement attaché à tous les
•i-24 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
chefs-d'œuvre de notre âge ! A ce nom de Ladvocat , nous nous
inclinions les uns et les autres, quand nous avions seize ans! Il
brillait à nos yeux comme une flamme; il était un phare poétique,
il flamboyait comme une espérance! Il était un but, il était un
rêvei II était tout pour le jeune homme impatient de se produire,
de devenir enfin quelqu'un à son tour! Si vis esse aliquis ! disait
J a vénal.
En ce temps-là, le Palais-Royal n'était pas, comme aujourd'hui
(grâce à M. le duc d'Orléans), une longue suite de merveilleuses
galeries éclairées de toutes parts, moitié salon, moitié comptoir,
moitié jardin! C'était, au contraire, un amas confus, immonde et
bruyant , où grouillait incessamment , à travers mille boutiques
en désordre, une incroyable agglomération de toutes les oisivetés
et de tous les vices. C'était un pandémonium obscène et très-curieux,
où, nuit et jour, se promenait un sérail public qui, la tète haute et
le sourire provoquant , allait dans ces domaines dignes de lui , à
travers ces ruines inexplicables. Tout ce qui était la marchandise
avariée et sans nom , l'oisiveté béante et la promenade sans but,
gargouillait dans cet espace abominable; le musc annonçait le
passage de la courtisane, la fange gardait l'empreinte de son pied.
C'était un piège, et c'était un autre, et c'était une caverne, ce Pa-
lais-Royal hanté par les Grâces fardées, par les capitaines de rebut,
par les étrangers que la conquête avait laissés parmi nous, encore
insolents de 1814, dont la plaie était vive et saignante. Et dans
cet abîme, et dans ce désert tout rempli des licences permises et
défendues, où le jeu faisait entendre son bruit d'or et d'argent, où
le suicide avait ses autels , où la goinfrerie étalait ses tentations
les plus violentes ; dans cette vapeur de vin, d'ambre et de tabac,
parmi ces trônes et ces dominations de restaurateurs, se pavanait
dans ses haillons tachés de graisse et dans ses trous recousus de
ficelle, une guenille à sa tête, une savate à ses pieds, l'hôte assidu.
le juif errant du Palais-Royal, f homme a la longue barbe, Cho-
druc-Duclos, pour tout dire. 11 allait, il venait ; il venait, il allait !
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 2i>o
régulier comme la pendule d'un forçat, promenant sa misère et son
orgueil au beau milieu de ces vitchouras souillés, dé ces jupons
traînants, de ces plumets qui s'agitaient au-dessus de la foule, et
qu'on retrouvait certainement sur le chemin de la honte! Et le
haillon et le velours, et le lacet et la ficelle, et Chodruc et Margot,
et Diogèneet Lasthénie, s'arrangeaient de façon, ô contraste ! à se
servir l'un à l'autre d'attrait et de repoussoir.
Tel était le théâtre et tel était le boulevard, à l'abri des poutres
vermoulues et sous les regards des marchandes éhonîées, dont
l' arrière-boutique était un cabaret, où Ladvocat le libraire avait
porté ses dieux et sa fortune. En vain les timides et les sages re-
présentaient à ce jeune homme que le lieu était mal choisi pour y
vendre un livre honnête et glorieux; en vain lui disait-on que la
librairie, en ce lieu malsain, ne pouvait être qu'une pornographie,
et qu'il n'y avait rien à vendre là que des pamphlets et des livres
grivois, la calomnie ou l'obscénité, les deux sœurs (remarquez, en
ctTct, que le misérable qui calomnie, argent comptant ne demande
pas mieux que d'être un écrivain de la borne pour les Faublas du
carrefour). — En vain disait-on encore à cet obstiné libraire que
la fameuse Lodoïska étalait naguère avec ses appas , en ce lieu
maudit, les Aventures de Faublas et de M. Louvet, son mari, et
que la petite Lolo (à l'enseigne de la Frivolité) y vendait, en plein
jour, Angola et les Bijoux indiscrets à cette même place où il ou-
vrait sa librairie : il répondit qu'il avait son idée, et qu'il voulait
tourner à son profit ces bruits, ces obscénités, ces fanges, ces
parfums, ce froufrou de la poésie erotique et du taffetas vénal !
La librairie aux doctes sommets de la montagne Sainte-Geneviève
avait peu de charme pour cet aventurier du poëme et du roman ;
tant il savait, par pressentiment, les peines et la difficulté de vendre
un livre au public. Ah! le public, c'est comme le goujon : pèchez-
le où il se trouve, et vous serez encore un homme habile s'il mord
à l'hameçon.
Vinsi il ouvrit sa boutique au beau milieu de ce tumulte ; et
I».
22S PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
voyez la chance heureuse! Il a rencontré, là, tout de suite, un
poëte inspiré , un poëme admiré , ou plutôt une suite de poëmes
d'un ton si vrai, d'une douleur si grande et si charmante, que, sou-
dain, à cette boutique à peine ouverte, accourut la foule, implorant
ces poëmes consolants qui soulageaient sa douleur et consolaient
son orgueil. M. Casimir Delavigne et ses Messéniennes entre les
mains du libraire Ladvocat ont été, pendant ces premiers jours de
répit que nous laissèrent les armées étrangères, un événement, une
consolation, un bienfait. Avec quel charme infini nous nous ber-
cions, enfants, de ces beaux vers qui sortaient de la source vive !
A les lire, il nous semblait que nous vengions nos pères morts
ou désarmés! Vous les rappelez-vous, ces plaintes touchantes qui
touchaient à toutes les fibres de cette nation : Waterloo, Jeanne
d'Arc, Parthénope et ï Etrangère? — Les Messéniennes (la première
publication de Ladvocat) ont été notre premier événement poétique ;
elles ont été l'aurore du grand jour de M. de Lamartine! 0 fête
incroyable en ces temps malheureux , un poëme où chacun peut
dire ses espérances et retrouver ses douleurs ! 0 miracle, une voix
si jeune au milieu de ces débris, de ces ruines, de ces misères, de
ce peuple en deuil de sa gloire, au milieu de cette nation éperdue
et qui ne sait plus si son étoile est restée au milieu du ciel!
D'un vainqueur insolent méprisons les injures.
Et, fiers des étendards conquis sur nos rivaux,
Nous pouvons à leurs yeux dérober nos blessures,
En les cachant sous leurs drapeaux:
Et voilà comme il est glorieux d'être un poëte... et glorieux
d'être un libraire! Il a de grands privilèges, le libraire! 11 assista
à l'enfantement de l'œuvre; il l'expose le premier à la douce clarté
du jour; il dit à son peuple : « La voilà! » Lui-même, il ajoute son
nom au nom du poëte, au nom de l'historien et du romancier. Si
le livre est célèbre, à la bonne heure, il en partage la renommée;
au contraire, il n'a rien à voira la chute. Et puis, aussitôt qui
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 227
écrivains ont découvert que cet homme-là réussit, ils vont se pla-
cer à son ombre; inconnu le matin, ce même libraire, une heure
après, n'a qu'à choisir dans la famille des esprits celui qui lui con-
vient le mieux. Et quel choix merveilleux à faire en ces premiers
jours de la France poétique! Un libraire intelligent se tenait une
heure ou deux sur le pas de sa porte ; il voyait passer un beau jeune
homme, assez mal vêtu, l'air radieux, et tenant par économie, à
sa main blanche, un vieux feutre, si bien qu'à travers sa cheve-
lure bouclée, on pouvait entrevoir le front même de l'inspiration.
« Arrêtez-vous ici, jeune homme: entrez, venez à moi, disait le
libraire. Dans voire poche entr'ouverte, il me semble que je vois
se gonfler un manuscrit attaché par une faveur bleue!... Allons,
çà ! du courage ! déroulons ensemble ce manuscrit et dites-moi ce
que ça chante. Oh! oh! les Odes et Ballades ! Les Amo.ars des
anges! pardieu ! Le Giaour! Thérèse Auber ! L'Histoire de Crom-
well... Allons, vite, donnez-moi ça, jeune homme, je vous prie,
et disons mieux, vendez-le-moi, je rachète! »
Et il l'achetait! Et tel jeune gaillard qui était sorti le matin
à jeun de son taudis, à peine couvert d'un habit frileux, portant,
comme Bias, toute sa fortune avec lui-même... un manuscrit!
s'en revenait en triomphe! 0 bonheur! il avait rencontré, au
Palais-Royal, dans ce tas d'immondices, un jeune homme, un
libraire, qui courait, chose incroyable! après les manuscrits
des jeunes gens, qui les arrêtait au passage et qui les imprimait
tout vifs !
Eh bien, ce Mécène en boutique, et cet enchanteur qui
devinait les sources cachées, cet homme à part qui recher-
chait la jeunesse pour la jeunesse même, il avait l'âge à peine
du plus jeune de ces jeunes gens, et s'appelait Ladvocat !
« Monsieur Ladvocat. ! »
C'est ainsi qu'après les premiers vers de M. Casimir Delavigne,
il a publié les premiers vers de M. Victor Hugo ! Les Odes et Bul-
lades remplacèrent les Messéniennes ; et comme, avant tout, ce
ki->J PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
libraire admirable voulait rencontrer des partisans de sa marchan-
dise, il avait grand soin de couper lui-même, avec un beau cou-
teau d'ivoire, cinq ou six exemplaires de ses poètes nouveaux, de
ses poètes favoris. ■ Prenez et lisez ! » Et quiconque osait s'ap-
procher de cette académie , ouverte à tous les curieux , prenait le
livre et le lisait en toute liberté. Quels étranges événements c'était
là pour nous, jeunes gens qui étions encore attachés aux études
savantes ! Quelle merveille inexplicable : les Odes et Ballades !
Que c'était loin de l'abbé Delille et de Despréaux! Que ça res-
semblait peu à l'Art poétique, au Lutrin, aux Fables delà Fon-
taine, à la langue de Mérope, à la langue de Britannicus ! Nous
étions en pleine révolte, évidemment, et si, par malheur, eût passé
le professeur de rhétorique : « Ah! bandits que vous êtes, se fût-
il écrié, voilà donc le fruit de mes leçons! ■
Eh bien , ce fait même d'une révolte littéraire ajoutait à l'en-
chantement que nous causaient ces poétiques nouveautés, c Que
n'est-ce un péché de manger une pêche! » disait une raffinée à
son directeur. Elle avait raison. Un brin de péché ajoute un cer-
tain charme à certaines voluptés innocentes. Le péché de Victor
Hugo ! le péché de M. Alfred de Vigny ! le péché de lord Byron !
Bientôt, en effet, le libraire Ladvocat publia l'œuvre entière de
lord Byron, et Dieu sait les exemplaires qu'il a sacrifiés à faire des
prosélytes à ce grand homme! Ces poèmes de lord Byron, on les
lisait de toute son ardeur dans cette galerie de bois et de flammes,
et cependant on sentait frémir autour de soi toutes ces licences,
on respirait toutes ces odeurs; à ce point qu'on était frappé en
même temps de la double stupeur de tant de livres nouveaux,
de tant de vices sans nom! Les longues heures qui passaient
comme un songe au milieu de tous ces délires de la tête et
des sens !
Or, Ladvocat, ce jeune homme, était le dieu de cette machine
épique ! 11 était l'Apollon du nouvel Olympe! Il était la mouche
qui fait bourdonner h ruche D'une main libérale, il imprimait le
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 229
mouvement à son siècle. Il avait le geste impérieux et le sourire
charmant. Il était beau, ou plutôt, à travers ce monceau de mira-
cles nouveaux, il nous semblait plus beau que le jour. A travers
sa boutique, on le voyait agir à la façon d'un météore. Il allait, il
venait, il commandait, il parlait à tous du milieu de cette vallée
d'IIélicon qu'il s'était creusée entre deux marchandes de gaze et de
rubans. Jamais, non, jamais je n'ai rien vu qui pût se comparer
à cet être enchanté quand il recevait ainsi dans son comptoir
son peuple d'écrivains. On voyait sa louange écrite dans leurs
yeux !
Et, quand j'étais rassassié de ce grand spectacle et de cette eni-
vrante lecture, je revenais dans mon grenier, rêvant et songeant,
et me répétant les beaux vers que j'avais appris par cœur :
Qu'une coupe vidée est arrière, et qu'un rêve
Commencé clans l'ivresse avec terreur s'achève! ..
Ou bien je chantais les jeux du Cirque avec Victor Hugo :
L'athlète vainqueur dans l'arène
Est en honneur dans la cité;
Son nom, sans que le temps l'entraîne,
Par les peuples est répété !...
J'en savais des centaines, de ces vers nouveaux, empruntés à
cette librairie incendiaire ! A force d'audace même, j'en étais venu
à marquer mon livre à la page où j'avais cessé de lire , et je le
retrouvais fidèlement le lendemain sur l'étalage.
« Les vassaux sont heureux dans le vaste domaine de Lara, et
la servitude ne pense plus à sa chaîne féodale. Ce seigneur est
revenu lorsqu'on n'espérait plus le revoir...; » et tout le poëme
y passait; et quand je pense encore aujourd'hui à la profonde im-
pression, au saisissement infini que j'éprouvai au fond de l'âme,
lorsque enfin (j'avais pris la plume ta mon tour) ce grand libraire
230 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
me fit l'honneur de m' adresser la parole et de me tutoyer! Bonté
divine! était-ce possible? était-ce vrai? Certes, je n'ai pas été,
que je sache, un enfant gâté de la fortune et de la faveur; les
princes se sont peu approchés d'un animal de mon espèce ; à peine
si le roi a su mon nom ; mais enfin, tel qu'on est (sans écrire ses
Mémoires), on a eu peut-être une ou deux, rencontres considé-
rables en toute sa vie. Eli bien , je l'avoue en toute humilité, ja-
mais voix humaine ne m'a troublé et charmé comme la voix du
premier éditeur de Casimir Delavigne, de lord Byron et de Victor
Hugo.
A l'âge heureux où l'on ajoute chaque jour un couplet à la
louange de la maîtresse que j'aurai ; à l'âge heureux où la machine
à imprimer est un mystère, où l'imprimeur est un mythe, où le
libraire est un dieu, rencontrer ce grand libraire et le regarder face
à face, et l'entendre qui vous parle et qui vous demande un livre
à vous, à vous-même, non! il n'y a pas de majesté si grande ou
de beauté si belle qui vous puisse donner un frisson pareil d'orgueil
et de joie!... Et maintenant te voilà mort, mon pauvre ami, que
j'ai aimé même à l'heure où tu n'imprimais plus rien pour per-
sonne; voilà que tu t'en vas sans prendre congé de deux ou trois
admirateurs que tu avais conservés, infortuné que j'ai vu resplendir
dans les lettres françaises comme une comète au milieu des étoiles.
On voudrait savoir où tu reposes, on nous montrerait le cimetière
en nous disant : « Cherchez-le! » Ah! qui nous eût dit que cet
introducteur à la renommée, à la gloire, cet habile homme qui
imposait à l'Europe entière les esprits de son adoption, il aurait
une fin si triste! Un tel libraire, ô juste ciel! qui meurt aussi
pauvre, aussi abandonné, aussi misérable que s'il était un simple
poëte, est-ce possible, est-ce juste, est-ce vrai?
Cet homme a occupé la ville entière de son bruit et de son luxe ;
il était vraiment le magnifique! Il avait, chose inouïe, incroyable !
un cheval à lui, un cabriolet à ses armes, deux ancres avec ces
mots : Aidez-moi! Il allait comme la tempête, au milieu du bruit et
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 231
de la fumée, en vrai Jupiter Tonnant, jetant ses livres à qui les veut,
et les vendant très-cher à qui les paye. A peine un nouveau livre
avait vu le jour dans ce Palais-Royal dont il avait fait une nouvelle
Athènes, que soudain toute émotion étrangère à ce nouveau livre
était entièrement suspendue. On ne parlait plus dans toute la ville
(et c'était la volonté de M. Ladvocat) que du poëme nouveau ; on en
parlait dans la rue et dans la maison; il en était question dans le
cabinet du ministre et dans le palais du roi ; dans le taudis de
l'écolier et dans le salon de la danseuse. Absolument il fallait, dans
la ville et dans le monde, que Ton sût que tel jour, à telle heure,
Ladvocat le libraire avait publié Ourika, Adolphe, ou les Poésies
de Joseph Delorme, et, du journal qui se respecte au pamphlet qui
se vautre en son infamie, il fallait que le nouveau livre eût sa
place ! Ainsi proclamée, affichée, annoncée, glorifiée, la chose allait
aux nues, sauf à retomber sur la terre! Il ne reste aux nues que
ce qui doit y rester. Mais enfin c'est beaucoup d'aller si haut, ne
fût-ce qu'un jour!
Quel zèle il avait! quelle ardeur! quel contentement! quel or-
gueil! Nous avons vu, à l'exposition de 1826, le portrait de ce
libraire héroïque ; ce portrait de Ladvocat faisait pendant au por-
trait du roi lui-même, et chacun regardait avec un œil d'envie et
d'admiration ce grand homme en manteau couleur de muraille ! —
On se disait tout bas : « C'est lord Byron ! » Il était frisé et bouclé,
il était rose et frais! Il avait une main gaulée, et l'autre main était
nue ; on l'avait représenté se promenant en bottes vernies dans une
immense campagne, une montagne sur sa tête, un ruisseau à ses
pieds! Ce ruisseau clair s'enfuyait à travers la prairie, image res-
semblante de cette librairie féconde en grands hommes. Fière
image ! elle contentait à peine cet homme amoureux de sa propre
renommée. Et, comme un jour, après les honneurs du Louvre, il
obtint les honneurs de la comédie, il alla se voir et. se saluer lui—
même m plein théâtre. Cela s'appelait l'Imprimeur sans caractère.
Le jeune libraire y jouait le beau rôle. Il alla donc se voir passer
"2?r> PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
dans sa gloire. Il fut conlcnt ; mais, le lendemain, sur une manne
d'osier, il envoya au comédien qui le représentait dans cette co-
médie à sa louange, l'habit, le gilet et le pantalon que lui-même il
avait portés! Gilet à fleurs panachées, habita boutons d'or, pantalon
gris blanc, rayé de bleu, morbleu! Le chapeau était blanc, la cra-
vate était comme un semis de pois de senieur. Il portait des ganls
de peau de Suède; ajoutez le soulier à talon haut et presque rouge
que rattache au cou-de-pied un ruban noir. « Apprenez, mon cher
monsieur, disait Ladvocat au comédien, à vous habiller histori-
quement, lorsque vous représentez un personnage historique! »
Et la ville entière d'aller voir cet imprimeur sans caractère et ce
libraire en habit guinguet !
Certainement il avait bien ses petits travers, mais sa manie
avait une certaine grandeur ! Il est le premier dans ce siècle qui ait
donné au manuscrit dupoëte, de l'historien, du romancier une cer-
taine valeur. Il est le premier qui ait fait vivre l'homme de lettres,
et je me rappelle encore l'admiration et l'étonnement mêlé d'épou-
vante qui circulait dans le faubourg Saint-Germain à cette annonce
fabuleuse que Ladvocat avait payé douze mille francs le manuscrit
de l'Ecole des Vieillards!
Un jour, il passait dans la rue de Vaugirard ; il voit à la porte
d'un de ses confrères une femme en deuil qui semblait désolée! Il
s'arrête, ou, pour mieux dire, il arrête son cheval. « Eh! madame,
d'où venez-vous? — Je viens d'ici, répond-elle, et l'on m'a refusé
douze cents livres des chansons de mon mari — Douze cents livres,
répond Ladvocat, ça en vaut deux mille. — Eh bien , dit la dame,
prenez-les pour douze cents. — Madame ! reprit l'autre, s'il s'agit
de moi, je vous offre six mille francs de ces chansons!... » Et
voilà comme il achète les chansons de Désaugiers !
Et mille traits de cette verve et de cette audace ! Il comprenait
confusément que ces sortes de prospectus ont leur valeur et il s'en
donnait à cœur joie! 11 est le dernier qui ait vendu un mince in-
octavo au prix de sept francs cinquante centimes; et tant qu'il en
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 233
voulait vendre, il en vendait, des livres à ce prix-là. Il a édité les
plus beaux livres et les plus considérables de ce temps-ci ; c'est
lui qui a publié les Ducs de Bourgogne, de M. de Barante, et
l'Histoire de la Fronde, de M. le marquis de Sainte-Anlaîre ! Il
a publié les livres de M. Cousin, les livres de M. Villemain et
ceux de M . Guizot !
La première fois que j'eus l'honneur d'être présenté à M. de
Chateaubriand par M. Berlin l'aîné, ce fut chez le libraire Lad-
vocat. Il avait quitté le Palais-Royal avec un vif regret de sa
galerie de bois, et il habitait, non loin de la maison de Voltaire,
un hôtel admirable, entre cour et jardin (de la cour et du jardin,
on a fait une maison). Là, il vivait en vrai seigneur. Et, comme
il venait d'acheter, au prix de cent mille écus, les œuvres com-
plètes de M. le vicomte de Chateaubriand, il invita M. de Cha-
teaubriand à dîner. Le dîner fut splendidc! On y comptait, ou
peu s'en faut, autant de grands noms que de convives! Au
dessert, Ladvocat se lève, et il boit à la santé de son poète, qui
boit à la santé de son libraire! Fêtes vaines! splendeurs oubliées!
grandeurs anéanties! tous ces convives sont morts, et l'hôle heu-
reux qui les réunissait dans ces salons glorifiés, le voilà qui dis-
paraît dans un abîme ! Eh quoi ! après tant de fortunes et de
poëmes, tomber ainsi sous la main froide et sévère du plus terrible
anéantissement! Quelle agonie! Et songer que cet homme qui a
fait imprimer tant de milliers et tant de milliers de feuilles
de papier dans toute sa vie, il n'a pas eu, dans sa mort, ne
fût-ce que par charité, ô presse ingrate! un simple billet de faire
part !
Que voulez-vous ! il est mort avec tant de hâte, que ses amis
absents n'ont pas pu savoir sa fin prochaine! Il est mort sur un lit
d'emprunt, le malheureux! et qui donc a suivi son cercueil? Triste
fin d'un homme qui a été le bienfaiteur de plusieurs et l'ami de
tous! De temps à autre, au milieu de sa misère, il riait, et il disait
quand les habiles lui faisaient des remontrances : « C'est le mi
20
234 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Louis-Philippe qui me ruine! » Alors il comptait, en effet,
les écrivains qui l'avaient abandonné pour le service du roi!
If. de Baranle était un ambassadeur, M. Guizot était secrétaire
d'État, M. de Rémusat était ministre de l'intérieur, M. de Sainte-
Aulaire représentait la France à Vienne, M. Villemain et M. Cou-
sin , à la Chambre des pairs, semblaient oublier qu'il y eût au
monde un libraire Ladvocat! Il riait tout haut, il pleurait tout
bas; il pleurait ses folies et les bons moments qu'il avait perdus
pour la fortune!... Une seule affaire parmi celles qu'il avait
faites, entre des mains prudentes et non prodigues, eût suffi à la
fortune d'un galant homme! Les œuvres de M. de Chateaubriand
représentaient une fortune inépuisable! Les Ducs de Bourgogne,
et le Théâtre étranger, deux fortunes! Avec leShakspeare de M. et
de madame Guizot, avec le Schiller, un libraire est riche !... Il ne
l'était plus, il ne l'avait jamais été; ces richesses avaient coulé
entre ses mains comme fait l'eau des fontaines sur un crible. Même
avec les livres d'un ordre inférieur, un autre que lui eût rétabli
son crédit chancelant. Les vifs Mémoires de madame de Genlis et
les touchants Mémoires de madame la duchesse oVAbrantès ont
compté comme deux succès en librairie ! Il avait même trouvé une
mine d'or dans les Mémoires de cette honteuse Contemporaine...;
car il en vint à la Contemporaine, lui-même, lui qui s'était refusé,
dans les temps de sa gloire et de sa puissance, à gagner deux cent
mille francs avec les Mémoires de Yidocq!
En 1831, quand enfin, à bout d'expédients et de ressources, il
s'avoua vaincu, la littérature de ce temps-ci fit un grand effort
pour son libraire : elle se proposa de lui donner un livre, en quinze
tomes in-8°, intitulé le Livre des Cent et Un. L'offre était belle
et rare; elle fut faite avec bonne grâce, elle fut acceptée avec
reconnaissance: « Les soussignés, voulant donner à M. Ladvocat,
libraire, un témoignage de l'intérêt qu'il leur inspire, ont résolu
de venir à son aide, et lui offrent, chacun, au moins deux cha-
pitres d'un livre intitulé : le Livre des Cent et Un. En même
HISTOIRE D UN LIBRAIRE 23o
temps, ils invitent tous les hommes de lettres à se joindre à eux
pour secourir un libraire qui a si puissamment contribué à
donner de la valeur aux productions de l'esprit, et à consacrer
l'indépendance de la profession d'hommes de lettres. »
Ces véritables titres de noblesse étaient signés des plus grands
noms littéraires de ce temps-ci : Arago, Andrieux, Ballanche,
Balzac, Bérauger, Etienne Béquet, Briffaut, Armand Carrel, Castil
Blaze, Chateaubriand, Cousin, Cuvier, la duchesse d'Abrantès,
madame de Bawr, le comte de Laborde, Eugène Delacroix, Lamar-
tine, Casimir et Germain Delavigne, Pongerville, Rémusat, de
Sacy, Salvandy, le comte de Saint-Priest, Louis Desnoyers, Alfred
de Vigny, Alfred de Wailly, Victor Ducange, Dupaty, Duviquet,
Etienne, madame Gay le bel esprit, et sa fille Delphine le poëte,
M. Guizot, M. Jay, M. Kératry, M. Lebrun, M. Laya, le vénérable
M. de Lacretelle, tous les noms; Loëve-Weimar, Malitourne, Ar-
mand Marrast, Aimé Martin, Mazères, Élisa Mercœur, Merle,
Michaud, Mignet, Amédée Pichot, Rolle, Sainte-Beuve, Royer-
Collard, notre camarade Saint-Marc Girardin, Henri Scheffer,
Scribe et Frédéric Soulié , M. Thiers, M. Vitet, M. Viennct,
M. Villemain, tous enfin! Ils ont promis, ils ont tenu parole! Ils
ont fait à eux tous un livre adopté du public, et je ne crois pas
qu'un pareil témoignage, avec une si touchante unanimité, ait
jamais été accordé à un homme plus sympathique et plus coura-
geux !
Hélas! il avait cent et un noms, parmi les plus grands noms de
la majesté française, pour couronner ce monument élevé à sa gran-
deur passée... Il n'a pas eu, j'en ai bien peur, un seul homme
pour accompagner son cercueil !
236 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
GKAXVILLE
Granville (Jean-Ignace-Isidore-Gérard) appartient aux premières
années du xixe siècle. Il naquit à Nancy, le 3 septembre 1803.
J.-J. Granville (c'est ainsi qu'il signait) est un des plus aimables
et un des plus ingénieux crayons qui aient été la grâce, la fête et
l'esprit des chefs-d'œuvre d'autrefois, des belles œuvres de ce
temps-ci. Son père était un peintre en miniature; son grand-père
et sa grand'mère étaient deux comédiens de l'ancienne roche : ils
appartenaient aux comédiens ordinaires du bon roi Stanislas. Le
monsieur représentait les princes; la dame jouait le rôle des
grandes coquettes; hors du théâtre, ils redevenaient de bonnes
gens l'un et l'autre. Ils ne s'appelaient plus Granville de leur nom
de théâtre et d'affiche; ils s'appelaient tout bonnement M. et ma-
dame Gérard de leur nom patronymique, élevant leurs enfants
dans l'amour des humbles horizons et des professions sages. Un
jour cependant, ils rencontrèrent dans la rue un orphelin; et, ne
sachant ce qu'ils en devaient faire, ils en firent... un comédien!
Ce petit comédien, élevé à l'ombre des temples, des bosquets et
des salons royaux du théâtre de Nancy, devint le plus grand co-
médien du monde : il s'appelait Fleury.
Quant aux petits Gérard, qui n'étaient plus des Granville, ils se
poussèrent plus humblement dans le monde; et l'un d'eux finit par
mettre au jour ce J.-J. Granville, le dernier-né des sept enfants
de sa couche féconde : un petit être souffreteux, qui eut grand'-
peine à se laisser vivre. Tout le blessait, tout l'offensait; l'air
d'avril était trop froid, le soleil de juin était trop chaud. Déjà ce-
pendant, il n'avait pas dix ans, l'enfant étudiait toutes choses
avec le zèle ingénieux de l'artiste de naissance. Il comprenait les
belles lignes, les fins détails, les douces images, les estampes, les
GR AN VILLE 23 7
tableaux; et même il comprenait si bien la face humaine, qu'à ses
premiers essais il refusa de la flatter. Il était déjà semblable à ce
moraliste qui se vantait de ne pas savoir mentir : le petit Gran-
\ille ne mentait pas à ses modèles; et tels qu'il les voyait la plu-
part du temps, laids, difformes, la taille ou trop légère ou trop
pesante, l'œil plein d'envie et le sourire plein d'avarice, il vous
les jetait bel et bien, d'un seul trait impitoyable, sur un papier
plein d'ironie et de mépris. Si bien que son père, le faiseur de mi-
niatures, qui n'avait pas d'autre profession que de peindre, sur
un ivoire flatteur, des printemps éternels, appelait son fils un
(jàte-métier ; « Mais, lui disait-il, ne vois-tu pas que tu fais peur
à tous les visages de Nancy? » En même temps, le bonhomme
expliquait à son coquin de fils ce qu'il appelait les destinées de la
miniature : il lui montrait la miniature jouant un grand rôle dans
les amours et dans les passions des hommes, présidant aux al-
liances des princes, et formant plus de mariages par ses grâces,
ses guirlandes et ses couronnes, que la politique par ses chaînes
et par ses liens de fer. « Malheureux que tu es, disait le père
Cérard-Granville à son fils, tu n'as pas quinze ans, et déjà tu
t'es fait des ennemis mortels de tous les juifs et de tous les
chiens de la ville? Les premiers le tirent la langue, et les se-
conds aboient après toi! » Ainsi parlant, le père riait un peu et
pleurait un peu. Il était sûr que son fils ne ferait jamais un bon
peintre en miniature ; mais une voix confuse lui disait que cet
enfant était en train de découvrir quelque chose, -qu'il était plein
de verve et de satire , et que Nancy était trop petit pour un si
grand dessinateur. Si bien que le père et l'enfant, après toutes
sortes de silences, de soupirs, de tendresses muettes, de désespoirs
cachés, finirent par s'avouer à eux-mêmes que Taris n'était pas
en vain la ville aux enseignements éternels. « Adieu, mon fils ! »
dit le bonhomme. Et l'enfant, tout en larmes, prit, comme tous
les autres, le chemin de la grande cilé :
L'i bon quant dicunt Romain, etc.
2U.
338 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
C'est le commencement de la vie : il n'y a pas d'autre chanson dans
les églogues ; il n'y a pas dans la jeunesse une aventure qui pré-
cède celle aventure; il n'y a pas d'autre chemin qui mène aux
œuvres de l'intelligence. A Paris, le petit Granville avait un oncle
officier de marine sous l'Empire, le régisseur du théâtre de l'Odéon
sous la monarchie. Or, cet oncle était un assez b-on homme ; il
reçut assez bien l'enfant du peintre de Nancy, et il le présenta
aux quelques artistes qu'attiraient de temps à autre les tragédies
de l'Odéon. Humble commencement , convenez-en ; c'est tout au
plus, sur ces hauteurs, si vous êtes un habitant de Paris : à peine
si Ton entend les vraies rumeurs, les vrais bruits, les vraies pas-
sions de la ville, et c'est un miracle si notre jeune homme a com-
pris de si loin les tumultes et les passions qu'il allait décrire. Il
avait apporté avec lui mille dessins, mille fantaisies ; chacun les
regardait, souriait et passait son chemin. Son premier essai, pu-
blié sous le nom d'un certain Mancion , fut un jeu de cartes tout
rempli de mille folies, qu'il appelait la Sibylle des salons, et dont
Paris raffola pendant huit jours; cela amusa tout le monde et ne
frappa personne. On disait: « C'est joli, c'est vif , ingénieux,
charmant; » mais nul ne demandait le nom de l'auteur. A quoi
bon, d'ailleurs? l'auteur s'appelait Mancion! Cependant la Sibylle
des salons conduisit le jeune homme des vastes déserts de l'Odéon
sous les voûtes élégantes de l'Opéra-Comique. Là, il trouva des
oreilles qui savaient entendre et des yeux qui savaient voir. On
lui fit mille amitiés... stériles, mais enfin des amitiés. Et l'un
de MM. les régisseurs du théâtre lui fit dessiner des costumes
de ces messieurs et de ces dames. Bon ! voilà le jeune homme à
l'œuvre, et l'on peut dire qu'il n'y allait pas de main morte. En
effet, ces messieurs se trouvèrent si laids, ou, si vous aimez mieux,
si vrais dans ces images, et ces dames furent croquées avec tant
de verve, au milieu de tant de risée, que peu s'en fallut qu'on ne
mît Granville à la porte. « Hélas ! disait-il , mon bonhomme de
père avait raison : la miniature, il n'y a que la miniature; et
GRANVILLE 239
pas d'habit et pas de pain hors de la miniature ! » Ainsi son-
geant, il était sur le point de retourner à Nancy même, afin d'y
copier doucement les têtes des demoiselles à marier... Un bon
conseil le sauva. Ce bon conseil fut donné au jeune Granville par
un mauvais peintre, homme de beaucoup d'esprit, que Ton appelait
Duval-Lecamus. C'était un homme serviable et de bonne humeur :
il aimait à rire; il riait surtout dans ses tableaux peints à l'huile,
et, dans nos diverses expositions, les pochades et les bambochades
de Duval-Lecamus intéressaient au plus haut degré les grands
juges et les amateurs de la rue Saint-Denis. « Faites comme moi,
mon fils, disait-il à Granville : on cherche un sujet plaisant, on
le trouve; on en fait une charge, un tableau à rire, ou mieux
encore une lithographie, et, la chose faite, on la vend à un mar-
chand, qui l'expose aux vitres de sa boutique, et le public s'en
amuse en passant. Et cela n'est pas plus difficile que cela ! » A ces
mots, qui lui paraissaient une révélation, Granville rentre dans
sa chambre, au cinquième étage; il se met à l'œuvre, et, dans une
suite de douze compositions très-agréables, il représente les tribu-
lations d'un bon bourgeois qui se repose. Il y avait dans ces pre-
mières images beaucoup d'inexpérience, à coup sûr, mais aussi
beaucoup de verve et d'esprit. Le public les regardait en passant,
le public leur faisait un petit sourire amical, le public ne les ache-
tait guère; mais enfin, tant bien que mal, le jeune Granville,
renonçant définitivement à la miniature, acheta de quoi meubler
un atelier. De quoi meubler un atelier ! le voilà dans ses meubles,
le voilà chez lui ! le voilà qui possède un ami appelé Falempin, un
ami qui habitait au second étage, un fin connaisseur, un bon juge,
et qui devient un grand appui pour ce pauvre Granville. 0 premiers
moments de l'artiste qui se cherche et qui ne se trouve pas encore,
on vous a racontés si souvent dans ce grand livre de la Biogra-
pliic universelle ! on ne vous racontera jamais assez! Ou ne vous
racontera jamais assez, beaux jours de pauvreté, de talent timide
el d'espérance! Granville a vécu longtemps, au jour le jour, de
240 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
toutes sortes d'amusements, de plaisirs, de jouissances, de passe-
temps : les Amusements de l'enfance, les Plaisirs de la jeunesse,
les Jouissances de l'âge mûr, le Passe-temps de la vieillesse.
Cette fois, les plus indifférents se mirent à étudier l'œuvre originale
de Granville; on la regardait d'un œil attentif, et l'on comprenait
confusément que, de cette tête féconde, quelque chose enfin allait
sortir : ce quelque chose était intitulé les Métamorphoses du jour ;
et, cette fois, dans ces métamorphoses imprévues, ce n'était plus
la hète qui donnait des leçons à l'homme : c'était l'homme, au con-
traire, qui donnait des leçons à la bête. Je ne sais plus quel grand
artiste italien s'est avisé de démontrer, par des preuves sans ré-
plique, à quel point la grenouille était semblable à l'Apollon du Bel-
védère. Granville n'a pas été moins loin : il a prouvé que, dans les
circonstances les plus vulgaires de la vie, la vie et les passions de
chaque jour, l'homme était tour à tour un coq, un dindon, un san-
glier, un âne bâté. Il avait fait du pavillon Marsan une espèce de
ménagerie où les aigrettes, les colliers, les cordons, les manteaux,
tout l'agencement d'une cour et d'une basse-cour, étaient devenus
autant d'accessoires communs à l'homme et à l'animal. C'était si
ressemblant, ce monde emplumé, ce monde armé de griffes, armé
de becs, haut sur jambes, haut sur pattes, frôlant les pjus riches
tapis, comme il eût gratté les plus sales fumiers! c'était si joli à
contempler, ces daines panthères, ces dames mésanges, ces dames-
jeannes ! Cette fois, ce Granville avait trouvé, sans le savoir, une
nouvelle comédie, une source plaisante, une gaieté dont peu d'exem-
ples avaient été donnés avant lui ; et, de même que la Fontaine
mettait la morale humaine en action sous le nom et sous le visage
des hôtes des bois, Granville, l'observateur et le ricaneur, immolait
l'homme à la bête, et le faisait si ressemblant, même sous l'allé-
gorie, que l'allégorie était irrésistible. Alors il devint un événe-
ment à son tour : il prit la parole, et il se fit écouler dans l'oppo-
sition que chaque matinée apportait avec elle. 11 riait de tous les
puissants, il se moquait de tous les partis; il profitait des libertés
G R AN VILLE 241
de 1830 pour frapper les malheureux qui résistaient à l'épigramme,
à la satire, au discours politique, au journal en prose, au journal
en vers. Dans cette mêlée ardente de tous les partis, Granville
avait son étendard ; il donnait son mot d'ordre : il était lui-même.
Il lit, un jour, un énorme dessin qui représentait une énorme
réunion d'éteignoirs et de soufflets, semblables aux fils de quelques
Tartufes en goguette: Eteignons les lumières! chantaient les
éteignoirs; Et rallumons le feu! hurlaient les soufflets. Cette ad-
mirable prosopopée éclata comme une bombe au milieu de Paris
émerveillé, et elle obtint le même succès que la chanson de Dé-
ranger, si c'est possible ! Granville, en ce moment, joue au milieu
de Paris le rôle d'Hogarth au milieu de Londres : il se mêle à toutes
les passions de la ville, il prend sa part de toutes les colères; il
est irritable, irrité, sans pitié parfois, mais jamais sans grâce et
sans esprit. Et certes, quand le crayon joue un pareil rôle, quand
il devient populaire à ce point que son rire devient le rire univer-
sel; quand soudain il peut prendre un homme, et, le dépouillant
de ses ornements d'emprunt, le montrer aux passants dans toute
sa laideur et dans toute sa nudité, le crayon devient une arme,
une arme redoutable, et l'on ne sait plus où s'arrêtera ce combat-
tant nouveau d'un nouveau genre dans la bataille des partis Donc,
on rencontrerait, en les cherchant bien, dans les œuvres du timide
et inoffensif Granville, de telles charges, que ces charges ressem-
bleraient à un assassinat, si les esprits les plus austères ne faisaient
pas la part des entraînements du crayon, plus difficile encore à rete-
nir que la plume elle-même. Au besoin, la plume explique, arrange,
efface, adoucit du moins : le crayon n'efface et n'adoucit rien ; il
part comme un trait, et tout ce qu'il trouve dans sa route, il le
frappe, il le brise. On recherche aujourd'hui, avec le plus grand
soin, la collection de la Caricature, publiée trois mois après la
révolution de 1830 par l'ingénieux éditeur M. Philippon. Dans ces
premiers moments de la caricature, tout était grâce et sourire :
M. de Dalzac, sous différents noms de sa fantaisie, écrivait
242 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
le texte; Henry Monnier, Bellangé, Charlet et Raffet faisaient les
images, texte inoffensif, images bienséantes; mais qui peut rete-
nir la verve des crayons bien taillés, la cruauté des plumes bien
affilées? La cruauté s'en mêla : on égratignait d'abord, on en vint
aux morsures ; Cbarlet fit place à Daumier, Raffet fit place à Gran-
ville, et celui-ci en vint à soutenir même rémeute, à mettre au
pilori la force armée. Enfin, plus d'une fois il fut personnellement
exposé aux représailles de tous ces défenseurs de la société atta-
quée, dont il riait, dont il se moquait, et qui se fâchaient tout
rouge contre cet insolent dont les images les poursuivaient dans
la rue! Il fallut des lois, et même des lois sévères, pour réprimer
ces cruelles fantaisies , qui finirent par s'attaquer à la personne
même du monarque, au grand détriment de cette royauté chance-
lante sous les efforts de tant de partis! Dans l'intervalle, Granville
s'était marié, à Nancy, avec une jeune et belle cousine, intelli-
gente et calme, esprit droit, honnête cœur, et qui n'eut pas grand'-
peine à ramener ce bel esprit dans le domaine des plaisanteries
permises et des ironies légitimes. Cette seconde phase du talent de
Granville est signalée par une suite de croquis charmants, les
cannes, les parapluies, les cols, les pipes, les chapeaux, les breu-
vages; puis, comme le monde entier chantait les chansons de Bé-
ranger, il entreprit d'illustrer (pardon du mot) les chansons de
Béranger; et, soit que le costume ait manqué aux héros de ces
chansons charmantes, soit que le poëte porte avec lui la forme et
l'accent de sa chanson, ces illustrations des chansons de Béranger
ne méritent pas l'honneur auquel aspirait J.-J. Granville ! Non. Les
images de Granville ne resteront pas attachées à la chanson de
Béranger : elle a trop besoin de liberté, d'espace et de soleil, pour
emporter dans son vol éternel ces images éphémères! Et, à l'heure
où nous parlons, elles s'en sont déjà dégagées, comme elles se
dégageront encore de ce qui les entoure, saintes, fières, calmes et
gaies, dans la simplicité, dans la fierté, dans la bonne humeur du
père qui les a engendrées. Une autre témérité, mais le mot serait
GRANVILLE 243
trop dur, s'appelait les Illustrations de la Fontaine, par J.-J. Gran-
ville. Certes, ce poëte-là, non plus que l'autre poëte, ami de
Lisette et de l'empereur, n'est d'un abord facile et clément; cepen-
dant, déjà bien avant Granville, plusieurs dessinateurs, d'un talent
rare et charmant, s'étaient étudiés à complaire au bon la Fon-
taine. Eisen avait illustré très-heureusement, à force de beauté,
de grâce et d'esprit, les Contes de la Fontaine; Ourry, dans une
suite de dessins merveilleux, avait représenté dignement
Tous ces héros dont Ésope est le père.
Ainsi, du côté des fables de la Fontaine, aussi bien que de ses
contes, la place était prise, et le nouvel artiste ne pouvait plus se
faire jour que par la violence. Aussi bien, Granville hésita long-
temps, longtemps il étudia son modèle, expliquant, cherchant,
commentant toutes choses, jusqu'à ce qu'enfin il eût repris d'une
main ferme le crayon excellent qui lui avait servi à dessiner les
Métamorphoses du jour. La nouvelle œuvre était trouvée à dater
de ce moment-là. Les amis de l'antiquité et du bel esprit se rap-
pellent sans nul doute une version de monseigneur de Bourgogne
écrite en latin parFénelon, son digne maître, à la louange du bon
la Fontaine. « Il n'est plus, disait le grand prélat dans son lan-
gage digne d'Atticus, l'ami de Cicéron ; il n'est plus, le poète
ingénieux qui rendait la morale si facile et si douce; il n'est plus,
le rare esprit qui traduisait d'une façon si charmante les leçons
que murmure la nature entière!... » Puis, à la fin de son éloge,
il ajoutait : « Hélas! hélas! quand donc les humains seront-ils
aussi vrais, aussi naïfs, aussi charmants que les bêtes de la
Fontaine? » On dirait que Granville avait sous les yeux cette
louange de Fénelon lorsqu'il illustrait son la Fontaine.
Aussi bien, cette publication de la Fontaine de Granville fut
un des plus grands plaisirs de notre jeunesse.
Seulement, chose étrange, dans les fables où la Fontaine se
contente de l'homme et nous montre uniquement des hommes,
244 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
J.-J. Granville s'arrêtait tout d'un coup complètement étonné.
Adieu sa verve! Le peintre des animaux ne savait pas peindre son
semblable. Alors, il dessinait brutalement, lourdement de vilains
hommes et de vilaines femmes; ainsi, l'homme entre deux âges est
très-laid et ses deux maîtresses sont très-laides ; ainsi, son jardi-
nier est aussi mal tourné que son seigneur; ainsi le mari, la femme
et le voleur vous représentent trois créatures d'un assez triste
aspect. Il n'y a rien de plus difforme que son Jupiter, et rien déplus
maussade que son Tyrcis à côté de son Amaryllis. Hamlet disait :
i L'homme ne me convient pas, ni la femme non plus! » C'était
aussi l'idée de Granville; ou plutôt, disons-le, là commençait son
impuissance. Il excellait à faire de tout un homme, excepté de
l'homme lui-même. Il y avait certainement un grand mérite à
faire d'une grenouille une demoiselle ! oui ; mais l'Apollon du
Belvédère? Comptez cependant que, malgré tous ces défauts et tous
ces obstacles, l'illustration de la Fontaine par (franville restera
comme une œuvre ingénieuse. Il a fait aussi les illustrations des
fables de Florian, et il n'a pas été moins heureux pour Florian
que pour la Fontaine. Un jour même, il s'est attaqué à Don Qui-
chotte, à Robinson Crusoé, aux Caractères de La Bruyère; mais à
peine si don Quichotte a voulu poser devant cet homme qui ne
croyait pas à l'espèce humaine ! A peine si Robinson Crusoé a
laissé surprendre quelqu'un de ses secrets par ce faiseur de rica-
nements et de parodies ! Quant à La Bruyère, il s'est cabré contre ce
petit bout d'homme qui voulait l'arrêter par un pan de son man-
teau ! Le dessin de Granville et les Caractères de La Bruyère !
juste ciel ! autant vaudrait livrer Tartufe, le Misanthrope et les
Femmes savantes à Callot ! Il a tout à fait réussi dans un livre de
pure fantaisie, à savoir : les Scènes de la vie privée, publique et
politique des animaux, de J. Hetzel, où tout ce qu'il y a d'illustre
dans la littérature, entrant dans le vif de son idée, parvint à écrire
un livre, critique vive et aimable des travers éternels, dont le suc-
cès est inépuisable : livre unique à coup sûr. Il a illustré ensuite
G BANVILLE 248
1rs Petites misères de la vie humaine, puis Jérôme Patinât; mais
il a été étouffé tout net par cette filandreuse composition. Mais
aussi quelle étrange idée, illustrer Jérôme Paturot! Vous voyez que
cet homme était un laborieux artiste; il était, infatigable, il accep-
tait tous les genres de travaux, il s'accommodait à toutes les servi-
tudes, et l'infortuné, déjà ses journées étaient comptées tout au-
tant que ses heures d'inspiration et de bon sens. Vous avez vu
qu'il était né sous un astre peu clément, et de cette mauvaise
étoile il ressentit jusqu'à la fin la désastreuse influence! Sa
femme, qui était bonne, douce et calme, et qui le faisait vivre à
force d'apaisements, d'espérances et de consolations, lui avait
donné deux jolis petits enfants qui paraissaient pleins de force et
de vie! Hélas! les enfants sont morts à peu de distance l'un de
l'autre, et la mère à son tour suivit ses deux fils dans la tombe.
Oh! la pauvre femme! et, comme en mourant elle comprenait que
ce pauvre déshérité ne pouvait pas vivre à l'aventure, elle lui dé-
signa elle-même une nouvelle épouse qui lui vînt en aide et pro-
tection, et qui l'aidât à élever leur troisième et dernier enfant. Ce
dernier vœu de sa femme expirante était tout ensemble pour
J.-J. Granville un ordre et une prière; il obéit, il épousa celle
qu'on lui désignait, et il arriva que la première madame Gran-
ville avait choisi miraculeusement la seconde mère de son enfant.
Mais quoi! la vie était touchée et la raison était chancelante; il
avait trop vécu pour vivre longtemps encore ; il avait abusé du
travail, et le travail se vengeait; ce n'était plus un homme, c'était
une ombre; ce n'était plus un artiste, c'était un rêve! Il rêvait
tout éveillé, il n'avait plus de force, il n'avait plus d'espérance; il
s'entourait de toutes les fièvres et de toutes les douleurs du passé:
le portrait de sa femme morte était exposé entre les deux images
de ses enfants morts.
Le troisième enfant, Georges, l'image vivante de sa mère, tenait
déjà un crayon d'une main débile, et il dessinait toutes sortes de
choses vagues et confuses auxquelles souriait son père attristé.
2i
246 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Granville, en ce moment, n'avait pas quarante ans; il était déjà
tout gris, tout voûté ; le dernier feu de la jeunesse s'était retiré
dans son regard et la dernière grâce dans son sourire; ce fut alors
qu'il renonça à toute espèce de collaboration pour s'abandonner
en toute liberté, en toute licence, hélas ! à sa fantaisie. Ainsi, il a
fait à lui seul un livre intitulé l'Autre Monde! et ce livre est une
hallucination perpétuelle, un défi à l'impossible, un vagabondage
immense, un vrai délire! Évidemment, cet homme n'était déjà plus
mentis compos ; il était frappé dans les images de son cerveau, et
vous pensez s'il retrouva son courage et sa force à l'heure suprême
où son troisième enfant, le petit Georges, expirait en appelant sa
mère, et son père, et ses deux frères; tout était dit, tout était
fini, tout était mort! Granville eut cependant le temps d'écrire
encore une lettre d'adieux à la louange de tout ce qu'il avait aimé :
« Pour la première fois peut-être de ma vie, je me laissais aller
à l'insouciance, aux espérances que j'avais le droit de concevoir
après tant de peines passées; pour la première fois, je me laissais
vivre heureux dans le présent, en jouissant de cette bonne vie
de famille, et voilà que le destin, je ne puis dire la Providence,
vient me frapper pour la quatrième fois dans la même plaie à
peine cicatrisée!... J'en suis toujours aussi anéanti, aussi
inconsolable ; il n'y a pas de moment où l'heure et l'instant de
cette mort déplorable ne s'offrent à mon esprit aussi nettement,
aussi horriblement, aussi impitoyablement qu'au premier jour...
Moi, que le pauvre enfant aimait par-dessus tout, et comme on
aime peu; moi, j'ai été obligé de le voir, là, mourir devant mes
yeux, sain, bien constitué pour vivre, avec toute sa présence
et sa lucidité d'esprit; j'ai été obligé, ô misère! d'assister à
cette horrible lutte du pauvre petit être contre la mort, et il m'a
appelé à son secours jusqu'à la dernière minute! Y a-t-il rien
de comparable à cette situation, dites? » Cependant il eut la
force d'accompagner son petit Georges au tombeau de sa mère, et,
pendant encore un mois, protégé par 1p regard, par la tendresse,
G R AN VILLE 247
par la naïve admiration de sa femme, il achevait ses dessins des
Etoiles animées pour faire suite aux Fleurs animées; il dessinait,
il souriait, il soupirait, il pleurait, il se taisait. Quand tout à
coup, ô misère! ô tristesse infinie, impitoyable ! il poussa un grand
cri de terreur et d'effroi : c'en était fait, la douleur était la plus
forte, Granville était fou de douleur! il était fou furieux! Il fallut
le transporter dans une maison toute semblable à cette gravure de
Kaulbach : la Maison des fous ! qui était un des ornements de son
cabinet. 11 y passa trois jours ! trois jours d'une horrible et dou-
loureuse agonie ! Il appelait sa femme, il appelait ses trois enfants,
il appelait son père et sa mère, il invoquait, l'infortuné, tout ce
qu'il avait aimé! Enfin, Dieu eut pitié de lui, et il expira à minuit
le 17 mars 1847. Sa mort fut un grand deuil; on aimait son
talent, on estimait son caractère, bien qu'il eût été toujours om-
brageux et difficile; il fut enseveli dans ce même cimetière de
Saint -Mandé, où reposaient déjà sa première femme et ses trois
enfants ! Il fut placé à côté de son petit Georges, à l'ombre de ce
bronze austère et touchant qui représente Armand Carrel ! Lui-
même, Granville, un jour qu'il était en bonne humeur, il avait
dessiné son propre tombeau et, à l'exemple du bon la Fontaine, il
avait écrit son épitaphe :
CI GIT J.-J. GRANVILLE
IL ANIMA TOUT, ET, APRÈS DIEU, FIT TOUT VIVRE, PARLER OU
MARCHER ; SEUL, IL NE SUT PAS FAIRE SON CHEMIN
L'épitaphe dit vrai ; enfant de la pauvreté, Granville est mort
comme il avait vécu dans les bras de sa mère nourrice. On fit après
sa mort une vente de ceux de ses dessins originaux, en petit nom-
bre, qui n'étaient pas restés entre les mains de ses éditeurs, et la
vente a produit douze mille francs! Telle était, après tant de tra-
vaux, après cette dépense effroyable d'esprit et de talent, d'imagi-
248 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
nation et d'invention, toute la fortune que ce pauvre homme a
laissée à sa seconde femme et à son quatrième enfant, qui était
encore au berceau.
FRÉDÉRIC SOU LIÉ
Le Ï28 du mois de septembre (1847), dans l'église Sainte-Elisa-
beth et au cimetière du Père-Lachaise, les derniers devoirs ont
été rendus M. Frédéric Soulié. Comme nous l'avions prévu, ces
modestes funérailles d'un galant homme, qui n'a été toute sa vie
qu'un homme de lettres, avaient attiré le concours empressé de
cette foule intelligente qui ne manque jamais à la popularité bien
acquise, cette popularité qui ne craint pas le jugement dernier de
la mort.
De très-bonne heure, l'église Sainte -Elisabeth du Temple
avait été envahie par les artistes, par le public de Frédéric Soulié,
par les amis connus et inconnus de son génie , et aussi par cette
partie du inonde parisien qui veut tout voir et tout savoir.
Le service était conduit par M. Artus , qui avait composé la
messe funèbre. A la sortie, les cordons du poêle étaient tenus par
MM. Victor Hugo, le baron Taylor, Buloz, administrateur du
Théâtre-Français, Antony Béraud, le directeur de ce même théâtre
dei'Ambigu-Comique, récemment élevé par M. Frédéric Soulié à
la dignité d'un vrai théâtre littéraire.
Les boulevards étaient pleins de monde ; la foule , toujours
croissante, se montrait sur le seuil et aux fenêtres de chaque
maison; on n'a jamais vu pareil concours, sinon dans les funé-
FREDERIC SOUI.IE 249
railles politiques, dans les deuils que portent les passions hu-
maines ; mais tant d'intérêt et même tant de curiosité pour un
romancier, pour un poëte dramatique , pour un rêveur, tant de
gens qui ne Tout jamais connu et qui veulent entrevoir, ne fût-
ce que le drap mortuaire qui le recouvre, voilà ce qui n'est
pas croyable, et voilà pourtant ce que nous avons vu aujour-
d'hui.
Arrivée au cimetière du Père-Lachaise , cette foule toujours
croissante, bruyante ici, calme là-haut, s'est quelque peu heurtée
contre les barrières de la mort; quelques cris d'effroi se sont fait
entendre ; plus d'un homme a été exposé aux violences involontaires
que la multitude amène avec elle; mais bientôt le calme s'est ré-
tabli, et alors nous avons pu voir, sur ces sévères et solennelles
hauteurs, une nouvelle foule qui avait envahi tout l'espace. Pen-
dant que nous accompagnions notre ami à son dernier asile, d'au-
tres, non moins empressés, étaient venus pour l'attendre et pour
le saluer une dernière fois au bord de son tombeau !
Il a fallu bien du temps pour que chacun fût enfin à sa place,
et alors M. Victor Hugo, de sa belle voix, aidée de son beau geste,
et dans l'attitude d'un homme qui sait commander aux multitudes,
a prononcé le discours que voici :
« Les auteurs dramatiques ont bien voulu souhaiter que j'eusse,
dans ce jour de deuil, l'honneur de les représenter et de dire en
leur nom l'adieu suprême à ce noble cœur, à cette âme généreuse,
â cet esprit grave, à ce beau et loyal talent qui se nommait Fré-
déric Soulié. Devoir austère qui veut être accompli avec une tris-
tesse virile digne de l'homme ferme et rare que vous pleurez.
Hélas! la mort est prompte. Elle a ses préférences mystérieuses.
Elle n'attend pas qu'une tête soit blanchie pour la choisir. Chose
triste et fatale, les ouvriers de l'intelligence sont emportés avant
que leur journée soit faite. Il y a quatre ans à peine, tous, presque
les mêmes qui sont ici , nous nous penchions sur la tombe A^
250 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Casimir Delavigne; aujourd'hui, nous nous inclinons devant le
cercueil de Frédéric Soulié.
» Vous n'attendez pas de moi, messieurs, la longue nomencla-
ture des œuvres, constamment applaudies, de Frédéric Soulié.
Permettez seulement que j'essaye de dégager à vos yeux, en peu
de paroles, et d'évoquer, pour ainsi due, de ce cercueil ce qu'on
pourrait appeler la figure morale de ce remarquable écrivain.
» Dans ses drames, dans ses romans, dans ses poëmcs, Frédéric
Soulié a toujours été l'esprit sérieux qui tend vers une idée et qui
s'est donné une mission. En cette grande époque littéraire, où le
génie, chose qu'on n'avait point vue encore, disons-le à l'honneur
de notre temps , ne se sépare jamais de l'indépendance , Frédéric
Soulié était de ceux qui ne se courbent que pour prêter l'oreille à
leur conscience, et qui honorent le talent par la dignité.
i II était de ces hommes qui ne veulent rien devoir qu'à leur
travail , qui font de la pensée un instrument d'honnêteté et du
théâtre un lieu d'enseignement, qui respectent la poésie et le
peuple en même temps, qui pourtant ont de l'audace , mais qui
acceptent pleinement la responsabilité de leur audace, car ils n'ou-
blient jamais qu'il y a du magistrat dans l'écrivain et du prêtre
dans le poëte.
a Voulant travailler beaucoup , il travaillait vite, comme s'il
sentait qu'il devait s'en aller de bonne heure. Son talent, c'était
son âme, toujours pleine de la meilleure et de la plus saine éner-
gie ; de là lui venait cette force qui se résolvait en vigueur pour
les penseurs et en puissance pour la foule. Il vivait par le cœur;
c'est par là aussi qu'il est mort. Mais ne le plaignons pas, il a
été récompensé, récompensé par vingt triomphes, récompensé
par une grande et aimable renommée qui n'irritait personne et
qui plaisait à tous. Cher à ceux qui le voyaient tous les jours et
à ceux qui ne l'avaient jamais vu, il était aimé et il était popu-
laire, ce qui est encore une des plus douces manières d'être aimé.
Cetto popularité, il la méritait, car il avait toujours présent à
FREDERIC SOULIE 251
l'esprit ce double but qui contient tout ce qu'il y a de noble dans
l'égoïsme et tout ce qu'il y a de vrai dans le dévouement : être
libre et être utile.
» Il est mort comme un sage qui croit parce qu'il pense ; il
est mort doucement , dignement , avec le candide sourire d'un
jeune homme , avec la gravité bienveillante d'un vieillard. Sans
doute, il a dû regretter d'être contraint de quitter l'œuvre de ci-
vilisation que les écrivains de ce siècle font tous ensemble, et de
partir avant l'heure solennelle, et prochaine peut-être, qui appel-
lera toutes les probités et toutes les intelligences au saint travail
de l'avenir. Certes, il était propre à ce glorieux travail, lui qui
avait dans le cœur tant de compassion et tant d'enthousiasme,
et qui se tournait sans cesse vers le peuple, parce que là sont
toutes les misères , parce que là aussi sont toutes les grandeurs.
Ses amis le savent, ses ouvrages l'attestent , ses succès le prou-
vent, toute sa vie Frédéric Soulié a eu les yeux fixés dans une
étude sévère sur les clartés de l'intelligence, sur les grandes vé-
rités politiques , sur les grands mystères sociaux. Il vient d'in-
terrompre sa contemplation ; il est allé la reprendre ailleurs. Il
est allé trouver d'autres clartés , d'autres vérités , d'autres mys-
tères, dans l'ombre profonde de la mort !
» Un dernier mot, messieurs. Que cette foule qui nous entoure
et qui veut bien m'écouter avec tant de religieuse attention, que
ce peuple généreux, laborieux et pensif, qui ne fait défaut à au-
cune de ces solennités douloureuses et qui suit les funérailles de
ses écrivains comme on suit le convoi d'un ami ; que ce peuple
si intelligent et si sérieux le sache bien : quand les philosophes,
quand les écrivains, quand les poètes viennent apporter ici, à ce
commun abîme de tous les hommes, un des leurs, ils viennent sans
trouble , sans ombre, sans inquiétude , pleins d'une foi inexpri-
mable dans cette autre vie sans laquelle celle-ci ne serait digne
ni du Dion qui la donne, ni de l'homme qui la reçoit ! Les pen-
seurs ne se défipnf pas de Dieu ! ils regardent avec tranquillité,
252 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
avec sérénité, quelques-uns avec joie, cette fosse qui n'a pas de
fond; ils savent que le corps y trouve une prison, mais que l'âme
y trouve des ailes !
» Oh ! les nobles âmes de nos morts regrettés , ces âmes qui,
comme celle dont nous pleurons en ce moment le départ, n'ont
cherché dans ce monde qu'un but, n'ont eu qu'une inspiration,
n'ont voulu qu'une récompense à leurs travaux, la lumière et la
liberté , non ! elles ne tombent pas ici dans un piège ! Non ! la
mort n'est pas un mensonge ! Non ! elles ne rencontrent pas dans
ces ténèbres cette captivité effroyable, cette affreuse chaîne qu'on
appelle le néant ! Elles y continuent , dans un rayonnement plus
magnifique, leur vol sublime et leur destinée immortelle. Elles
étaient libres dans la poésie, dans Fart, dans l'intelligence, dans
la pensée; elles sont libres dans le tombeau! »
Certes, ce sont là de belles paroles , et M. Frédéric Soulié ne
pouvait pas espérer une plus belle oraison funèbre. M. Hugo l'a
bien jugé, il l'a bien compris; il a été l'admirable interprète des
meilleurs et des plus nobles sentiments; mais aussi comme il a
été écouté ! dans quel profond silence, et bientôt avec quels ap-
plaudissements unanimes ! Pour notre part , nous ne savons pas
de plus noble emploi du talent, de l'éloquence et de la popularité
d'un grand poëte , que cette façon sympathique avec laquelle il
fait une part de sa gloire à celui que la mort a frappé. Si M. Vic-
tor Hugo n'a pas conquis un admirateur de plus dans toute cette
foule qui l'admire du fond de l'âme, il s'est fait de nombreux
amis ce jour-là.
Parler après un pareil homme, entreprendre de nouveau cette
louange que M. Hugo avait épuisée en quelques paroles, c'était
une tâche difficile. M. le baron Taylor s'est tiré d'affaire avec du
sentiment , avec des larmes, avec une douleur bien sentie. Il a
parlé comme on parle quand on veut exprimer simplement une
émotion sincère. Les mêmes qualités, mais à un degré plus tou-
FRÉDÉRIC SOULIE 253
chant, signalent les derniers adieux de M. Antony Béraud à cet
ami qu'il a entouré jusqu'à la fin d'une sollicitude toute pater-
nelle. On voyait que les larmes du directeur de l'Ambigu-Comique
étaient des larmes sincères ; on comprenait qu'il avait assisté à
cette agonie douloureuse, et qu'en effet il avait fermé les yeux de
l'homme enfermé désormais dans ce cercueil.
Surtout, dans le discours de M. Antony Béraud, nous avons
remarqué, chose touchante, les derniers vers que M. Frédéric
Soulié ait dictés à son lit de mort, enfants douloureux de son
agonie, dernier reflet de cette intelligence qui se défendait contre
la mort; des sanglots, des souvenirs, des étincelles, des nuages,
tout le passé, toute la jeunesse, tous les regrets. Ces vers ont été
recueillis au chevet du mourant par M. Collin, qui l'a entouré jus-
qu'à la fin de sa tendresse, de son respect, par un homme à qui
nous devons bien de la reconnaissance pour ce dévouement à
toute épreuve :
Louise, noble cœur", ange aux regards si doux,
Quand l'ange de la mort, presque vaincu par vous,
Oubliait de frapper sa victime expirante...
Pour le pauvre martyr, vous, limage vivante
De tous célestes dons et de toutes vertus,
Que vous dire, àme d'or, ma sainte bienfaisante!
Vous m"avez tenu lieu, sœur, de ma sœur absente;
Mère, de ma mère qui n'est plus.
Je n'achèverai point mon pénible labeur!
Plus de récolte... Hélas! imprudent moissonneur,
Hàlant tous les travaux faits à ma forte taille,
Je jetais au grenier le froment et la paille,
De mon rude labeur nourrissant ma maison,
Sans m'informer comment s'écoulait la moisson!
Viens près de moi, Béraud... Et vous, Massé, Collin !
Près de moi, près de moi... car voici bientôt l'heure !
Voici qu'on me revôl de ma robe de lin
Pour entrer dignement dans...
2o4 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Et tout finit là ! Et cet homme qui, dans ses livres , dans ses
drames, menait de front tant d'êtres créés par lui, un mot l'ar-
rête... ce grain de sable qui nous dit : Tu n'iras pas plus loin !
Sont venus ensuite deux amis du poëte mort, M. Belmontet,
son compatriote, son ami d'enfance, et M. Adolphe Dumas.
M, Adolphe Dumas a récité des stances écrites le matin même,
M. Belmontet a déclamé un dithyrambe. Sans vouloir exercer
ici une critique qui serait déplacée , qui serait imméritée, nous
avouons que cette douleur qui se préoccupe de la rime, de la
césure, des soins compliqués d'une poésie éclatante, sont plutôt
faits pour être lus le lendemain que le jour même des funérailles.
Xon hic locus ; il y a dix-huit cents ans que le poëte Horace a
dit cela sous les cyprès de Tibur.
Dans une note envoyée aux journaux et écrite d'une façon assez
leste pour un personnage si important dans l'État , on avait dit
que le comité des gens de lettres avait chargé M. Salvaudy , son
président, de porter la parole au nom du comité. Il paraît que le
ministre de l'instruction publique n'a pas accepté cette mission
ainsi donnée; au reste, il a été remplacé avec beaucoup de goût
et de tact par M. Paul Lacroix, qui s'appelait, a vingt-cinq ans, le
bibliophile Jacob.
Pour le dire en passant, il nous semble qu'il m serait pas très-
utile, dans ces jours de funérailles , d'indiquer à chaque instant
que la Société des gens de lettres a décidé ceci , que la Société
des auteurs dramatiques a décidé cela. Avant que d'être une so-
ciété, la république des lettres a été une famille. Où serait le
grand malheur quand chaque ami du défunt aurait le droit de le
pleurer tout haut sans être obligé de montrer le diplôme ou l'au-
torisation de sa Société ?
Un dernier incident a signalé cette longue journée : tout était
dit, les soldats de la ligne allaient saluer d'une dernière salve
cette tombe à demi fermée , lorsque la foule qui avait applaudi
et qui même avait chuté, au gré de ses passions, les divers ora-
FREDERIC SOULIE ^55
teurs, s'est mise à appeler : « Alexandre Dumas ! Alexandre Du-
mas ! » Ce public avait reconnu M. Alexandre Dumas à sa taille,
à son visage, à son geste, et, le voyant, le public voulait l'en-
tendre. Ainsi sollicité, M. Alexandre Dumas s'avance; il veut
parler, les larmes étouffent sa voix ; il parle, les sanglots l'inter-
rompent... il s'arrête, il s'arrache à l'ovation. Il n'a pas été le
moins éloquent de tous ces hommes qui ont tenu ce peuple
attentif pendant deux heures, attentif à la louange d'un écri-
vain !
On s'est retiré en bon ordre et en silence , sans confusion , et
d'une façon beaucoup plus convenable qu'on n'eût pu l'espérer.
Tant d'honneurs rendus en dehors de l'Académie française !
C'est une journée qui comptera dans l'histoire littéraire de ce
temps-ci.
Pour compléter tout ce que nous avons à dire sur un écrivain
digne de tant d'hommages, nos lecteurs nous permettront de leur
donner ici une page de Y autobiographie de Frédéric Soulié. Cette
page curieuse , écrite au courant de la plume, et sans aucune
prétention d'écrivain, était restée entre les mains d'un biographe
qui avait demandé à l'auteur des Mémoires du Diable un som-
maire de ses propres Mémoires.
Voici cette page :
« Monsieur,
» J'ai reçu les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire, et, en vérité, je suis fort embarrassé d'y répondre. Il
est bien difficile à un homme qu'on interroge sur son compte de
ne répondre que ce qui est convenable. Il se glisse toujours dans
le récit le plus succinct quelque chose de l'opinion qu'on a de soi ;
et, soit qu'on s'estime trop ou trop peu, on s'expose à passer pour
avoir beaucoup de vanité avouée ou de fausse modestie. Je vais
cependant faire de mon mieux, et, si je mets dans cette lettre des
circonstances qui vous paraissent inutiles, attribuez-les, je vous
^o« Portraits et caractères contemporains
prie, à ma maladresse et non point au désir de faire de mon avis
quelque chose d'important.
» Recevez, je vous prie, monsieur, l'assurance de ma parfaite
considération.
» Frédéric Soulié. »
« Je suis né à Foix (Ariége), le 23 décembre 1800. Ma nais-
sance rendit ma mère infirme. Elle quitta ma ville natale quel-
ques jours après ma naissance, et, bien que je sois retourné
souvent dans mon département et à quelques lieues de Foix, je ne
l'ai jamais vue. Je demeurai avec ma mère dans la ville de Mire-
poix jusqu'à l'âge de quatre ans. Mon père était employé dans
les finances et sujet à changer de résidence. Il me prit avec lui
en 180i. En 1808, je le suivis à Nantes, où je commençai mes
études. En 1815, il fut envoyé à Poitiers, où je fis ma réthorique.
Mon premier pas dans ce que je puis appeler la carrière des let-
tres me fit quitter le collège. On nous avait donné une espèce de
fable à composer. Je m'avisai de la faire en vers français. Mon
professeur, qui était un séminariste de vingt-cinq ans, trouva
cela si surprenant, qu'il me chassa de la classe, disant que j'avais
l'impudence de présenter comme de moi des vers que j'avais as-
surément volés dans quelque Mercure. J'allai me plaindre à mon
père, qui savait que, dès l'âge de douze ans, je rimais à l'insu
de tout le monde. Il se rendit auprès de mon professeur, qui ne
lui répondit autre chose que ceci : « Qu'il était impossible qu'un
écolier fît des vers français. — Mais, lui dit mon père, vous
exigez bien que cet écolier fasse des vers latins. — Oh ! ceci
est différent, reprit le professeur; je lui enseigne comment cela
se fait , et puis il a le Gradus ad Parnassum. » Je note cette
anecdote, non point pour ce qu'elle a d'intéressant, mais pour la
réponse du professeur. Mon père me fit quitter le collège et se
chargea de me faire faire ma philosophie. Il avait été lui-même,
à vingt ans, professeur de philosophie à l'université de Toulouse,
FREDERIC SOUI.IE 037
qu'il quitta pour se faire soldat en 1792. Il s'était retiré avec le
grade d'adjudant général, par suite d'une maladie contractée dans
les reconnaissances qu'il avait faites sur les Alpes pour l'expé-
dition d'Italie.
» Je reviens ta moi. Quelque temps après ma sortie du collège,
mon père fut accusé de bonapartisme, et destitué. Il vint à Paris,
et je l'y accompagnai. J'y achevai mes études. J'y fis mon droit
assez médiocrement , mais avec assez de turbulence pour être
expulsé de l'École, comme ayant signé des pétitions libérales et pris
une part active à la révolte contre le doyen, qui me fit expédier,
ainsi que mes camarades, à l'école de Rennes, où nous achevâmes
notre droit comme des forçats, sous la surveillance de la police.
On m'avait signalé comme carbonaro. Je profitai de mon exil pour
établir une correspondance entre les ventes de Paris et celles de
Rennes. Mon droit fini, je rejoignis mon père à Laval, où il avait
repris son emploi. J'entrai dans ses bureaux, et bientôt après dans
l'administration; j'y demeurai jusqu'en 1825, époque à laquelle
mon père fut rais à la retraite pour avoir mal voté aux élections.
» Un mot sur mon père, monsieur. Le voilà deux fois destitué;
est-ce à dire que ce fût un homme incapable et turbulent? Quoi-
qu'on puisse suspecter ma réponse de partialité, je puis le dire,
parce que cela est une chose irrécusable pour tous ceux qui le
connaissent, mon père était l'administrateur le plus distingué de sa
partie (les contributions) ; ses travaux lui avaient valu l'appro-
bation de l'empereur, et peut-être s'en souvenait-il trop, voilà
tout. Il regrettait un temps où, caché dans le fond d'une province,
il avait, sans appui, sans protection, sans sollicitation, obtenu un
rapide avancement, dû à la supériorité seule de ses travaux. Vous
me pardonnerez la digression. — Je quittai l'administration quand
mon père en fut exclu, et revins avec lui à Paris. J'avais occupé
mes loisirs de province à faire quelques vers ; je les publiai sous
le titre d'Amours françaises. Ce petit volume passa assez ina-
perçu, si ce n'est dans quelques salons où survivait encore la mode
258 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
des lectures à apparat. Je m'y liai avec presque tous les hommes
qui étaient ou qui sont devenus quelque chose en littérature.
Casimir Delavigne m'encouragea avec une grâce parfaite, et je
devins l'ami de Dumas, lorsqu'il n'avait encore pour toute supé-
riorité que la beauté de son écriture. Mon succès n'avait pas été
assez éclatant pour me montrer la carrière des lettres comme un
avenir assuré. Je devins directeur d'une entreprise de menuiserie
mécanique. Ce fut pendant que j'étais fabricant de parquets et de
fenêtres que je fis Roméo et Juliette. Nous étions déjà en 1827.
Cet ouvrage fut reçu à l'unanimité au Théâtre Français. Mais on
décida, sans la connaître, de lui préférer une tragédie que M. Ar-
nault fils promettait sur le même sujet. Sa tragédie finie, elle fut
peu accueillie. Alors on se tourna vers une traduction de Shaks-
peare, par M. Emile Deschamps. J'appris tout cela par hasard.
Je portai ma pièce à l'Odéon. J'eus mille peines à obtenir une lec-
ture. Je dus cette faveur à Janin , qui était déjà une autorité et
qui faisait trembler les directeurs dans ses feuilletons du Figaro.
Je fus reçu, joué, applaudi. Je me fis décidément homme de lettres.
A partir de là, voici toute ma vie littéraire. Je donnai Christine
à l'Odéon, drame en cinq actes en vers, tombé d'une façon
éclatante. J'avais fait cette œuvre avec amour ; je fus désolé, désolé
surtout de l'abandon des journalistes, qui, après nous avoir pous-
sés, nous autres jeunes gens, dans une voie d'affranchissement,
désertèrent la cause à son premier essai. Christine n'en est pas
moins ce que j'ai fait de mieux. Je quittai le théâtre. Je m'atta-
chai aux journaux. Je fis le Mercure. Je fus du Figaro. Pendant
Tannée 1830, je fis jouer une petite pièce en deux actes, ayant
pour titre une Nuit du duc de Mont fort; elle me rapporta plus
d'argent que mes deux tragédies, toute médiocre qu'elle était. La
révolution de 1830 arriva. J'y pris part , je me battis. Je suis
décoré de Juillet, ce qui ne prouve rien, mais enfin je me suis
battu. Je travaillais à cette époque à la Mode et au Voleur, avec
Balzac et Sue,
FRÉDÉRIC SOU LIÉ 289
» Malgré mon peu de succès au théâtre, je tentai encore une
fois la chance. Je fis une pièce en cinq actes en prose, de moitié
avec M. Cave. Elle s'appelait Nobles et Bourgeois. Nous tom-
bâmes encore. Je me résignai à abandonner le théâtre, malgré les
encouragements de mes amis, qui disaient trouver dans un excès
de force dramatique la cause de mes chutes. Je continuai ma
collaboration à presque tous les recueils qui ont paru, soit en vers,
soit en prose. Enfin, je rentrai au théâtre par la Famille de Lusi-
gny, qui obtint un succès honorable. Puis je fis Clotilde, qui fut
très-critiquée et beaucoup jouée. J'ai fait, encore une Aventure
sous Charles IX, très-critiquée et passablement applaudie.
A l'époque où je donnais Clotilde, je publiai les Deux Cadavres.
On a fait de ce livre mon meilleur titre à l'estime, quelle qu'elle
soit, qu'on a de moi.
» Bientôt après, je recueillis, sous le titre du Port de Créteil,
des contes et nouvelles tant inédits que déjà publiés. Depuis en-
core, j'ai fait imprimer le Vicomte de Béziers ; et votre article ne
sera pas imprimé, que deux nouveaux volumes auront paru sous
le titre le Magnétiseur. En somme, depuis que j'ai commencé à
écrire , j'ai fait jouer neuf pièces (j'ai oublié de parler plus haut
de l'Homme à la blouse et du Roi de Sicile), dont quatre en cinq
actes et trois en trois actes. Quatre de ces pièces sont restées au
répertoire du Théâtre-Français. J'ai publié neuf volumes, dont
six de romans historiques, deux de contes et un de poésies. Enfin,
je ne sache pas de recueil où je n'aie pas travaillé : dans les Cent
et un, Paris moderne, l'Europe littéraire, la Mode, la Bévue de
Paris, le Musée des Familles, le Journal des Enfants, etc., etc.
Voilà tout, ou à peu près, et voilà peut-être beaucoup trop ; faites-
en ce qu'il vous plaira.
» Voici mon nom exactement :
9 Melchior-Frédéric Soulié. »
Rien n'est plus exact que tout ce détail; on pourrait cependant
260 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
faire remarquer que cette sévérité de la critique contemporaine,
dont se plaint M. Frédéric Soulié à propos de sa tragédie de
Christine, a été rachetée depuis par des éloges dont la sincérité
même prouverait la sincérité des critiques.
Quant à ce rédacteur du Figaro, qui faisait déjà trembler les
directeurs , Frédéric Soulié a fait de ce journaliste un homme
plus terrible qu'il ne l'a jamais été, plus terrible qu'il ne voudrait
l'être. — Non, ce n'est pas par la terreur que Roméo et Juliette
a réussi, c'est par les larmes du public. — Seulement, le journa-
liste en question eut l'honneur de pleurer des premiers et de ne
pas cacher ses larmes.
Pour m'arraclier des pleurs, il faut que vous pleuriez.
C A S T I L B L A Z E
M. Castil Blaze était, sans nul doute et sans obstacle, un véri-
table esprit, un esprit joyeux, content, clair, sensé, toujours prêt.
Il avait, d'après l'ère vulgaire, un peu plus de soixante et douze ans;
mais, si vous consultiez le vigoureux calendrier qu'il s'était fait à
lui-même, l'âge exact sur lequel il avait droit de compter accuse
encore un jeune homme : il en avait le rire et l'accent, l'intime
joie et le contentement intime. Hélas! il n'y a pas trois semaines,
il était assis, que dis-je assis? il était là debout, jasant, riant et
chantant, et scandant d'un geste animé et de ce regard intelligent
qui était la lumière éclatante de son esprit, une amoureuse chanson,
une chanson bien rhythmée, et qu'il avait écrite avec des conten-
tements ineffables pour son ami, son compère et son dieu, Giacomo
CÀSTIL BLAZE 261
Rossini. « Comment, me disait-il, trouves-tu ma chanson? » Et,
non content de la déclamer, il la chantait d'une voix très-nette,
avec la vie et l'accent qui conviennent aux plus beaux vers. Puis
il ajoutait : « Je crois hien que Rossini sera content ! »
Une fois lancé, notre homme était insaisissable! Il allait d'un
pas vif et leste à travers toutes sortes de symphonies qui chantaient
au beau milieu de sa tète féconde; il avait l'idée, il avait la forme
et le mouvement, et tant de passion ! Qu'il eût, en effet, ces soixante
et douze ans que lui donnent les faiseurs de nécrologie, absolument
c'était la chose improbable; on le lui aurait dit à lui-même, il eût
répondu qu'on le prenait pour un autre homme. Il était si vif, et
puis il était si bon ! Certes, il aimait à parler autant qu'il aimait à
écrire, autant qu'il aimait à chanter; cependant personne ici-bas
ne l'a jamais entendu dire une parole acre ou brutale, un mot mal-
sonnant à la bonne renommée, une opinion qui pût compromettre
un galant homme. Il aimait la vie, et, l'aimant avec sagesse, avec
honneur, il la cultivait agréablement, honorablement. « Moi, me
disait-il un jour, je suis le vrai chevalier sans reproche et sans
peur! » Et, du même accent, il se mit à chanter l'air de Tancrède :
— Opatria!
Il s'appelait Castil Blaze; il était un peu gentilhomme! Il devait
appartenir à quelque grand d'Espag»e amoureux du midi de ta
France, et qui avait oublié Séville ou Madrid dans les enchante-
ments du comtat d'Avignon. M. Castil Blaze était bien le Français
de là-bas, leste et gai, vif et charmant, tout imprégné de cet
esprit jovial errant dans les nues. De très-bonne heure il avait été
un jeune homme, et de très-bonne heure aussi il devint un père de
famille, un père affable et tendre. Il n'était sérieux que lorsqu'il
parlait de sa jeune famille; il n'était attendri que s'il parlait de
sa jeune épouse, morte, hélas! bien avant l'heure. 11 l'avait
demandée en mariage un jour que son père allait la fiancer à un
autre homme : elle l'avait accepté tout de suite, et, sitôt qu'elle fut
sa femme, il l'avait entourée de tant d'amour, de dévouement, dr
262 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
reconnaissance et de bonté! Hélas ! à peine elle lui eut donné ses
trois beaux enfants, si vite orphelins, la jeune femme était morte
en bénissant son mari ; morte et consolée en songeant que ses
enfants seraient l'objet de tant de sollicitude maternelle à la fois
et paternelle. Ainsi, veuf à l'heure où l'homme a besoin de tant de
force et de tant d'appui, à l'heure où la vie est à gagner, où le
présent est si rude, où l'avenir est si proche, il comprit que, sa
tâche étant doublée, il lui fallait redoubler de zèle et d'ardeur.
Alors il s'en vint, du fond de sa province heureuse, avec ses trois
enfants en bas âge, chercher à Paris même ces deux choses si
difficiles à atteindre, la renommée et la fortune. En sa qualité
d'homme entreprenant, il voulait l'une et l'autre; il fallait à ce
brave esprit qu'il fût célèbre, il fallait à ce bon père une fortune.
Il n'était pas, non certes, de ces rêveurs qui se contentent d'un
peu de fumée et d'un peu de bruit, qui vivent au jour le jour, et
qui disent : « Après moi le déluge ! » Il avait une idée plus haute de
sa mission paternelle ; il laissait le vain bruit et la fumée aux
maladroits qu'un peu contente, et, quand parfois il se demandait
comment donc il briserait tant d'obstacles, il se répondait comme
répondait ce général d'armée assiégeant une place : « Or çà !
je n'entends rien à vos sièges; mais tant seulement faites-moi un
trou que je passe, et je passerai! » Castil Blaze eut ce grand mé-
rite... il a fait lui-même sa trouée, et, par sa trouée, il a passé.
De ces pays pleins de vignobles et pleins de chansons, où le vin
et la poésie ont une source commune, il avait rapporté quelques
pièces de vin qu'il avait à vendre, et quelques chansons pleines
de soleil, qu'il voulait faire entendre aux gens de ces pays des
brouillards. Un soir, comme il était au travail (les trois enfants
dormaient, dans leurs trois berceaux*, et comme il disposait ses
chansons, il vit tout d'un coup surgir dans le ciel épouvanté une
tlamme immense ! On eût dit Troie en flammes, et que la maison
(PUcalégoB n'était plus qu'une fournaise. « Ah! Dieu! s'écria
Castil Blaze, il ne me. fallait plus que cette peine! et voilà toute
CASTIL BLAZE 263
ma fortune en feu... » En effet, cet incendie accomplissait, à Bercy
môme, un de ses plus terribles exploits. L'incendie avait dévoré
Bercy, et tout le vin de Castil Blaze, toute sa fortune , hélas !
« Heureusement, se dit-il, que les trois enfants dorment bien
doucement! »
Il n'était pas homme, Dieu merci, à se laisser abattre, et, le
lendemain de ce grand sinistre, il avait déjà modifié son plan d'at-
taque. En ce moment, il n'avait plus le temps d'attendre ;il fallait
porter, et tout de suite, un grand coup ; mais déjà sa sortie était
prête. Il savait parfaitement ce qu'il avait à faire, et il était sûr
de son fait.
En venant à Paris, il était tout rempli depoëmes, de chansons,
de mélodies, de chefs-d'œuvre, et de tout le bagage harmonieux
d'un véritable improvisateur italien. Surtout il savait Rossini par
cœur, Rossini, la nouvelle étoile, ou plutôt le nouveau soleil du
inonde musical. Que Rossini ne fût pas le maître absolu de Paris,
comme il était déjà le maître absolu de l'âme et de l'esprit de
Castil Blaze, et qu'il n'y eût dans Paris pas même un seul oppo-
sant à ce génie, à ce miracle, à ce chef-d'œuvre, à ce créateur ;
que Paris tout entier ne fût pas en fête, en joie, en triomphe, en
bonheur au seul nom de Rossini, voilà ce que lui-même, lui,
Castil Blaze, il ne pouvait pas comprendre. Il croyait arriver en
plein Rossini, et que tout Paris appartenait à ce géant de la
musique... 0 surprise ! ô* douleur ! Rossini était à peine, au beau
milieu de Paris, un bruit qui commence, une rumeur lointaine,
une grâce fugitive, un éclair, un problème!... « Ils ne savent pas
un mot de Rossini ! s'était dit Castil Blaze. Oh! les idiots ! oh ! les
ingrats ! » En ce moment, Castil Blaze était semblable à ce voya-
geur qui se promène au Brésil, et qui, trouvant dans ce sable
enchanté des pierres brillantes que nul ne songe à ramasser, s'as-
sied sur le rivage, et, ramassant ces cailloux précieux : « Je le
vois bien, dit-il, ils ne se doutent pas que ces pierres sont des
diamants! »
264 PORTRAITS ET CARACTÈRES CONTEMPORAINS
Ces pierres étaient des diamants! Le Barbier de Séville, Otello,
i Italienne à Alger étaient des perles! A peine il eut fait cette
découverte, à lui tout seul, notre homme entreprit, et tout de
suite, aux dernières lueurs de Bercy brûlant, un double travail,
une double tâche. « 11 faut, se dit-il, d'abord que j'enseigne à ces
gens de Paris la musique de Rossini ; puis, aussitôt qu'ils l'auront
épelée et qu'ils commenceront à la lire, il faudra que je la leur
fasse entendre, et que je mette à leur portée, en les débarrassant
de leur enveloppe italienne et de leurs récitatifs, ces merveilles que,
moi seul ici, je sais par cœur. » Tel fut son plan, et deux jours
après cette résolution prise avec lui-même, on eût pu voir ce
nouveau venu du comtat Venaissin, cet incendié de Bercy, cet
inconnu qui frappait à la porte hospitalière, intelligente, du Journal
des Débats. En ce temps-là, comme aujourd'hui, la porte était
ouverte à tous les esprits de bonne volonté. — Entrez! Il entre.
11 est reçu par cet homme excellent, par ce rare et merveilleux
esprit, dont le nom seul était pour nous tous une espérance, un
charme, une grâce, un conseil, par M. Bertin l'aîné, et tout de
suite, et sans redouter ce fier regard et cette tête superbe qui
intimidaient les plus braves, le nouveau venu déclara à M. Bertin
que la langue même de la critique musicale est à faire, et qu'on
n'en sait pas le premier mot dans le Journal des Débats. « Non,
monsieur! C'est bien quelque chose, un écrivain qui parle aux
gens de la musique et des chanteurs qu'il faut aimer et applaudir;
mais, si, par-dessus le marché, votre écrivain était un grand musi-
cien, et s'il savait tout à fait ce qu'il faut dire et ce qu'il va dire,
eh bien, pensez-vous que sa parole en aurait moins d'autorité, de
force et de véhémence ? » Il disait cela, mais il le disait beaucoup
mieux que je ne saurais le dire, ajoutant ceci : Que le grand
malheur des disputes musicales du dernier siècle, qui touchaient
à tant de curiosité, à tant dépassions, et qui devaient être, en
effet, d'un immense intérêt pour le journal, c'était justement
d'avoir été provoquées et soutenues par des écrivains qui nr
CAST1L BLAZE 265
savaient pas une note de musique. Us ont beau faire, et s'appeler
Grimm, Diderot, Marmontel, La Harpe ou le docteur Akakia, ils
ne sont pas musiciens, ils ne sont pas écoutés. Lui seul, Jean-
Jacques Rousseau, dans cette mêlée, il méritait l'honneur d'être
écouté, parce qu'il avait écrit la musique du Devin du village;
mais, comme il était attaqué par des non-musiciens, par Voltaire
lui-même, le plus ignorant de tous les hommes en fait de musique,
il arriva que le seul qui eût le droit de parler en cette aventure
se vit contraint au silence et chassé de l'Opéra. A ces arguments
sans réplique, Castil Blaze ajoutait toutes sortes de preuves, de
commentaires, de parenthèses. Il parlait vite, il parlait bien, il se
sentait très-bien écouté... Bref, il tira de sa poche un feuilleton
tout fait et signé XXX... Puis il sortit en fredonnant l'air favori
du roi Louis XV :
J'ai perdu mon serviteur...
Rien n'égale mon malheur !
Et, le lendemain de ce jour mémorable où toute une destinée était
enjeu, Castil Blaze, ouvrant le Journal des Débats, que vit-il?...
11 vit, monsieur, son premier feuilleton glorieusement installé au
rez-de-chaussée de ces mêmes colonnes d'en haut, où la poli-
tique éloquente appelait à son aide les plumes vaillantes, les
plumes françaises... XXX! « Voilà désormais mes trois étoiles, »
disait-il.
Le jour même, il était l'adopté du public! La langue qu'il
avait inventée était composée, et le héros dont il se faisait le
commentateur, Rossini , était le bienvenu. « Ici-bas, disait
madame de Staël, nous ne faisons que des commencements ! » Rien
n'est plus vrai ; mais que c'est là un bon motif pour bien com-
mencer, pour commencer à la bonne heure, au bon moment, au
moment même où il faut venir pour être le bienvenu! — Un
instant plus vile : « Eh ! vous venez trop tôt ! » Vingt-quatre heures
plus tard : « Mon ami, vous venez trop tard ! » Castil Blaze est venu
2G6 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
juste à son heure ! Il est venu quand c'était un besoin chez nous
de bien entendre parler de Rossini et de ses œuvres. Il en a
parlé non pas seulement comme un bel esprit qui s'abandonne
aux émotions de l'orchestre, mais aussi comme un savant, musi-
cien qui, pour la première fois, explique un chef-d'œuvre et le fait
passer par tous les tours et détours de l'analyse. Il eut donc tout
de suite une autorité réelle ! Il fut tout de suite une puissance ;
et, comme, en fin de compte, les musiciens sont des gens de beau-
coup d'esprit, comme il n'est guère plus difficile d'écrire honnê-
tement une phrase, élégante qu'une fugue ou un finale, il avint
que, l'exemple étant donné par ce bel esprit, tous les musiciens
se mirent à tenter la critique musicale, et que cette fois, du moins,
dans cette espèce de jury dont Castil Blaze avait donné l'exemple,
il fut bien avéré que désormais les musiciens ne seraient jugés
que parleurs pairs.
Voilà comment le XXX fut tout de suite un homme et fut quel-
qu'un. Il devint un arbitre. Il tint dans ses mains vaillantes, sinon
la gloire, au moins la renommée ! Il assista, toujours prêt à se jeter
dans la mêlée, à toutes les grandes batailles de l'art musical! A
beaucoup de verve, il unissait beaucoup d'esprit! Il se faisait lire,
en provoquant autour de sa vive parole la bonne humeur, la gaieté,
la santé et l'intime contentement dont son âme était remplie. Il
aimait d'une véritable et sincère passion cette heureuse façon de
parler au public, et, comme il savait ce qu'il avait à dire, et qu'il le
disait sans gène et sans effort , chacune de ces sorties était une
victoire. Il riait, il frappait; il riait, il anathématisait; il riait, il
se moquait , il déclamait ! Il abaissait le superbe ; il exaltait le
timide; il ouvrait la chausse-trape ; il ciselait le piédestal ; il était
tour à tour le loup et l'agneau, la colombe et la fourmi, le chêne
et le roseau. Il ploie et ne rompt pas! Enfin, que vous dirai-je? il
était toujours à l'œuvre, et partout, au livre et dans le journal, à
l'Opéra, au Théâtre-Italien, au concert, à l'école de Choron, il
disputait ! il folâtrait ! il bataillait ! il exhortait ! Il était l'armée; il
CASTIL BLAZE 267
était le général; il portait le drapeau, il avait fourni le drapeau.
C'était une activité, une force, un génie, une verve, une éloquence,
une passion, et toujours la même heureuse humeur que rien ne
décourage, et qui servait tout autant M. Castil Blaze que son
cheval la Pie M. de Turenne, ou son épée M. le prince de Condé.
Bon! voilà maintenant, grâce aux trois X, MM. les Parisiens
de Paris et de mille autres lieux qui commencent à savoir ce que
c'est que la musique ! Ils comprennent enfin que c'est un grand art
de savoir écouter ; et, maintenant qu'ils supportent l'analyse musi-
cale, on peut sans nul doute se hasarder à leur faire entendre un
peu de musique en dehors de l'Opéra-Comique, où ils vont beau-
coup trop, et du Théâtre-Italien, où ils ne vont pas assez. « A bon
entendeur salut! » Et, s'il y eut jamais en ce bas monde un bon
entendeur, ce fut M. Castil Blaze. Aussitôt donc il se mit à l'œuvre,
et, menant de front l'analyse et la traduction, le matin juge et bon
juge, et le soirpoëte et musicien tout ensemble, il fit si bien, que
soudain, dans la France étonnée et qui ne savait que l'opéra-comique,
on entendit retentir en français, en bon français mêlé de prose et
de vers, les plus rares chefs-d'œuvre des temps passés, des temps
modernes, de l'Espagne et de l'Italie. 0 révolution complète et
triomphe excellent! Tout se taisait, et soudain voici que tout
chante! A peine on avait entendu parler de Rossini, de Mozart, de
Cimarosa et de Weber, voilà que tout d'un coup, grâce à l'intré-
pide et vivant Castil Blaze, il n'est plus une seule de ces mélodies
qui nous soit défendue. Voyez-le donc, la plume ou le bâton de
mesure à la main , donnant leur ration de jour et d'espace à ces
merveilles qui étaient naguère le partage exclusif des abonnés du
Théâtre-Italien. La merveille des merveilles, la gaieté, le charme
et la bonne humeur, le Barbier de Séville, où brillent à la fois
l'esprit de Beaumarchais et le contentement de Rossini, tout le
monde aujourd'hui l'aime, le chante et le sait par cœur, grâce à
M. Castil Blaze ! ou bien la Pie voleuse appelle à ses chansons les
jeunes gens et 1rs vieillards. Une autre fuis, l'homme intrépide et
268 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
ne doutant de rien s'attaque à Don Juan, et le Commandeur, une
seconde fois ressuscité , se met en route au premier ordre de ce
Gascon dont la voix le réveille. Ainsi Molière a retrouvé son Don
Juan, que lui avait pris Mozart, et Ta retrouvé grâce à Castil Blaze.
Ainsi, grâce à Castil Blaze aussi, Beaumarchais a retrouvé son
Barbier, que lui avait pris Rossini. A Sbakspeare il a rendu Otello;
il a mis au jour de l'Opéra YEuryanthe de "VYeber; il avait fait
pour lui-même une traduction de la Flûte enchantée et du Ma-
riage secret.
Cependant rappelez-vous ce succès qui n'a eu son égal sur
aucune scène parisienne, un succès de dix années, un triomphe
inespéré dans les abîmes de l'Odéon, avec des chanteurs de pacotille
et des chanteuses de province... Il avait appelé cela Robin des
Bois, c'était le Freyschiïtz de Weber.
Ce Robin des Bois à lui seul était toute une fortune ! 11 a rendu
bien heureux notre ami Castil Blaze, et que de fois, quand il était
en bonne humeur, s'est-il mis à nous raconter comment chacun
des vers du Freyschiitz lui avait rapporté... mille écus.
« Oui, disait-il, mille écus, » et il chantait en comptant sur ses
doigts :
■ Chasseur diligent... Mille écus!
Quelle ardeur te dévore... Mille écus !
Tu pars dès l'aurore... Mille écus.'
Toujours content... Mille écus! »
Il chantait ainsi jusqu'au refrain : Trou! trou! la la! la la !
la la !
i Au moins, celui-là, compère, ce trou la la, vous l'avez donné
par-dessus le marché?
— Non, disait-il : Trou la la... mille écus! a
Puis, se tournant vers M. Hugo, qui riait :
» Faites-en autant, et je vous reconnaîtrai pour mon confrère, »
disait-il.
CASTIL BLAZE 269
Les beaux jours, et l'homme heureux que c'était là!
Cependant il avait gagné bien de la renommée; il avait fait une
belle fortune, il avait dignement marié ses deux jeunes filles, il
avait vu son fils grandir et devenir un véritable écrivain, un poëte,
un rêveur; déjà ses petits -enfants, tout joyeux, l'entouraient de
leurs joies innocentes; tous ses amis, il les avait gardés; ses en-
nemis... il n'a jamais eu un seul ennemi. Ses chansons se chan-
taient, ses livres se lisaient; naguère il avait écrit sur Molière un
très-ingénieux travail intitulé Molière musicien, et, dans ce livre,
rnfant de ses loisirs, le lecteur se trouvait transporté dans les gaietés
du Midi, qui s'amuse au froufrou de la guitare, aux balancements
de la farandole, aux nocturnes sérénades, aux balcons où tout
veille, où tout sourit. Vraiment, c'était un homme heureux. Il ai-
mait, on l'aimait! Les mains lui étaient tendues, les portes lui
étaient ouvertes! On l'accueillait avec un sourire! Il était ici, il
était là, il était partout ! dans son comtat, dans son quartier, fidèle
à sa maison, à son jardin, à ses enfants, à ses petits-enfants, à son
frère, un autre esprit de sa famille. Il aimait Rossini, qui lui était
revenu d'Italie, et, qui mieux est, il en était tendrement aimé! à ce
point aimé, que Rossini l'a voulu accompagner jusqu'à sa tombe,
insigne honneur et qui a dû contenter ce galant homme, honoré,
pleuré, regretté de tous. Quelle vie heureuse et facilement contente,
avec si peu d'ambition pour les misérables petites distinctions qu'on
ne lui a jamais offertes, auxquelles il n'a jamais pensé, qui font
tant de malheureux et tant de jaloux !
Te voilà donc mort comme un autre homme, ô bel esprit que
nous aimions, gaieté qui nous animait, bon visage où resplendis-
sait l'espérance, ô sourire aimable, ô regard satisfait, ô voix
connue, ô front ombragé de cheveux blancs! ô chanteur! et qui
désormais chantera comme toi tes deux chefs-d'œuvre : le Chant
des Thermopyles et la chanson du Roi René?
270 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
CHARLES DE LACRETELLE
En 1848, quelques jours après le grand orage, un illustre
vieillard, un des maîtres de l'histoire moderne, entouré de F admi-
ration la mieux méritée et des respects les plus sincères, s'éloi-
gnait d'un pas calme de la ville agitée et la quittait pour n'y plus
revenir.
Cet ancien témoin de nos guerres plus que civiles avait vu, dans
tout le cours de sa longue carrière, tant de crimes et de trahisons,
qu'il était à l'abri de l'épouvante ; il avait assisté à tant de lâchetés,
qu'il ne pouvait plus s'étonner de rien ni de personne. Si donc il
renonçait aux honneurs de la grande Académie et de la grande cité,
c'est qu'il voulait jouir en paix du faible intervalle qui le séparait
de son dernier jour. Il partit donc, emmenant avec lui ce qu'il
aimait le plus ici-bas, sa femme, ses enfants, ses vieux livres, la
joie et les armes de sa vieillesse, et maintenant, après sept années
d'un repos si bien gagné, dans cette heureuse retraite qu'il s'était
préparée au milieu de cette ville de Mâcon qui l'avait adopté comme
un ancêtre, sous la main filiale de cette admirable épouse qui
fut l'ange de ses derniers jours , sous les baisers de ses enfants
et de ses petit-enfants, dans le deuil universel qu'inspire aux moins
attentifs le spectacle enchanté d'une longue vie où rien ne manque,
ni le zèle à l'action, ni la vigilance au danger, ni la justice au
travail, ni la bienséance au repos, il s'éteint doucement en bénis-
sant tous ceux qu'il aimait.
Ce maître historien que nous pleurons et peut-être ai-j
CHARLES DE LACRETELLE 271
droit d'écrire ici sa louange, car je puis me vanter de l'avoir bien
aimé), le vénérable M. Charles de Lacretelle (le roi Charles X lui
avait donné des lettres de noblesse, le roi Louis-Philippe l'avait
fait commandeur de sa Légion d'honneur) éfait né à Metz, au
mois de septembre 1766, à l'ombre de ces remparts qui ont vu
naître le maréchal Fabert, Paul Ferry , le ministre protestant , et
Jacob Leduchat, le commentateur de Rabelais.
Son frère aîné, Pierre Lacretelle, fut le premier maître et le
premier ami du jeune Charles, à peine échappé aux leçons du col-
lège. Pierre Lacretelle, ou, comme on disait, Lacretelle aîné, était
lui-même le disciple de Beccaria, de Montesquieu et de cette nou-
velle école qui soutenait, avec Voltaire et Quintilien, « qu'il était
plus facile d'élever une accusation que de la détruire, » et qu'il faut
songer, dans toute accusation, à l'intérêt des accusés, « qui est
aussi un intérêt social, » disait naguère un savant magistrat (t).
De cette école illustre sont sortis, au siècle passé, plusieurs dis-
cours tout remplis du zèle et du plus vif sentiment de la justice,
et, entre autres discours, celui de Lacretelle aîné : Du préjugé des
peines infamantes. « J'étais pressé, disait le marquis de Beccaria
(dans sa préface des Délits et des Peines) , par l'amour de la
réputation littéraire , par une ardente passion de la liberté, par
une profonde compassion pour le malheur des hommes , victimes
de tant d'erreurs!... » Parlant ainsi, il disait en peu de mots le
secret de tous ces adeptes fervents de la réforme des lois pénales :
ambition , humanité , haine ardente contre les procédures clan-
destines, contre la lâcheté des peines inutiles et l'atrocité des
opprobres gratuits , voilà ce qui les poussait les uns contre
les autres. Ce fut donc sous les auspices de son frère l'ency-
clopédiste (en ce temps-là, c'était un titre de noblesse) que le jeune
Lacretelle, après avoir fait, tout comme un autre, sa tra-
gédie de Caton d'Utique, s'en vint à Paris, en 17X7, aumomenl
I Fauslin Hélie, Traité du droit criminel.
ï~2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
solennel où la grande œuvre allait s'accomplir. Terrible était le
moment ! et quiconque , au drame qui va commencer , apportera
un esprit droit , un cœur généreux, un talent viril, qui saura se
mêler , sans lâcheté et sans peur , à ce mouvement généreux des
idées, des espérances et des passions du temps qui s'approche,
accomplira une tâche illustre ! Ainsi parlait le frère aine à son
jeune frère, et celui-ci écoutait celui-là, impatient de la tempête
à venir.
Le jeune homme était docile; il comprenait toute chose; il
comprit que nous allions vivre en prose, et que le moment était
passé de YAlmanach des Muses et de la tragédie en vers. C'était
surtout sur le terrain des grandes affaires et des hommes consi-
dérables du commencement de la Révolution qu'il eût fallu se
rappeler le conseil de l'orateur romain : > Prenez garde à vos
moindres paroles ! a Et quel conseil plus utile au moment où la
tribune et la presse, enfants des mêmes tempêtes, allaient paraître
enfin dans ce monde, affranchi du dernier lien féodal? Or, à
peine arrivé de sa province, ce jeune homme se trouva mêlé sans
le savoir, sans le vouloir, à cette foule ardente d'écrivains et
d'orateurs que la première assemblée appelait de tous les côtés de
la France renouvelée, et qui ne songeaient guère à prendre garde
à leurs paroles. Cependant, quelle admirable position, pour un
futur historien , cette assistance assidue aux premiers efforts de
notre première assemblée! Il était jeune, ardent et sage; il avait
déjà en lui-même ce profond sentiment de justice et d'équité que
recommande à ses disciples l'immortel auteur des Annales :
« Ayez grand soin de mettre en pleine lumière l'honnêteté et les
mauvaises actions, afin que la postérité donne à chacun sa récom-
pense ! » Chaque matin, dans la loge des journalistes, attentifs à
l'éloquence naissante, le jeune Lacretelle assistait, pour le raconter
le soir , à ce choc effroyable des espérances et des douleurs de
cette nation en doute de ses destinées, et, plus habile certes que
tous les sténographes à venir , il reproduisait , non pas mot pour
CHARLES DE LACRETELLE 273
mot, mais passion pour passion, ces clartés et ces ténèbres, ces
crimes et ces vertus, ces hontes et ces désespoirs. A cette tâche
toute nouvelle et qui semblait faite à l'intention du futur historien
delà Révolution française, au milieu de ces émeutes delà parole,
que le bon sens et le sang-froid semblaient irriter davantage et
faisaient bondir d'impatience et de rage , un esprit moins clair-
voyant eût perdu bien des illusions et bien des espérances ; mais
le nouvel initié à ces tumultes s'habitua bien vite à les contem-
pler sans enthousiasme et sans peur. Il était arrivé en ce lieu de
réforme et de liberté avec une soif ardente pour l'émancipation du
genre humain... ; il se dit à lui-même qu'il n'irait pas jusqu'à
l'ivresse, et qu'il toucherait d'une lèvre prudente à ce breuvage où
le sang était mêlé à la divine liqueur. Aux violences de l'orateur, il
opposait la simplicité du philosophe ; il cherchait la vérité, même
dans l'invraisemblance ; il n'était pas homme à se payer d'un
paradoxe, à se consoler par un contre-sens, et telle était l'exquise
sagacité de son esprit juste et droit, que, dans ce tumulte épou-
vantable, il retrouvait facilement la liaison de ces événements pris,
repris, arrêtés, suspendus, le principe et la suite de ces discours
brisés en mille parcelles; d'une plume habile et prompte comme
la parole, il savait relier le fait au droit, la colère de la veille au
bon sens de ce matin, le Mirabeau qui déclame au Jupiter Ton-
nant qui remplit le monde épouvanté de ses foudres et de ses
éclairs.
Ce fut dans les premiers feuillets du Journal des Débats que le
jeune Lacretelle entreprit cette reproduction quotidienne des luttes,
des violences et des réformes de la tribune politique, et l'on re-
trouverait facilement, dans ces pages écrites à la dictée de l'heure
volante, Mirabeau commenté, expliqué et parfois glorifié par
le jeune rapporteur : tel était Mirabeau, et, tel qu'il l'a vu et
entendu, il vous le montre! Sic oculos , sic ora ferebat! Le
voilà, cet homme qui a donné le branle à 1789, et, dans le pêle-
mêle des délires, des joies et des prévoyances de l'ouragan, d^
23.
274 PORTRAITS LT CARACTERES CONTEMPORAINS
Thersite à Démosthènes, parmi toutes ces forces dans un seul
génie : entraînement, véhémence, inspiration, tumulte et prestige,
du sujet qui se venge au gentilhomme qui pardonne, de Mirabeau
ivre à Mirabeau à jeun, le futur historien de ces grandes assem-
blées trouvait déjà le point précis entre le bien et le mal, entre
Tange et le démon, entre l'abîme et le ciel. Disons tout, ce jour-
naliste de vingt ans était déjà un historien. Il avait en lui-même,
et de si bonne heure, au milieu de cet univers qui s'écroule, la
modération et toutes les vertus de la modération. Il ne flattait per-
sonne, il ne voulait tromper personne ; il se rappelait cette loi du
pays de Solon, par laquelle était voué à la publique exécration
quiconque refusait de montrer son chemin à celui qui le demandait ;
et, comme il s'était habitué de bonne heure à ne pas flatter la puis-
sance injuste et les fortunes, comme il s'était rappelé sous le bâton
de Santerre et sous le couteau de Danton qu'il était de la patrie de
Voltaire et de Montesquieu, comme il n'avait pas fait de sa plume
un glaive et de son art un meurtre, il retrouva dans son histoire,
et vingt ans plus tard, la vérité, le bon sens, l'indépendance et le
courage dont il avait usé dans son journal. « Dans ces tempêtes
de la République entre le sénat et Jules César, pour qui tenez-vous
donc? disait un pontife à Caton d'Utique. — Je tiens, répondit
Caton, pour les dieux immortels ! »
M. de Lacretelle (il l'a prouvé aussitôt qu'il a tenu la plume)
tenait pour la royauté contre la Montagne, pour la liberté contre
i'échafaud, pour le droit contre la spoliation, pour la modération
contre la violence; il tenait pour le bon sens et pour la parfaite
justice contre les hontes et les désespoirs de l'esprit humain. Il
avait pour ennemis les harangueurs de clubs et de carrefours, les
empoisonneurs de l'opinion publique, les délateurs, les bourreaux,
les assassins, les philosophes impies qui ne connaissaient pas
d'antre fanal que le fanal sanglant de la lanterne; il avait pour
ennemis tous les ennemis de la patrie et tous ces lâches citoyens
qui ont dans l'àme un tel besoin de servitude, que, faute de tyran,
CHAULES DE LACRETELLE 275
ils adorent la tyrannie; enfin, il croyait h la vertu, il croyait à la
clémence (on l'a bien vu dans les pages de sa grande histoire), et,
par justice et par clémence, il aurait eu honte d'ajouter l'injure au
châtiment. « Méfiez-vous, disait-il, de la colère : elle est sourde,
elle est aveugle, elle est le fléau de -l'histoire; pendant qu'elle
écrase souvent les moins criminels, elle va négliger de citer les
plus grands coupables!. .. Il faut, disait-il encore, que l'histoire soit
semblable à la loi, qui frappe le crime, uniquement par équité. »
En même temps, il avait pour compagnons de ses travaux et de
ses dangers mille esprits d'élite qui ont été parmi nous les vrais
fondateurs de ce grand art du journal, et le nom de ces hommes
qui composent notre famille revenait souvent dans les discours et
dans les livres de M. de Lacretelle ; c'étaient d'abord M. Bertin
l'aîné et son digne frère; M. Michaud, M. Suard, M. Maret (qui
fut plus tard le duc de Bassano), M. Delalot; MM. Fiévée, Hochet,
Dussault, Laborie, Lagarde, Serisy, Kératry, Royer-Gollard, Aimé
Martin, et, avant ceux-là, La Harpe, André Chénier, Boucher,
Barnave, Marmontel, le vicomte de Mirabeau, l'abbé de Pradt,
l'abbé Raynal, Malouet...
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis!
C'était une de ses chansons. « Vous n'êtes que nos enfants, »
dis ait- il encore avec un sourire. En effet, ils ont été pour nous
d'illustres pères et de grands exemples ! Ceux d'entre eux qui
n'ont pas porté sur l'échafaud leur tête innocente ont été de grands
orateurs, d'éloquents historiens, des hommes d'État sous lesquels
l'homme de lettres s'est retrouvé toujours. Après avoir écrit le
journal qui est l'histoire des nations agitées, ils ont écrit l'his-
toire, qui est la politique des peuples en repos, et cela leur a paru
une entreprise logique, de faire profiter le récit des grandes ba-
tailles auxquelles ils avaienl assisté des lumières qu'ils emprun-
taient .ni spectacle .mimé dos anciennes journées. Quorum purs
276 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
magna fui ! est encore plus la parole d'un historien de ce grand
siècle que du héros d'un poème, et M. de Lacretelle, quand enfin
le xvme siècle fut accompli , résolut , puisqu'il avait partagé
ses espérances, vécu de sa vie et de ses douleurs, de dérouler, aux
yeux de ses contemporains, ce vaste tableau qui commence au
soleil couchant de Louis XIV, pour ne s'arrêter qu'à l'échafaud
du roi martyr ! Mieux que personne, il savait la peine, le travail
et le danger de son entreprise, et quil allait marcher sur des
cendres brûlantes ; mais la difficulté même lui fut une excitation,
et, après avoir longtemps cherché son style, à ce point qu'il écri-
vit, dans la langue même de Tacite, l'introduction à son histoire,
il se jeta dans la mêlée à la façon de ces conquérants qui ont brûlé
leurs vaisseaux.
II
Cette Histoire du xvme siècle est le vrai titre de M. de Lacre-
telle aux souvenirs de la postérité qui s'avance, et, quand on y
songe, on reste épouvanté de ce problème, accompli avec tant de
passion, de bienséance et de courage, dans un style éloquent, avec
l'accent même du véritable historien. C'est, en effet, une tâche im-
mense ! raconter à des témoins oculaires, aux enfants de Voltaire
et de Diderot, cette longue suite de révolutions dans les croyances,
dans les lois, dans les moeurs qui viennent aboutir au grand abîme !
Passer du cardinal Dubois au duc de Choiseul, de la fille du roi
Stanislas à madame de Pompadour, du Père Quesnel à d'Alem-
bert, de la banque de Law aux assignats, des Lettres persanes
aux Liaisons dangereuses, du Petit Carême à Candide, du dernier
lit de justice à rassemblée des notables, de la bulle Unigenitus
à l'Encyclopédie, de Versailles aux prisons du Temple, d'Athalie
an Mariage de Figaro! et. pendant que l'écrivain marche à travers
CHARLES DE LACRETELLE 277
ces épines et ces grâces, parmi ces ruines qui ne veulent pas
tomber, rencontrer l'Évangile aboli, la Bastille renversée et la
liberté politique, ce rêve de l'âge d'or, qui finit par des crimes
sans excuse et par des meurtres sans exemple... Telle fut l'œuvre
et telle fut la tâche .accomplie par M. de Lacretelle ! Avec ces
autels brisés, ce trône en lambeaux, ces justices évanouies et ces
échafauds réduits en poudre, avec un art excellent, d'une main
ferme et d'un esprit courageux, il construisit enfin ce vaste et solide
monument en faveur de ce fameux xvme siècle autour duquel
s'agitent incessamment, depuis plus de cinquante années, les
aspirations, les volontés, les douleurs, les adorations, les menaces,
les haines, les prières et les blasphèmes du monde français.
Un jour que le roi Louis XV visitait les tombeaux des ducs de
Bourgogne : « Voilà , dit-il à ses courtisans , le berceau de
toutes nos guerres! » — En lisant l' Histoire du xvme siècle,
par M. Cli. de Lacretelle : « Voilà, dirait-on volontiers, le livre où,
depuis tant d'années, nous avons puisé nos romans, nos histoires,
nos vaudevilles, nos plus éloquentes déclamations et nos meil-
leures comédies ! » Le plus ancien de tous les historiens dont notre
époque se glorifie à tant de justes titres, M. de Lacretelle a ensei-
gné les sentiers qui devaient nous conduire à l'histoire ; il aimait
l'histoire autant que M. Victor Hugo lui-même aimait la poésie ; et,
dans sa chaire et dans ses livres, qu'il fût le disciple de Tite-Live
ou le continuateur de Rollin, il nous a enseigné ce style tempéré,
clément, sincère, plein de mesure, qui était la figure même et la
forme de l'honnêteté : Formant quidem ipsam et faciem honesti.
Oui, certes, et même après tant de grands livres qui ont illustré
cette première et laborieuse moitié du xixc siècle, de M. Guizol.
à M. Thicrs, de M. Michclct à M. de Barante, de M. de Lamar-
tine à M. deSégur, de M. Daru l'infatigable à l'infatigable Alexis
Monteil, — qui n'a pas de tombeau et qui sera jeté avant peu, si
l'on n'y prend garde (ô vanité du travail humain !), dans la fosse des
morts sans père et sans enfants, — M. de Lacretelle a gardé sa place
S78 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
au premier rang, par le droit de son talent, de sa modération, de
sa justice; car il pouvait se rendre à lui-même cette justice au-
guste qu'il n'avait fait tort de sa gloire à aucune vertu, qu'il n'avait
pas privé un seul coupable de son châtiment. Il avait toujours pré-
sente à l'esprit cette parole du premier des historiens : « Que
toute lâcheté déshonore (1) ! » et il fit bien voir que sa conduite
était fidèle à ces préceptes, à propos de cette fameuse loi de jus-
tice et d'amour que repoussait la conscience aussi bien que la
volonté nationale. Ce jour-là, trois révoltés se rencontrèrent, dont
la France accueillit le manifeste avec un juste orgueil, M. Ville-
main, M. Michaud, M. de Lacretelle! Enfants de la presse et de
M. de Chateaubriand, son défenseur, ces trois hommes, pour avoir
refusé d'égorger leur mère nourrice, perdirent les emplois qui les
aidaient à vivre. « Ils y gagnèrent de grands honneurs, et ils furent
chers à la multitude... » Chers à la multitude pendant un jour!
La liste des livres de M. de Lacretelle serait trop longue ici;
songez donc à cet espace... à cet abîme, 1766-1855' et rappelez-
vous, nous le disons à sa louange éternelle, que cet illustre écri-
vain n'a été qu'un homme de lettres toute sa vie ; que toutes les
heures de sa longue vie ont été employées à cultiver cet art qu'il
aimait avec une irrésistible passion ; que, dans sa retraite, il écri-
vait encore, et que, peu de temps avant sa mort, il écrivait Y Eloge
de Tablé Delille et Y Histoire de l 'abbaye de Cluny, sa docte voi-
sine. Enfin, pas une occasion qu'il n'ait saisie avec ardeur lors-
qu'il s'agissait de parler utilement la langue énergique des sages
leçons et des honnêtes conseils. Qui de nous ne se souvient, quand
nous étions en pleine émeute sociale, de ce merveilleux et cou-
rageux discours de M. de Lacretelle aux jardiniers de Mac on?
Ces braves gens étaient dignes de l'entendre, il était digne de leur
parler.
C'est un des privilèges de la poésie, elle jette au loin sa vie ol sa
(1) Qnod turpe est. indecorum est.
CHARLES DE LACRETELLE 279
grâce; au nom seul de cette aimable ville de Màcon, il semble à
chacun de nous que l'on parle de sa ville natale. De ces vieux murs,
de ces villages, de ces vignobles, de ces hameaux nous sont venus
les Méditations poétiques, Jocelyn, Raphaël. Màcon, le berceau de
M. de Lamartine, le parc de M. de Lacretelle, le jardin et le repos
de ce grand préfet de la Seine, M. le comte de Rambuteau, et de
cette digne fille de M. de Narbonne, — ce célèbre comte de Narbonne,
le héros de M. Villemaiu, comme Agricola fut le héros de Tacite. —
Aujourd'hui, nous ne connaissons pas mieux Vaucluse ou Tibur
que cette aimable réunion de prairies, de vignobles, de coteaux
que baigne la Saône, un peu lente et quittant à regret ces frais
paysages. Que la ville des Confidences s'offre à vos yeux pour la
première fois, soudain vous la reconnaissez à son charme, à ses
traits, aux vestiges anciens de sa magistrature, de sa noblesse, de
son éveché, à l'urbanité d'une société élégante et polie, aux sou-
venirs d'une académie où vit encore l'esprit de ses anciens fon-
dateurs, l'abbé Vigorgne, l'abbé Bourdon, M. deValmont, le mar-
quis Doria, le chevalier de Scnnecey ! De cette heureuse cité (urbs
uptimè moràta, disait souvent M. de Lacretelle) M. de Lacretelle était
l'idole ; il était le président de cette académie où plus d'une fois il fit
entendre sa voix éloquente, car il savait parler à chacun son langage,
à la jeunesse, à l'âge mûr, à l'écolier, dont il corrigeait les jeunes
essais avec autant d'ardeur que s'il eût encore occupé sa chaire delà
Sorbonne, tant il aimait à revenir à ces moments d'un enseigne-
ment paternel qui remplissait cette salle illustre, en attendant les
trois maîtres : M. Villcmain, M. Cousin, M. Guizot. « Et savez-vous,
disait Lélius à Scipion, rien de plus touchant que ce rempart
d'une intelligente et fervente jeunesse (1)? » Voilà ce que M. Dcs-
jardius, le jeune professeur d'histoire au collège de Màcon, expri-
mai! très-bien dans son discours sur la tombe de M. de Lacretelle.
Ai) ! cher maître ! Il a conservé jusqu'à la tin, par une insigne
(1) Quid enitnj'ucundius senectute slipalà sludiis juvenlulix ?
280 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
faveur, l'art de bien écrire et le talent du beau langage. Jusqu'à
la fin, il a montré cet accord merveilleux d'un bon esprit et d'une
heureuse fortune (1). En prévoyance du repos de ses derniers jours,
il s'était arrangé, au milieu de la ville, une ancienne maison ou-
verte, tout l'hiver, aux entretiens de tant d'honnêtes gens qui ne pas-
saient pas un seul jour sans lui rendre visite; pour les belles
heures du printemps, de l'été, de l'automne, à cent pas de la ville,
au beau milieu d'une vigne qu'il avait plantée, il s'était bâti, non
pas un château, mais une agréable et facile maison sur le plan
même de la maison de Socrate ! Aussi avec quelle impatience il
attendait les beaux jours! i Quand donc viendra le mois de mai,
qui me rendra mon jardin, mes fleurs et la pleine possession de
moi-même? Quand reviendront les heures qui vous ramèneront à
Bel-Air? » En même temps, il déplorait la guerre et ses grands
bruits qui venaient le troubler. « 0 ciel! quand serons-nous dé-
livrés de ce fléau? » Lorsqu'il parlait ainsi, il n'avait plus que
huit jours à vivre, il était déjà frappé à mort ; mais, comme il sen-
tait que son âme était libre et que son esprit était bien portant,
il s'abandonnait à ses rêves, à ses espérances, à ses tendresses !
En vain il s'entourait de silence et de repos, rien ne lui était étran-
ger de ce qui s'agitait parmi les hommes; son caractère était sem-
blable à ces vins généreux de sa terre adoptive qui deviennent
meilleurs en vieillissant; sa parole était calme et bienséante, un
enjouement, une grâce, un bon sens à la Voltaire. « Il avait rap-
porté d'Athènes, non-seulement un nom glorieux, mais encore
toutes les grâces de la sagesse... Il savait toutes nos batailles
étrangères et domestiques ! » disait un ancien en parlant de Fla-
minius. Eh bien, cette louange suprême ne convenait à personne
comme à M. de Lacretelle. Il avait apporté de Paris, dans cet asile,
une vie honorable et répandue en mille bienfaits, et toute sem-
blable à ces discours sérieux dont chaque partie est à sa place.
1 Raro *imuJ bonam fortitnam hominibus ôonnmrjue mentem dari.
CHARLES DE LACRETELLE 28 t
obéissant aux lois de la logique et du bon sens. Lui aussi, « il
savait toutes nos guerres, » nos guerres au dedans, nos victoires
au dehors, mais il n'en parlait que par hasard, et quand on le vou-
lait absolument; il aimait, avant toute autre gloire, les belles-
lettres, les beaux poëmes, les renommées pacifiques, les triomphes
qui n'ont coûté ni le sang, ni les larmes... Sur tout le reste, il se
taisait par clémence et par pitié ! A quoi bon raconter ces meur-
tres, ces douleurs, ces trahisons?
0 Foi ! déesse aux blanches ailes,
Serment sacré de Jupiter!
En revanche, quel charme et quelle éloquence aussitôt qu'il était
entré dans un sujet agréable à ses souvenirs ! Que d'éclat, de
gaieté, de bonne humeur, de contentement, s'il rencontrait dans
les bonheurs de son discours sa chère et ouvrière jeunesse (operosa).
En ces moments choisis, il n'avait plus que vingt-cinq ans, et
soudain il revoyait, par la magie et l'enchantement de son noble
cœur, ses tendresses d'autrefois : M. de Malesherbes (dont le nom
se rencontre au début de toutes les honnêtes renommées de ce
siècle), M. de Sèze, réservé à de si courageuses destinées ; Target,
plus prudent et moins heureux ; le colonel Florian entre Robes-
pierre et Némorin, entre Estelle et Théroigne de Méricourt, le pre-
mier colonel de dragons qui soit mort de peur; le vicomte de
Narbonne, le chevalier de Boufflers, et le premier, le meilleur, le
plus digne des protecteurs et des amis de M. de Lacretelle, cet
admirable duc de la Rochefoucauld-Liancourt ; il nous disait aussi
la foudroyante beauté de madame Tallien, qui lui donnait son bras
à baiser, le génie et l'esprit de madame de Staël, la grâce et la
décence de madame Récamier! De toutes les batailles dont il avait
entendu les premiers bruits, il aimait surtout à raconter les aven-
tures d'un certain dragon de Sambre-et-Meuse (c'était lui-même),
qui fit une fois quarante lieues en cinquante jours avec Dupaly,
son camarade,
u
■28'2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Arme» d'un fusil inhumain
Oui jamais, par bonheur, ne fit feu dans leur main.
De ses terreurs personnelles, il savait tirer une joie, un bon mot ;
de ses dangers, de sa prison même un sourire! Et pourtant le
Directoire, parce que ce jeune homme avait parlé plus haut qu'il
n'eût fallu d'amnistie et de liberté, le retint deux ans dans sa geôle
immonde, et peu s'en fallut qu'il n'inscrivît le nom du jeune
Lacretelle sur la liste horrible de ses déportations et de ses ven-
geances... Quelques belles âmes se rencontrèrent qui prirent en
pitié tant de courage, et j'ai presque dit tant d'innocence, et il fut
sauvé parce que personne alors, parmi les puissants, ne se doutait
que c'était un historien qu'on arrachait aux déserts dévorants de
Cavenne et de Sinnamary. Dieu soit loué ! c'était une âme ainsi
faite que l'adversité ne la pouvait pas déranger.
Voilà par quelles grâces, par quels mérites M. de Lacretelle
était devenu, pour tous ceux qui avaient le bonheur de l'approcher,
un encouragement, une force, un conseil. Il nous apprenait l'es-
pérance ! 11 nous faisait aimer les années menaçantes du vieil âge !
Il nous enseignait, surtout par son exemple, à rester fidèles aux
belles-lettres, qui étaient le charme de ses derniers jours après
avoir été la consolation de ses belles années. C'était bien le même
homme qui, partant pour la guerre, emportait dans son sac
Homère, Ëpictète et Virgile. A cette heure encore, ils étaient les
hôtes de ce modeste Tusculum, et c'était plaisir, sous ce toit
agreste, d'entendre, une grande partie du jour, des voix enfantines
qui récitaient au maître de céans les malheurs du pieux Énée ou
la colère d'Achille. Il avait fait de tous les enfants de ses meilleurs
domestiques autant de lecteurs qui lisaient dans l'une et l'autre
langue, et qui se relayaient les uns les autres; il avait fait d'une
jeune servante de madame de Lacretelle un copiste intelligent, qui,
d'une main prompte et d'un regard perçant, obéissait à toutes les
volontés de cet infatigable esprit. Cette jeunesse ! elle rendait à ce
Nestor de nos premières assemblées les services que , lui-même.
CHARLES DE LACRETELLE 283
il avait rendus à Barnave, à Mirabeau, à tous les maîtres de la
tribune naissante! Ainsi, tout le jour, tout était grâce, esprit,
bonté, intelligence, éloquence et charité autour de cet homme-là.
Le soir venu (et chaque soir), dans cette maison qui plongeait
en pleine campagne et qui cependant tenait à la ville par une
ceinture de pampres et de fleurs, se réunissait la meilleure com-
pagnie ; on jouait, on causait, on écoutait surtout les anecdotes
les plus curieuses, les à-propos les plus charmants; puis, quand
Theure de la retraite avait sonné, c'était vraiment une fête de voir
ces jeunesses, parées des élégances et des grâces du bel âge, qui
venaient tendre leurs fronts ingénus à ce doux vieillard. Tels ces
jeunes gens, à Lacédémone, qui se lèvent et font place à l'archonte
athénien !
A ces derniers bonheurs présidait madame de Lacretelle, intel-
ligente, attentive, dévouée, et toute semblable à la mère qui craint
de perdre son fils aîné! Mais qui voudrait raconter cette admirable
passion, ce zèle infatigable, cette piété de toutes les nuits, de
tous les jours? M. de Lacretelle lui-même ne l'eût pas tenté; il
n'avait qu'un moyen de reconnaître cette providence, c'était de
lui sourire, et dans sa voix, dans son regard, dans son intime
émotion, il était facile de comprendre ses plus secrets sentiments.
L'été passé, il a dit une parole qui sera peut-être une consolation
pour madame de Lacretelle : c'était par le plus beau jour d'une
saison délicieuse; madame de Lacretelle m'avait confié son mari;
il élait assis dans son jardin et je lui lisais le Traité de la
Vieillesse, qu'il écoutait avec autant d'attention que s'il ne l'eût
pas su par cœur. Parfois il arrêtait la lecture et il traduisait, à la
façon d'un grand humaniste, les passages qu'il aimait le plus : par
exemple, cette belle page où il est parlé de la vigne, « dont le fruit,
s'adoucit aux rayons du soleil et dont les grappes dorées gardent
fidèlement les feux de l'été. » — « Voilà, disait-il, une page qui
convient bien à nos chères collines màconnaises! » Le lendemain,
à la même heure, il voulut entendre le reste de ce livre adorable.
284 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
■ Oui, disait-il (se parlant à lui-même), c'est une œuvre excel-
lente et presque divine...; il y manque madame de Lacretelle ! »
0 chère parole qui nous arrache des larmes ! Je ne crois pas qu'une
femme ici-bas ait jamais été récompensée à ce point, et d'un seul
mot, de ses grâces et de ses bienfaits.
Cet homme-là, en mourant, pouvait dire à sa famille en deuil ce
que nous disait à son lit de mort, quelques jours avant la dernière
révolution, un admirable et prévoyant vieillard qui fut notre
maître et notre père à tous : — « Ne me pleurez pas, j'ai vécu
heureux, je meurs tranquille; c'est sur vous-mêmes qu'il faut
pleurer. ■
M. G A N N A L
J'ai vu tout à l'heure un homme qui est mort depuis trois jour:< .
je l'ai vu , comme on voit sa propre image au fond d'une glace
obscure, après six mois d'une longue maladie ! A peine suis-je
remis de ma vision, tant c'est un commerce dangereux, ce com-
merce de l'imagination avec les songes, le mélange du faux et du
vrai, du possible et de l'impossible, cette association funeste avec
le néant ; une fois l'imagination accouplée à quelque réalité, elle
fait bien au delà de ce qu'on lui commande... Sachez donc que ce
matin, sur les deux heures, j'ai vu, assis dans mon grand fau-
teuil, « un homme que Dieu avait créé et mis au monde tout
exprès pour se faire tort à lui-même! » j'ai vu M. Gaonal qui me
guignait de l'œil , le basilic ! et qui riait , de son rire édenté , de
ma tâche accomplie au milieu de ce silence, de ces ténèbres, de
M. GANNAL 285
ces visions! Savez-vous cependant quel homme était, de son
vivant, M. Gannal? Il était... Vous rappelez-vous un conte qui
commence ainsi : « Il y avait une fois un homme qui logeait près
du cimetière? » M. Gannal était cet homme-là; il vivait de la
mort; il allait à sa suite, d'un pas allègre et d'un air joyeux; le
cimetière était son champ de bataille et son champ de blé ; là, il
récoltait sa moisson et sa gloire. « Je me souviens d'un apothi-
caire que j'ai remarqué dernièrement, ici aux environs, couvert
d'habits râpés , le regard sombre , et épluchant des simples ; son
aspect était celui de la maigreur; la pauvreté dévorante l'avait
pénétré jusqu'aux os. Du plancher de son indigente boutique pen-
daient une tortue, un crocodile empaillé, des peaux informes ; le
long de ses rayons dégarnis, des tiroirs vides annonçaient par leurs
étiquettes ce qu'ils avaient contenu dans des jours meilleurs; des
pots d'une terre verdâtre, des vessies et des graines moisies, de
vieux bouts de ficelle et de vieux pains de roses inodores jon-
chaient la boutique de ce pauvre hère ! » Ainsi parle Roméo quand
il apprend la mort de Juliette. Eh bien, M. Gannal ressemble quel-
que peu au portrait de cet apothicaire : « Le monde n'est pas ton
ami, la loi des vivants est contraire à ta fortune ; la mort seule a
des lois qui peuvent f enrichir ! à elle seule tu peux vendre tes
chétives compositions; elle seule te donnera de quoi manger et te
remettra en chair ! »
Ce Gannal était donc tout un drame à lui seul. « C'était l'ad-
versaire le plus habile et le plus fatal que vous pussiez trouver
dans toute l'Illvrie ! » Il marchait à pas lents; il était souriant
et pâle ; il exhalait de très-loin la plus nauséabonde odeur de ca-
davre, de myrrhe, d'aloès, de bitume et de natron; son glauque
regard semblait plonger tout au fond de votre cerveau, de votre
foie et de votre cœur, ces trônes souverains sur lesquels cet homme
gluant avait hâte de s'asseoir. S'il vous rencontrait souriante et
fraîche et toute semblable à Flore elle-même à la suite du Prin-
temps, il murmurait entre ses dents jaunies quelque parole de
i
286 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
mauvais présage; au contraire, étiez-vous chancelant et courbé
sous quelque fièvre impitoyable , il vous abordait le contentement
dans les yeux, il se frottait les mains de joie, à ces menaces.... à
ces promesses de la mort ! Bientôt il vous vantait l'excellence et
la perfection de sa méthode, le bon marché de ses opérations, le
choix et la préparation de ses parfums. Vous Técoutiez, bouche
béante ; lui, cependant, il faisait déjà son petit calcul : « Vin bal-
samique, tant de pintes; eau-de-vie ou gingembre, tant; vinaigre
à la centaurée, tant. » Si vous étiez de ses amis, et que vous
eussiez quelque chance de devenir un beau spécimen de son savoir-
faire , il vous gratifiait mentalement de ses recettes choisies :
benjoin, styrax, hyperium, térébinthe de Venise, iris de Florence;
huile de laurier pour les grands capitaines ; huile de bois de rose
pour les grandes coquettes ; muscade et girofle pour le gourmand ;
musc de civette pour le petit-maître ; pour les pauvres diables de
notre sorte, pour les écrivains du deuxième ordre, les petites gens
des belles-lettres, il avait en réserve toutes sortes de bonnes
friandises à bon marché, des herbes très-simples, chères à
l'herboriste : absinthe et mélisse, sauge et romarin, hysope
et marjolaine, aver un brin de myrte ou de laurier selon l'oc-
casion.
Ah '. c'était un habile homme ! il tenait boutique d'éternité à
tout prix; il en avait pour toutes les fortunes et pour toutes les
conditions de la vie; il passait volontiers de la camomille h la
térébinthe, du roi sur son trône au poëte à l'hôpital; tel mort
illustre lui représentait à peine une pincée de petite centaurée;
et tel autre inconnu, mais riche, n'avait jamais assez de gin-
gembre, de poivre noir, de girofle, de ladanum, d'impératoire ,
d'anitoliche; lui aussi, ce croque -mort de génie, il disait :
c A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses
o?uvres ! » Il allait dans ce monde à la recherche de ses sujets ; il
n'en dédaignait aucun , pourvu qu'il en pût tirer quelque chose .
qloire ou profit ! « Fasse le ciel pleuvoir sur vous tous mes par-
M. GANNAL ^87
fums ! » Voilà ce que disait son regard à tous les passants de
quelque apparence.
Toutefois, il embaumait de préférence les hommes les plus
célèbres et les femmes les plus belles. Il était semblable en cela à
cet impertinent dont parle Tacite, qui s'attaquait aux plus hon-
nêtes gens de Rome , afin de s'illustrer par haine même des gens
qu'il attaquait.
Ut magnis inimicitiis elaresceret !
Ceux qui l'ont vu, ceux qui l'ont connu, ceux qui l'ont con-
templé quand il était à l'œuvre, ceux-là seulement pourraient vous
dire à quel point il était un artiste, à quel degré il poussait le zèle
et l'ardeur de son art. Pour lui, tout homme vivant était une
expérience; il ne voyait qu'un genre humain, le genre humain
horizontal; pour lui plaire, il fallait être à l'agonie; il fallait être
mort pour le charmer. Il estimait un cadavre bien conservé, le
comble des honneurs qui pussent être rendus à cet ex-vivant, et
le meilleur dédommagement de cette chose assez peu agréable
qu'on appelle la vie ! Entre nous, il avait une assez méchante idée
d'Alexandre le Grand, qui avait été embaumé tout simplement
dams un rayon de miel : Hyblœo perfusus nectare! Il ne parlait
qu'avec mépris du roi des Perses, le grand Cyrus. « Quand j'aurai
cessé de vivre, disait-il, rendez mon corps à la terre; il n'y a rien
de plus facile et de plus sage que de retourner dans le sein de
notre mère féconde ! » Lui parlait-on de Tarquin le Superbe et
des crimes de sa race, il disait que, Dieu merci ! Tarquin avait
été assez châtié ; il avait eu pour l'embaumer une bonne femme,
comme qui dirait une portière du mont Aventin :
TurqiLinu corpus bonu fœmina lavil et unjcit.
Parmi toutes ses habitudes, bonnes ou mauvaises, M. Gannal
en avait une qui n'était pas des plus charmantes : il vous prenait
288 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
facilement en grande amitié, et, tout de suite après, il vous pro-
mettait gravement ses bons offices : ■ Voilà mon paon tout près du
piège! » et, sa promesse faite, aussitôt vous étiez sa chose; il
vous suivait des yeux, il s'informait de votre santé d'un ton
mielleux et d'une voix à vous donner un tremor cordis. Le cceur
vous battait, certes, aux accents de ce brave homme, et ce n'était
pas de joie. Un jour (nous étions réunis cinq amis en pleine
possession des faciles bonheurs de la jeunesse assise aux autels
d'Apollon couronné de rayons d'or), il vint à nous se frottant les
mains, mais dans une exaltation difficile à décrire. C'était le
lendemain du jour fameux où il venait d'arrêter définitivement
l'exercice de son art suprême ; il entrevoyait une fortune à la
lueur de tant de cierges allumés; il entendait sonner l'or et
l'argent dans sa caisse en forme de cercueil , aux accents lamen-
tablement joyeux d'un De profundis infini! Bref, il était aussi
content de sa découverte de l'autre monde que le fut Christophe
Colomb lui-même à l'aspect de l'univers qu'il avait rêvé ; alors il
nous expliqua son système : il ouvrait une des carotides, et, dans
cette veine ouverte, il introduisait sa liqueur d'immortalité. « Je
te donnerai ma couronne si tu ramènes les couleurs sur ces lèvres
éteintes, l'incarnat à cette joue pâle, le regard à ces yeux fermés ! »
Or, il venait justement de rendre une jeune morte toute Sem-
blable à la vie. « En vain les artères ont interrompu leur mouve-
ment naturel , en vain les roses de ces lèvres seront fanées et ces
belles joues livides comme la cendre, je viendrai à bout de ces
apparences, et, le lendemain, à l'heure ordinaire de ton réveil,
parée, daus ton cercueil, de tes plus beaux atours, la couronne
au front et les fleurs à la main, tu seras portée en triomphe dans
le tombeau des Capulets ! » Seulement , le problème résolu par
M. Gannal était plus difficile à résoudre que le problème du frère
Laurence. Copier la mort, quoi de plus simple? Imiter la vie et
faire servir ces bouquets de noce à une sépulture véritable, là était
le difficile.
M. GANNAL 289
Et c'est pourquoi M. Gannal chantait tout bas le couplet : Con-
tentement du cœur ! qui était une complainte un peu gaie pour la
circonstance; aussi chacun de nous se mit à rire et à le railler.
Même l'un de nous (j'ai cette image sur mon album), Théodose
Burette, qui dessinait comme Giraud lui-même, prenant M. Gannal
sur le fait, le fit d'un trait, avec cette inscription : Gannal, grand
empailleur de France! et Boitard, qui savait l'anglais comme
notre ami John Lemoinnc, se mit à déclamer en anglais ce beau
passage : « Attachez vos branches de romarin sur ce beau cadavre,
et, suivant l'usage, portez-le à l'église paré de ses plus beaux
atours ! Bien que les tendres faiblesses de la nature nous forcent à
pleurer, les plaintes de la nature excitent le sourire de la raison. »
Le troisième des gens qui étaient là et qui riaient, c'était ce
pauvre Destainville, un des nôtres, qui s'est promené toute sa vie
au beau milieu du plus stérile des jardins de ce bas monde, te
jardin des racines grecques. Homme sage et modeste, il a vécu à
la suite du que retranché ; il a écrit un livre ingénieux de l'accent
grec à propos d'une langue qui n'a pas d'accent; il est mort,
l'autre jour, vingt-quatre heures avant Gannal ! Ajoutons à ces
trois-là Chaudesaigues, le poëte, un bel esprit qui n'avait pas
vingt ans et qui écrivait des vers plein du feu poétique : Magna'
spes altéra Romœ.
Quand il nous vit rire ainsi, et tout joyeux accueillir avec ce
sans-gêne sa découverte funèbre, il avint que M. Gannal prit
tout -à coup son grand air, son air d'enterrement de première
classe, et à demi-voix (ceci est très-vrai) : « Ne riez pas trop, nous
dit-il, je vous promets de vous rendre, à tous les quatre, ai gratis
pro Deo, mes bons offices d'empailleur! » Il appuya sur ce mot
empailleur, et quitta la place en véritable enfant de Proserpine,
janitor Or ci!
Destainville le suivit des yeux, en l'appelant, à la façon d'Hé-
siode, une muse agréable et qui n'effarouche personne! Chaudes-
aigues se hâta de faire de ses deux doigts le signe contre \ejettatore
290 rORTUAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
(il avait appris cette conjuration de MM. les chanteurs et de
mesdames les cantatrices du Théâtre-Italien). Boitard, qui était
une âme haute et dédaigneuse, reprit la conversation au point
même où l'avait interrompue M. Gannal ; Burette, qui riait de
tout, ajouta à son dessin une bêche en sautoir avec une pelle de
fossoyeur; moi, j'essuyai ma main, que M. Gannal avait touchée
en passant ! Cinq minutes après ce lugubre moment, pas un n'y
pensait; la vie était si légère alors, et si charmante, et nous étions
si loin de songer aux planètes malfaisantes dans ce ciel semé
d'étoiles, ces jeunesses d'en haut, souriant aux jeunesses d'en bas 1
Cependant M. Gannal marchait à pas de géant parmi les tombes
entrouvertes. Ce qu'il avait dit, il l'avait fait : il avait mis la
mort à la mode; et, maintenant qu'une incision suffisait à ce
terrible et dernier chapitre de la vie, on n'entendait parler que
des pratiques de M: Gannal. Le premier de tous, M. l'archevêque
de Paris confiait a cet homme sa dépouille mortelle, et son exemple
était bientôt une loi pour toutes les sépultures chrétiennes. En ce
temps-là, et afin que le grand jour fût au moins une fois le com-
plice de ces mystères du tombeau, un enfant tombait égorgé par
une main coupable, et cet enfant, traité par M. Gannal, devenait,
aux yeux de ce peuple avide des spectacles gratis, une occasion
authentique d'admirer cette contrefaçon des êtres vivants. Cet
enfant, exposé à la Morgue, était pareil en toutes choses à la
créature animée ! On n'avait vu jusque-là que deux momies : le
colonel Morland dans le fond de l'armoire de son ami le baron
Larrey, qui avait rapporté le colonel du fond de l'Allemagne dans
un tonneau d'esprit-de-vin ; et le cadavre de cette jeune fille pré-
paré par M. Boudet d'après le vœu même de sa mère. — C'est elle
encore pourtant! Voici bien ses beaux cheveux, ses blanches
mains, son doux sourire amoureux !
Je l'aimais... Si jeune et si beau !
0 mes lèvres, il faut se taire :
M. GANXAL 291
Son nom, voilà le seul mystère
Que j'emporte dans mon tombeau!
A dater de cette exposition sur les dalles de la Morgue,
M. Gannal devint le héros des cimetières d'alentour. Il fut reconnu,
sans conteste, le grand électeur et le grand protecteur de la mort,
et désormais la beauté, la vertu, le génie, et le talent, et la
renommée, et la gloire, furent livrés en pâture à ce corrupteur de
la mort. Jamais homme ne se fit dans la mort un rôle aussi sérieux
que le sien. Il était devenu l'admiration des fossoyeurs; il était
devenu l'associé des pompes funèbres; il avait fait renchérir le
prix du plomb et du bois de cèdre ; il ne procédait plus que par
trois cercueils pour un seul mortel, et déjà la ville de Paris, qui
ne comptait pas sur des morts impérissables, qui compte, au
contraire, sur la légèreté de nos cendres et de nos douleurs pour
vendre à perpétuité, demain, les terrains qu'elle a vendus à per-
pétuité, la veille, s'inquiétait de cette longue suite de morts
immortels que lui apportait M. Gannal! Que vous dirai-je? il
était à la mode, il était un héros, on parlait de lui, tout autant
que l'on parle d'ordinaire d'un chanteur, d'un comédien, d'une
tragédienne, et beaucoup plus qu'on ne parle d'un livre nouveau !
On a vu, parmi les célébrités dont le visage lithographie attire à
coup sûr la curiosité des passants, on a vu , entre le portrait de
l'éloquence et l'image de la beauté, la figure même de M. Gannal
qui se détachait en un vif relief de ces poëmes, de ces discours,
de ces sourires, de ces chansons !
Lui cependant, impassible comme le destin, insatiable comme
la mort, il s'en allait sur tous les seuils menacés, flairant sa proie
et cherchant quelque chose à dévorer, pareil au lion rôdeur de
nuit et de carrefour. Hélas! il n'était pas venu, que je sache, ta
une heure mauvaise pour l'exercice de sa profession. Il exerçait
son art à la (in d'une génération épuisée et qui se mourait sous le
poids des souvenirs, des regrets, des terreurs : regrets du passé,
292 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
terreurs de l'avenir ! 11 mettait la main sur les débris de tant d'ar-
mées, de tant d'assemblées, de tant d'académies et de tant d'aven-
tures; il dînait d'un vieux pair de Charles X; il soupait d'un
vieux soldat de Bonaparte ; il ramassait dans sa boîte en plomb
tout ce qui restait des congrès , des chartes, des constitutions,
des batailles, des sciences, des gouvernements et des poésies d'au-
trefois ! Souvent, le même jour, il a embaumé des mêmes aromates
le tyran et la victime, l'esclave et l'homme libre, le républicain et
le royaliste, le vaincu et le vainqueur! Il a vu, de ses yeux, le
néant de nos gloires ; il a touché, de ses mains, la vanité de nos
grandeurs. 0 misère de l'idée ! ô duperie ineffable de ces merveilles :
la volonté, le jugement, le goût, la pensée! Rien de trop grand,
rien de trop illustre en ce siècle pour M. Gannal. La majesté même
se courbait devant lui ! M. de Talleyrand lui a échappé; il a tenu
M. de Chateaubriand entre ses deux genoux, pareils à deux étaux.
et dans ces artères vides il a glissé sa liqueur corrosive. Il a man-
qué M. Cuvier, qui lui eût été un magnifique prospectus ; en
revanche, il a fait ce qu'il a voulu de cette tête carrée, une tête-
phénomène, M. de Balzac ; et, comme il était en train de l'apprêter
à son usage, il se racontait tout bas les merveilles de ce cerveau
qui a produit un monde inachevé, un monde impuissant, une foule
inerte de personnages qui ont gardé les apparences de la vie. Il
aimait ce Balzac justement parce que sa Comédie humaine repose
sur des apparences; ombres chinoises qui s'agitent dans le vide et
qui laissent après elles on ne sait quelle idée de quelque chose qui
n'a pas vécu tout à fait.
Au reste, il aimait à traiter l'imagination à sa mode ; il n'était
tout à fait à l'aise qu'avec les penseurs ; il en triomphait avec un
orgueil incroyable , il les regardait comme sa chose absolue avec
le droit d'user et d'abuser. Ces pauvres royautés de l'esprit, quand
elles sont mortes, qui s'en inquiète? Elles sont bien seules alors,
elles sont bien nues, elles sont complètement dépouillées de leur
prestige ; elles obéissent tant qu'on veut aux lavages, aux vernis
M. GANNAL 293
gras, au brou (Je noix, à la copale, à la laque carminée, à l'huile de
noix, à l'huile de lin, aux injections réplétives , aux injections
antiseptiques ; elles sourient ou elles pleurent au gré de l'opéra-
teur; c'est lui qui leur impose leur attitude suprême, et, dans
cette attitude de son caprice, elles se réveilleront le jour de la
trompette qui doit se faire entendre aux quatre vents du ciel !
D'ailleurs, c'est sitôt fait un artiste à embaumer, et l'on y regarde
si peu d'ordinaire! Frédéric Soulié, mademoiselle Mars, quelle
aubaine ce fut là pour M. Gannal! Celui-ci emportait des drames
sans fin, celle-là une jeunesse éternelle, et, de l'un et de l'autre,
hormis quelques souvenirs, rien ne devait rester plus tard. « Et
c'est moi qui les sauve! se disait Gannal. Et si mon romancier
survit à ces œuvres effacées par d'autres machines qui surgiront
sur les débris de ses premières inventions , et si ma comédienne
échappe à l'oubli qui se pose nécessairement sur les tombes de ces
illustres représentants des passions et des vices de l'humanité in-
corrigible, eh bien, ce sera grâce encore à ce pauvre Gannal, le
continuateur des gloires qui ne sont plus. » Tels étaient ses raison-
nements. Voilà pourquoi il eût donné dix grandes-duchesses pour
le cadavre de mademoiselle Mars, et bon nombre de petits princes
du Rhin allemand pour les restes de Frédéric Soulié, l'auteur des
Deux Cadavres! Avec ces gens-là, du reste, on opère seul, on est.
son maître : pas de témoin qui vous gêne, pas de médecin par
quartier, pas de capitaine des gardes qui tienne la tête du patient,
et pas de gentilhomme de la chambre à genoux aux pieds du mort ;
ni chirurgiens, ni gardes du corps, ni dames d'honneur, ni premier
aumônier, ni second aumônier, et pas d'étiquette qui vous gêne.
On fait ce qu'on veut de son mort : on le peigne, on l'habille, on
le tourne, on le frictionne, on met du fard à sa joue et du carmin
à sa lèvre, on le traite avec moins de sans-façon et de sans-gêne
que les sénateurs de l'Empire n'étaient traités par M. Bondet, leur
embaumeur ordinaire ! . . .
Telles étaient les joies de M. Gannal, tels étaient ses triomphes
294 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
0 mort ! pendant ce temps, où étaient tes victoires? et que tu
devais mépriser cet aiguillon avec lequel tu pousses au tombeau
les générations obéissantes! Gannal traitait la mort comme ce
héros dans Homère : « Il le prit par un pied et le précipita du
temple! » Elle n'avait plus d'autre grand prêtre que Gannal, et
c'est pour le coup qu'il était juste et vrai de l'appeler la camarde,
bien qu'il lui fît si souvent, comme on dit, un pied de nez !
« Pesez-moi les cendres d'Annibal, et voyez ce que ça pèse, un
héros ! » s'écrie en ses mépris le terrible Juvénal ! Ainsi Gannal
savait le poids de toutes les grandeurs et ce que ça pèse, une gloire !
Cependant il n'oubliait aucune de ses promesses, et, du sein de
ses triomphes, au chevet de chacun de nous, on le voyait accourir,
aussitôt que la mort était venue. Il avait l'instinct, il avait la
divination de l'agonie ! Il entendait le bruit que fait le ver flairant
un cadavre ! Il savait, à coup sûr, de tant de malades, qui se mou-
rait en ce moment, qui était mort il y a une heure ! Il n'oubliait
personne, et, pour qu'il ne l'oubliât pas, il avait l'habitude abo-
minable d'envoyer sa carte à tout le monde , et à tout propos !
Le nouveau marié, parmi les félicitations de la première lune de
miel, recevait cette carte d'embaumeur : Gannal ! La jeune fian-
cée, en ses moments de fête suprême et de splendeurs, lisait, sur
le colfret de ses bijoux et de ses dentelles : Gannal ! Le capitaine
à son retour : Gannal! Le poëte au milieu de ces grands bruits
d'une heure que fait la poésie , en ces temps difficiles : Gannal !
Et chacun, retrouvant cette carte funèbre, ce nom sans prénom
et sans adresse, au milieu de ces morceaux de carton à l'usage
des visites , cartes armoriées d'où s'exhalent , à travers tant de
vœux et de louanges, les charmantes odeurs de ces beaux noms de
la tmite-puissance, de la beauté, de la fortune et de l'amour, se
murmurait tout bas, à part soi : « Gannal! Gannal ! qu'est-ce
que cela, Gannal? Gannal de qui0 Gannal de quoi? » Ce nom-là
était la note funèbre au milieu des notes joyeuses; la dissonance
dans le concert de la sérénade d'été ; la menace au plus fnrt dr
M. GANNAL 295
l'espérance; la cendre aux plus frais contours ; l'amertume aux
lèvres empourprées ; la scabieuse parmi les roses ; la première
ride aux jeunes visages; le premier cheveu blanc sur les tètes
bouclées ! Gannal ! 11 jetait sa carte au milieu de vos joies, comme
fait l'enfant un caillou dans une eau endormie ; il jetait sa carte,
et il n'exigeait pas que vous lui apportassiez la vôtre en échange;
il était sûr que, tôt ou tard, on le ferait appeler en votre nom, qu'il
vous tiendrait tête à tête un jour ou l'autre, et que vous empor-
teriez sa carte chez les morts ! Dans mille ans d'ici , voyez-vous
l'étonnement des neveux, quand, dans ces tombes ouvertes, ils
retrouveront le nom unique de Gannal !
Brave homme! il nous avait promis, il s'était promis ta lui-
même de nous embaumer tous les cinq ; il a tenu , autant qu'il
était en lui, toutes ses promesses. Le premier de tous a succombé
Edouard Boitard, jeune homme d'un si beau génie; il est mort
en vingt-quatre heures, à la fleur de l'âge, laissant à l'École de
droit, dont il était le maître , un nom qu'elle pleurera toujours.
Il mourut, celui-là, écrasé par l'étude et le travail ! Chaudesaigues
le poëte , enfant des muses faciles et des rêveries complaisantes,
il est mort accablé par l'oisiveté et le plaisir ! Son cœur s'est brisé
au milieu des folles joies, et nous l'avons porté au cimetière,
embaumé par Gannal. Le troisième et le plus vivant de tous,
homme d'étude et de loisir , et qui prenait à son aise un peu de
toutes ces belles et bonnes choses, l'étude et l'amour, le style et
l'amitié, Théodose Burette, il est mort, et le grand cm paille m de
France ne manqua pas de se trouver à ce rendez-vous funèbre !
11 disait même, à demi content et triste à demi, qu'il avait fait do
Théodose un chef-d'œuvre ! Enfin, celui de nous tous qui semblait
réservé à la plus longue vie, fils aîné de la grammaire de Burnouf,
un brave cœur, un honnête esprit , un ambitieux de l'université
de France, un scholar embaumé de latin, farci de grec, tout im-
prégné de ces poussières conservatrices, el qui respirait à pleins
poumons dans sa chaire latine et grecque le scordium de Lucien
296 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
et Xhijpericon de Virgile, Destainville..., il est mort ! Et vous ju-
gez, me voyant seul, de ces quatre amis qui se portaient si bien,
comme je devais être inquiet, me souvenant de Gannal et de ses
promesses inévitables. Fatal oracle d'Epidaure , tu l'as dit !...
Heureusement qu'il est mort; et, comme sa carte ne pouvait
plus lui servir à rien, il ne l'a envoyée à personne. Il est mort,
c'est la seule chose qu'il ait faite sans prospectus et sans réclame.
Aussi jugez de mon épouvante, cette nuit, à l'heure où tout dort,
comme j'allais faire l'autopsie du chef-d'œuvre de la semaine au
Théâtre-Français, intitulé le Pour et le Contre, quand j'ai senti
s'exhaler, non loin de ma table de dissection, cette odeur particu-
lièrement horrible qui s'exhale du cadavre embaumé. D'abord, j'es-
sayai de n'y point faire attention, et de tendre à tout prix mon
esprit sur la comédie nouvelle ; mais un profond soupir , poussé
derrière moi, me força de lever les yeux; je tournai la tête, et,
dans mon grand fauteuil, adossé à ce monument funèbre qu'on
appelle l'Odéon, je vis... C'était lui, M. Gannal! Il me regardait
de ces yeux verts qui, d'un coup, tombaient sur la carotide gauche,
et il déposait en silence, sur une table balayée, la série infernale
de ses drogues, de ses fioles, de ses étoupes, de ses onguents.
Quant à moi, je le laissais faire; il me semblait qu'il était impos-
sible de l'arrêter.
Lorsqu'il eut tout disposé pour son œuvre, et sa trousse ouverte,
il flaira ses flacons, ses poudres et ses drogues avec un sourire
qui témoignait qu'il en était content ; puis, relevant jusqu'aux
poignets les manches de son habit noir, — un fantôme, cet habit !
l'ombre d'une ombre : « Comment vous portez-vous? » me dit-il
de cette voix qui vient des ténèbres et des abîmes ! une voix sans
souffle! On a le frisson malgré soi à entendre ces interrogations
•lu l'autre monde, et, pour que l'on y réponde, il faut que l'amour-
propre soit bien fort.
« Moi? lui dis-je en hésitant. Mais je me porte... je me porte
comme un Turc! En ètes-vous fâché, et cela vous déplaît-il, par
M. GANNAL 297
hasard? » Il ne dit rien; il se pencha un peu vers moi, cherchant,
à ce qu'il me sembla, à découvrir la couleur de mes yeux ; ce qui
est une chose que personne encore n'a pu savoir. Toujours est-il
qu'avec une rapidité de mouvement inconcevable, il se mit à cher-
cher, dans un tas d'yeux qu'il répandit devant lui, une paire qui
pût me convenir.
Ah! l'horrible chose, cette façon d'agiter tous ces yeux, qui
vous répondent avec des reproches, avec des murmures, avec des
larmes! Des yeux flamboyants, amoureux, mélancoliques, éteints,
furieux, tendres, empressés, naturels, jouant la comédie et jouant
le drame; des yeux glauques, bleus, verts, jaunes ; des yeux... 11
en avait de toutes les façons dans ses poches, et en tirait par poi-
gnées ; et tous ces yeux ouverts semblaient me regarder, me mena-
cer, me provoquer, m'appeler, me conjurer! Ça parle, un œil; ça
crie et ça se plaint en son patois !
Il cherchait, il cherchait ; il triait, il triait. Je suivais tous ces
yeux de mes yeux effrayés. A la fin, il rencontra deux tout petits
yeux de chat d'un gris cendré tirant sur le vert ; il mit un peu de
salive au bout de son doigt, et, portant cet œil de verre à son œil
vairon : « Voilà, dit-il, notre affaire, ou peu s'en faut. Allons,
hâtez-vous , que j'en finisse ! Je veux me surpasser cette fois, et
que notre ami Théodose en crève de jalousie ! » Alors, le voilà qui
se lève et qui va pour me saisir... En ce moment, Dieu soit loué !
le coq chanta, et le fantôme s'arrêta net à ces sons formidables
qui appellent le jour.
Il fit un geste de dépit; il remit dans ses grandes sacoches ses
onguents et sa myrrhe ; il emporta tous ces yeux qui flamboyaient.
« Adieu! dit-il. Nous n'avons plus assez de temps cette nuit; ce
sera pour une autre fois, je l'espère. . . Adieu ! — Ne vous gênez pas,
lui dis-je un peu rassuré, et ne vous bâtez pas; j'attendais. Cepen-
dant, rendez-moi un service : embaumez à ma place la nouvelle
comédie du Théâtre-Français, que j'étais tout à l'heure en train de
disséquer, et dites-moi comment je puis embaumer mademoiselle
298 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Brolian. — Celle qui rit, me dit-il avec un sourire, la gaie et,
l'accorte Brohan, que j'allais applaudir de mon vivant, pour me
reposer de mes fantômes? Rien n'est plus facile; écoute-moi. Tu
prends, comme cela, par les deux ailes, cette chose diaprée et
riante, puis tu la cloues à une épingle d'or, et tu la fixes enfin
dans un cadre... Un brin de muguet suffit à la conserver dans tout
l'éclat de ses belles couleurs! Quant à la comédie, c'est fait... »
Véritablement, il enveloppa le Pour et le Contre dans une che-
mise en papier sur laquelle était écrit : le Roman d'une heure.
« Au revoir! me dit-il. — Au revoir, et merci, maître! »
Le jour pointait. Gannal s'évanouit dans la vapeur descendante.
J'ai un bon moyen de l'empêcher de revenir : je vais acheter et
clouer sur ma muraille un portrait du docteur Suquet, son rival
abhorré !
GÉEAKD DE N E B A" A L
1841 i
Ceux qui l'ont connu pourraient dire au besoin toute la grâce et
toute l'innocence de ce gentil esprit, qui tenait si bien sa place
parmi les beaux esprits contemporains. Il avait à peine trente ans,
et il s'était fait, en grand silence, une renommée honnête et loyale,
qui ne pouvait que grandir. C'était tout simplement, mais dans la
plus loyale acception de ce mot-Là : la poésie, un poëte, un rêveur,
un de ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie, à qui
pas un bourgeois ne voudrai I donner on mariage même sa fille
GÉRARD DE NERVAL 299
borgne et bossue; en le voyant passer, le nez au vent, le sourire sur
la lèvre, l'imagination éveillée, l'œil à demi fermé, l'homme sage,
ce qu'on appelle des hommes sages, se dit à lui-même : « Quel
bonheur que je ne sois pas fait ainsi ! » Vous auriez mis celui-là au
milieu d'une élection quelconque, que pas un électeur ne lui eût
donné sa voix pour en faire le troisième adjoint à M. le maire ;
dans la garde nationale, tout ce qu'il eût pu jamais espérer, c'eût
été d'être nommé caporal par dérision et avec le consentement de
son épicier, de son bottier ou de son marchand de bois. Mais de-
tous les honneurs de ce monde il ne s'inquiétait guère, le pauvre
enfant !
Il vivait au jour le jour, acceptant avec reconnaissance, avec
amour, chacune des belles heures de la jeunesse, tombées du sein
de Dieu. Il avait été riche un instant; mais, par goût, par passion,
par instinct, il n'avait pas cessé de mener la vie des plus pauvres
diables. Seulement, il avait obéi plus que jamais au caprice, à la
fantaisie, à ce merveilleux vagabondage dont ceux-là qui l'ignorent
disent tant de mal. Au lieu d'acheter avec son argent de la terre,
une maison, un impôt à payer, des droits et des devoirs, des
soucis, des peines et l'estime de ses voisins les électeurs, il avait
acheté des morceaux de toiles peintes, des fragments de bois
vermoulu, toutes sortes de souvenirs des temps passés, un grand
lit de chêne sculpté de haut en bas; mais, le lit acheté et payé, il
n'avait plus eu assez d'argent pour acheter de quoi le garnir, et il
s'était couché, non pas dans son lit, mais à côté de son lit, sur
un matelas d'emprunt. Après quoi, toute sa fortune s'en était allée
pièce à pièce, comme s'en allait son esprit, causerie par causerie,
bons mots par bons mots; mais une causerie innocente, mais des
bons mots sans malice et qui ne blessaient personne. 11 se réveillait
en causant le matin, comme l'oiseau se réveille en chantant, et en
voilà pour jusqu'au soir. Chante donc, pauvre oiseau sur la branche;
chante et ne songe pas à l'hiver; laisse Les soucis de l'hiver à la
fourmi qui rampe à tes |»icils
300 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Il serait impossible d'expliquer comment cet enfant — car, atout
prendre, c'était un enfant — savait tant de choses sans avoir rien
étudié, sinon au hasard, par les temps pluvieux, quand il était
seul, l'hiver, au coin du feu. Toujours est-il qu'il était très-versé
dans les sciences littéraires. Il avait deviné l'antiquité, pour ainsi
dire, et jamais il ne s'est permis de blasphème contre les vieux
dieux du vieil Olympe ; au contraire, il les glorifiait en mainte
circonstance, les reconnaissant tout haut pour les vrais dieux, et
disant son meâ culpâ de toutes ses hérésies poétiques. Car, en
même temps qu'il célébrait Homère et Virgile, comme on raconte
ses visions dans la nuit, comme on raconte un beau songe d'été,
il allait tout droit à Shakspcare,à Gœthe surtout, si bien qu'un
beau matin, en se frottant les yeux, il découvrit qu'il savait la
langue allemande dans tous ses mystères, et qu'il lisait couram-
ment le drame du docteur Faust. Vous jugez de son étonnement
et du nôtre. Il s'était couché la veille presque Athénien, il se rele-
vait le lendemain un Allemand de la vieille roche. Il acceptait
non-seulement le premier, mais encore le second Faust; et cepen-
dant, nous autres, nous lui disions que c'était bien assez du
premier. Bien plus, il a traduit les deux Faust, il les a commentés,
et si bien, que Gœthe lui écrivait de sa main : « Vous seul m'avez
compris et traduit sans me trahir. » Souvent il s'arrêtait en pleine
campagne, prêtant l'oreille, et, dans ces lointains lumineux que,
lui seul, il pouvait découvrir, vous eussiez dit qu'il allait dominer
tous les bruits, tous les murmures, toutes les imprécations, toutes
les prières, venus à travers les bouillonnements du fleuve, de
l'autre côté du Rhin.
Si jeune encore, comme vous voyez, il avait eu toutes les fan-
taisies, il avait obéi à tous les caprices. Vous lui pouviez appliquer
toutes les douces et folles histoires qui se passent , dit-on , dans
l'atelier et dans la mansarde , tous les joyeux petits drames du
grenier où l'on est si bien à vingt ans, et encore c'eût été vous
tenir en deçà de la vérité. Pas un jeune homme, plus que lui, n'a
GERARD DE NERVAL 301
été facile à se lier avec ce qui était jeune et beau et poétique ;
l'amitié lui poussait comme à d'autres l'amour, par folles bouffées ;
il s'enivrait du génie de ses amis comme on s'enivre de la beauté
de sa maîtresse! Silence! ne l'interrogez pas! où va-t-il? Dieu le
sait! à quoi rêve-t-il? que veut-il? quelle est la grande idée qui
l'occupe à cette heure? Respectez sa méditation, je vous prie; il
est tout occupé du roman ou du poëme et des rêves de ses amis de
la veille. 11 arrange dans sa tête ces turbulentes amours; il dis-
pose tous ces événements amoncelés; il donne à chacun son rêve,
son langage, sa joie ou sa douleur. — Telles étaient les grandes
occupations de sa vie : il se passionnait pour les livres d'autrui
bien plus que pour ses propres livres; quoi qu'il fît, il était tout
prêt à tout quitter pour vous suivre, a Tu as une fantaisie, je vais
me promener avec elle, bras dessus bras dessous, pendant que tu
resteras à la maison, à te réjouir. » Et, quand il avait bien promené
votre poésie, ça et là, dans les sentiers que, lui seul, il connaissait,
au bout de huit jours, il vous la ramenait calme, reposée, la tête
couronnée de fleurs, le cœur bien épris, les pieds lavés dans la rosée
du matin, la joue animée au soleil de midi. Ceci fait, il revenait
tranquillement à sa propre fantaisie, qu'il avait abandonnée, sans
trop de façon, sur le bord du chemin. Cher et doux bohémien de la
prose et des vers! admirable vagabond dans le royaume de la
poésie ! braconnier sur les terres d'autrui, mais il abandonnait à qui
les voulait prendre les beaux faisans dorés qu'il avait tués !
Il avait toujours besoin de suivre quelqu'un. Il se donnait vo-
lontiers au premier venu qui le voulait emmener en laisse; seule-
ment, au premier sentier qui lui plaisait, il vous plantait là, la
laisse à la main. C'est ainsi qu'un jour il suivit dans un de ses
voyages un des gros bonnets de la littérature, un homme bien posé,
avec signature ayant cours à la bourse littéraire; le gros bonnet
allait naturellement à cheval ou en voilure, attirant toute l'attention
et tout le sourire des belles dames du chemin, pendant que notre
épagneul allait à pied, gravissant les montagnes au pas de course.
302 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Nul ne remarquait l'épagneul, ni son petit jappement plein de
gaieté, ni son bel œil fin et railleur, ni sa légèreté de chamois. Eh
bien , quand chacun fut de retour de ce voyage, l'épagneul avant
le maître, qui était resté à se faire applaudir dans un des treize
cantons, l'épagneul se mit à japper gaiement ce qu'il avait vu et
entendu dans son voyage; or, il avait tout vu, tout entendu, tout
admiré; il savait sa route par cœur; il avait retrouvé dans ces
frais sentiers les fumées légères de tous les amours. Tout cela fut
raconté en vingt-cinq ou trente pages ravissantes ; et, lorsque enfin
revint à son tour le gros bonnet, tout rempli de gros volumes, il se
trouva que l'épagneul avait tout dit.
Une autre fois, il voulut voir l'Allemagne, qui a toujours été son
grand rêve. Il proposa à je ne sais plus quel ministre intelligent (il
y en a) d'aller à Vienne pour y faire des découvertes. Quelles dé-
couvertes? Le ministre n'en savait rien, ni lui non plus. Mais enfin,
à coup sûr, en cherchant bien, on devait trouver quelque chose.
— Et puis il demandait- si peu! Bon. Il part; il arrive à Vienne
par un beau jour pour la science : par le carnaval officiel et gigan-
tesque qui se fait là-bas. Lui, alors, fut tout étonné et tout émer-
veillé de sa découverte. Quoi ! une ville en Europe où Ton danse
toute la nuit, où Ton boit tout le jour, où Ton fume le reste du
temps de l'excellent tabac. Quoi! une ville que rien n'agite, ni les
regrets du passé, ni l'ambition du jour présent, ni les inquiétudes
du lendemain ! une ville où les femmes sont belles sans art, où les
philosophes parlent comme des poètes, où les poëtes pensent comme
des philosophes, où personne n'est insulté, pas même l'empereur,
où chacun se découvre devant la gloire, où rien n'est bruyant,
excepté la joie et le bonheur! Voilà une merveilleuse découverte.
Notre ami ne chercha pas autre chose. Il disait que son voyage avait
assez rapporté. Son enthousiasme fut si grand et si calme, qu'il en
fut parlé à M. de Metternich. M. de Metternich voulut le voir et le
fit inviter à sa maison pour tel jour. Il répondit à l'envoyé de Son
Altesse qu'il était bien fâché, mais que justement, ce jour-là, il
GÉRARD DE NERVAL 303
allait entendre Strauss, qui jouait avec tout son orchestre une
valse formidable de Liszt, et que, le lendemain, il devait se trouver
au concert de madame Plcyel , qu'il devait conduire lui-même au
piano, mais que, le surlendemain, il serait toutrentier aux ordres de
Son Altesse. En conséquence, il ne fut qu'au bout d'un mois chez le
prince. Il entra doucement, sans se faire annoncer ; il se plaça dans
un angle obscur, regardant toutes choses et surtout les belles
dames ; il prêta l'oreille sans mot dire à l'élégante et spirituelle
conversation qui se faisait autour de lui ; il n'eut de contradiction
pour personne ; — il ne se vanta ni des chevaux qu'il n'avait pas,
— ni de ses maisons imaginaires, — ni de son blason, — ni de
ses amitiés illustres; — il se donna bien garde de mal parler des
quelques hommes d'élite dont la France s'honore encore à bon droit.
— Bref, il en dit si peu et il écouta si bien, que M. de Metternich
demandait à la fin de la soirée quel était ce jeune homme blond,
bien élevé, si calme, au sourire si intelligent et si bienveillant h la
fois, et, quand on lui eût répondu : « C'est un homme de lettres
français, monseigneur! » M. de Metternich ne pouvait pas assez
s'étonner qu'un écrivain français eût si bien su se taire et se
cacher.
Il serait resté à Vienne toute sa vie peut-être ; mais le ministère
changea ; notre envoyé littéraire fut rappelé, et il revint de l'Alle-
magne en donnant toutes sortes de louanges à cette vie paisible,
studieuse et cependant enthousiaste et amoureuse, qu'il avait par-
tagée.
C'est de ce voyage que résulta un drame, un beau drame sérieux,
solennel, Léo Burckart. Oui, tout en souriant à son aise, tout
en vagabondant selon sa coutume, et sans quitter les frais sentiers
non frayés qu'il savait découvrir, même au milieu des turbu-
lences contemporaines, il vint à bout de ce drame. Rien ne
lui coula pour arriver à son but solennel. Il avait disposé sa fable
d'une main ferme, il avait écrit sou dialogue d'un style éloquent et
passionné; il n'avait reculé devant pas un des mystères (\u carbo-
30i PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
narisme allemand; seulement, il les avait expliqués et commentés
avec sa bienveillance accoutumée. Voilà son drame tout fait.
Alors il se met à le lire, il se met à pleurer, il se met à trembler,
tout comme fera le parterre plus tard. Il se passionne pour l'hé-
roïne, qu'il a faite si belle et si touchante; il prend en main la
défense de son jeune homme, condamné à l'assassinat par le fana-
tisme ; il prête l'oreille au fond de toutes ces émotions souterraines
pour savoir s'il n'entendra pas retentir quelques accents égarés de
la muse belliqueuse de Kœrner. Si bien qu'il recula le premier
devant son œuvre. Une fois achevée, il la laissa là parmi ses
vieilles lames ébréehées, ses vieux fauteuils sans dossier, ses
vieilles tables boiteuses, tous ces vieux lambeaux entassés çà et là
avec tant d'amour, et que déjà recouvrait l'araignée de son trans-
parent et frôle linceul. Ce ne fut qu'à force de sollicitations et de
prières, que le théâtre pût obtenir ce drame de Léo Burckart.
Il ne voulait pas qu'on le jouât; il disait que cela lui brisait le
cœur de voir les enfants de sa création exposés sur un théâtre, et
il se lamentait sur la perte de l'idéal. « De l'huile, disait-il, pour
remplacer le soleil! Des paravents, pour remplacer la verdure; la
première venue qui usurpe le nom de ma chaste jeune fille, et pour
mon héros un grand gaillard en chapeau gris qu'il faut aller cher-
cher à l'estaminet voisin! » Bref, toutes les peines que se donnent
les inventeurs ordinaires pour mettre leurs inventions au grand
jour, il se les donnait, lui, pour garder les siennes en réserve. Le
jour de la première représentation de Léo Burckart, il a pleuré. —
« Au moins, disait-il, si j'avais été sifflé, j'aurais emporté ces pau-
vres êtres dans mon manteau. » Partir était sa joie. — Comment
n'eût-il pas aimé les voyages, il faisait naître les fleurs sous ses pas!
Il en voyait partout.
Un soir, il s'en alla dîner avec ses amis, et ceux-ci ne remar-
quèrent rien d'étrange, sinon que leur convive était plus gai et
plus grand parleur que de coutume. Du reste, sa gaieté était tou-
jours affable et bonne ; il ne s'occupait qu'à combler ses ami> d^
GEIIAHD DE NERVAL 305
bienfaits imaginaires. Le repas fini, il parfit en disant qu'il allait
se diriger tout droit vers l'Orient, à l'endroit d'où vient le jour, et
ce mot-là fut pris pour une de ses boutades accoutumées. C'était,
en effet, son habitude de partir de temps à autre tout droit devant,
lui, sans même s'inquiéter de quel côté venait le vent. — C'était
un soir de carnaval, le carnaval finissait. Ces horribles boutiques
remplies de danses, de mascarades et de folies de tout genre,
allaient s'ouvrir; les pères de famille rentraient chez eux, les fous
allaient à la fête ; dans cette hâte générale, le peuple est ainsi fait
qu'il marcherait sur le corps de son père pour aller plus vite. A
cette heure de désordre, chaque rue de Paris est la rue Scélérate,
rien n'arrête ceux qu'appelle le bal masqué : chacun pour soi et
le gendarme pour tous. — Gérard allait seul en chantant on ne
sait quelle poésie mystérieuse. L'aspect de ces gens qui n'avaient
ni leur habit ni leur visage de chaque jour le frappa d'épouvante,
et il ne comprenait plus rien à ce qui se passait autour de lui. —
Alors, pour être comme les autres, il jeta son chapeau cà un pauvre
qui lui tendait le sien; — après le chapeau, ce fut l'habit. — On
le prit pour un masque qui allait au bal. Hélas ! hélas ! c'était le
plus charmant esprit de ce temps-ci qui allait aux Petites-Mai-
sons.
Dans ces jours abominables de la folie des jours gras, tout se
dénature, et même le corps de garde. Le soldat sous les armes est
inquiet, mal à l'aise, et, à force de tout surveiller, il n'a plus guère
de vue distincte. — Notre pauvre enfant allait toujours, laissant
à chaque pas un de ses vêtements, un lambeau de sa raison. —
Il était presque à demi nu lorsqu'on lui cria : — Qui vive? —
Que pouvait-il répondre, sinon : « C'est un poëte qui passe,
c'est un malheureux jeune homme qui s'est égaré et qui est seul !
c'est un enfant qui redemande son père et ses frères et ses amis de
chaque jour ! » Comme il ne répondait pas, allant toujours tout
droit et devant lui, vers cet Orient inconnu qui attire à soi les
hommes d'élite depuis tantôt deux mille ans, le garde le saisit,
-20
306 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
non pas au collet, mais à la gorge, en disant toujours : « Où
vas-tu? i Lui alors, se sentant arrêté, et pour la première fois
de sa vie trouvant un obstacle à sa rêverie du soir, il voulut se
défendre. — Il se défendit comme un héros ; on s'empara de lui
comme d'un malfaiteur î II fallut le porter dans sa prison. — Que
dis-je, prison? Dans un trou, dans ce trou où le corps de garde
jette les immondices vivantes que ramasse la patrouillle. Quelle
nuit ! quelle nuit pour lui qui était parti pour aller Dieu sait où !
Alors il se mit à gémir, puis à souffrir tout Las; seulement, il
se rappela le nom de deux amis de ses beaux jours et il eut encore
assez de présence d'esprit pour dire qu'on les appelât. Ils furent
appelés à dix heures du matin.
Ces deux amis, c'étaient deux poètes, l'un fougueux, l'autre
rêveur; celui-ci tout passionné pour la forme extérieure, celui-là
mélancolique et tendre ; l'un préoccupé de la beauté humaine à la
façon de Rubens, l'autre plus porté vers les émotions timides et
cachées. Ils avaient vécu tous les trois longtemps sous le
même toit, dans la même mansarde changée en palais, eux et
Gérard. Vous jugez de leur trouble quand ils se virent réveillés
en sursaut par un soldat ; mais jamais rien ne saurait donner une
idée de leur désespoir, de leur épouvante, quand enfin, après bien
des prières auprès du commissaire de police, ils purent aller tirer
Gérard de son sépulcre. « Gérard ! Gérard ! » et les soldats cher-
chaient dans un recoin delà prison le scélérat qu'ils croyaient avoir
ramassé cette nuit-là. — Le pauvre enfant leur tendait les bras et
il souriait... au soleil !
Depuis ce jour, rien n'a reparu, ni l'âme, ni l'esprit, ni le cœur,
ni pas une de ces charmantes qualités qui le faisaient tant aimer,
— il ne sait plus ni son nom, ni le nom de ses amis, ni le nom
adoré que tout homme porte là, bien caché dans l'âme, — le sou-
rire seul est resté (1).
(!) Gérard revint à la raison, mais, hélas! pour revenir bientôt à la
folie. — Il écrivit un jour son dernier rêve, Syliia ! un chef-d'œuvre
GERARD DE NERVAL 307
Ah ! certes, la vie littéraire est dure, cruelle, difficile à porter
jusqu'au bout de la journée; mais il faut avoir vu ces misères pour
savoir quel est le serpent venimeux caché sous ces belles fleurs.
Pauvre public, on ne vous dit pas tout ce qui se passe dans les
entrailles de la poésie ! vous n'en avez ni les angoisses, ni les dou-
leurs, ni les misères cachées, ni les tristes coups de foudre ; vous
n'en avez que les beaux et splendides produits. Quand l'un tombe,
les autres se serrent pour qu'on ne le voie pas tomber; celui qui
crie et se plaint, on étouffe ses cris par de plus grandes clameurs ;
celui qui meurt à la peine, on l'enterre souvent sans éloge ; celui
qui devient fou, on l'emporte en silence, et c'est un crime de le
dire. Et pourquoi, cependant, pourquoi tous ces mystères? pour-
quoi ne sauriez-vous pas, de temps à autre, ô Athéniens, ce qu'il
en coûte pour obtenir votre suffrage? Hélas! si vous saviez toutes
les histoires lamentables, si vous pouviez voir de près les luttes
de celui qui commence, les insultes et les mensonges qui atten-
dent celui qui arrive, le désespoir et l'isolement de celui qui finit !
« Pauvres gens ! » diriez-vous, et vous les prendriez tous en pitié.
Nous cependant qui tenons la plume et qui fournissons nuit et
jour à cette affreuse dépense de l'esprit de chaque jour; nous qui
suivons en haletant tout ce qui est l'ordre et la révolte, la liberté
ou l'esclavage, l'oisiveté ou le travail de ce siècle; nous, les con-
teurs frivoles, les amuseurs sérieux, les romanciers, les critiques,
les poètes, que faisons-nous en présence de tant de malheurs inexo-
rables? Quelles leçons en avons-nous retirées? Que nous a rapporté
la mort de celui-là, tué en duel, à vingt ans, sans avoir embrassé
sa mère ; la mort de celui-là que la fièvre a emporté comme il
venait d'annoncer la révolution de Juillet en criant : « Malheu-
reuse France, malheureux roi ! » la mort de celui-là tué par les
balles des Suisses logés aux Tuileries; la mort de celui-là tué
d'une balle dans le bois de Vincennes, — orateur qui avait à
d'étrangeté et de graec douloureuse ! On le retrouva d;ins une nw
sombre, un matin. — 11 s'était tué. IVote de l'éditeur.
308 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
peine dit son premier mot? — que nous a rapporté la douce folie de
ce poëte, resté un poëte; — et le délire de ce romancier surpris au
plus fort de ses inventions; — et la folie de ce critique éperdu qui
se figure que le monde est tombé sur lui pour l'écraser; — et la
fuite des uns, — et la ruine des autres ; — et les misères de ceux-
là si riches hier, qui hier encore écrasaient de leur luxe les plus
magnifiques, aujourd'hui sans habit et sans pain ! — et les longues
captivités de tant d'autres; — et ces deux-là qui se sont tués de
leurs mains en cadençant leur dernière stance ; — et le malaise de
tous? — que nous rapportera enfin le malheur inexpliqué, inexpli-
cable du meilleur, du plus aimable, du plus innocent d'entre nous?
— Dieu le sait ! mais il serait bien temps de ne pas nous briser
ainsi les uns les autres, il serait bien temps de nous porter à tous
et à chacun compassion et respect ; il serait bien temps de des-
cendre dans nos consciences, dans nos vanités, dans notre doute,
d tus notre isolement, dans notre orgueil, de nous interroger nous-
mêmes et de savoir enfin d'où vient le mal.
Ceci fait, nous pourrons alors nous occuper, en toute liberté
d'esprit, de nos œuvres, de nos salaires, de notre gloire et de
notre immortalité à venir.
FROMENT MEURICE
( 18ùo)
Un grand artiste de ce temps-ci vient de mourir, et ses
ouvriers en deuil l'ont porté , l'autre semaine , au champ du
FROMENT MEURICE 309
dernier repos. L'homme dont nous parlons , Froment Meurice ,
l'orfèvre excellent , tenait une grande place au premier rang des
artistes de ce temps ; il avait l'âge de M. Victor Hugo, et le poëte,
qui l'aimait, lui écrivait un jour, en l'appelant son frère :
Nous sommes frères : la fleur
Par deux arts peut être faite :
Le poêle est ciseleur,
Le ciseleur est poëte.
Poètes et ciseleurs,
Par nous l'esprit se révèle ;
INous rendons les bons meilleurs,
Tu rends la beauté plus belle.
Sur son bras ou sur son cou,
Tu fais de tes rêveries,
Slatuaire du bijou,
Des palais de pierreries.
Ne dis pas : « Mon art n'est rien... »
Sors de la route tracée,
Ouvrier magicien,
Et mêle à l'or la pensée.
Tous les penseurs, sans chercher
Qui finit ou qui commence,
Sculptent le même rocher :
Ce rocher, c'est Tari immense.
Michel-Ange, grand vieillard,
Kn larges blocs qu'il nous jette,
Le fait jaillir au hasard ;
Benvenulo nous rémieltc.
Et, devant l'art infini,
Dont jamais la loi ne change,
La miette de Ccllini
Vaut le bloc de Michel-Ange.
310 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Tout est grand, sombre ou vermeil :
Tout feu qui brille est une âme.
L'étoile vaut le soleil ;
L'étincelle vaut la flamme.
Ces bagues, ces colliers, ces diamants, ces éraeraudes, ces
chefs-d'œuvre si chers aux jeunes femmes, et même aux femmes
qui ne sont plus jeunes, c'était le génie et c'était l'art de Froment
Meuriee. 11 excellait à donner une valeur inconnue à ces rares et
exquises merveilles, dont on ne demandait plus si elles étaient
d'or, de fer ou d'argent, aussitôt qu'elles sortaient des mains de
l'habile et heureux orfèvre. Il aimait avec ravissement, ces mièvre-
ries, ces recherches, ces élégances, cet art où tout brille, où tout
luit, où se joue en riant le soleil, où la lumière accomplit tous ses
miracles , cette parure éclatante des belles mains , des beaux
visages, des longues chevelures, ce mélange presque divin des
rubis, des émeraudes et des fleurs !
Et pourtant, cet homme ingénieux à composer tant de ravis-
santes bagatelles, i] a disposé dans les métaux les plus précieux
de très-grandes o?uvres. <■: Il s'appliquait surtout, disait un juge
admirable, M. le duc de Luynes, dans son rapport sur l'Exposition
de Londres, à trouver des combinaisons heureuses et séduisantes,
sans bizarrerie et sans plagiat. » En même temps, le célèbre juge
de ces combats signale à l'admiration publique l'ostensoir et le
calice composés par Froment Meuriee, et son bouclier, ■ où l'on
voit ce beau Neptune d'argent en ronde bosse conduisant les
chevaux marins ! » M. le duc de Luynes admire aussi, et beau-
coup, l'épée et le surtout composé par Jean Feuchères, « qui avait
modelé l'original jusqu'au dernier degré d'achèvement. » C'est
une chose heureuse à entendre, la sympathie et l'admiration d'un
si bon juge pour ces grâces de la forme et de l'ornement poussées
aussi loin que la forme et l'ornement pouvaient aller, sans tomber
dans l'excès et dan.- le Bas-Empire. Ah ! les beaux Génies, les jeunes
Amours, Y Abondance, l'Harmonie ! Et Vénus portant l'Amour sur
FROMENT MEURICE 31»
l'épaule, et Bacchus portant le thyrsc et la coupe, et Cérès tenant
la gerbe et la faucille !
Il avait à peine cinquante-trois ans, ce grand maître orfèvre,
tout semblable aux anciens Florentins au moment où tout se
réveille dans ce monde affreux du moyen âge, et déjà Ton ne
comptait plus les belles choses de ses diverses expositions. Quoi
de plus riche et de plus beau cependant, et qui éclatait davantage,
il y a trois ans , sous les voûtes du Palais de Cristal , que cette
table ta quatre pieds d'argent, niellée de fleurs de lis , encadrée
dans cette admirable bordure en acier gravé? Sur cette table (il
n'y avait pas sa pareille dans les trésors des ducs de Toscane),
Froment Meurice avait posé la toilette de Son Altesse royale ma-
dame la duchesse de Parme. Le miroir était garni d'argent et
flanqué d'un bouquet de lis chargé de bougies ; les coffrets étaient de
forme gothique et ornés de figures émaillées et polies ; « l'aiguière
et le plateau complétaient cet ensemble, » ajoute M. le duc de
Luynes. Ainsi le digne élève de Wagner finit par égaler son
maître. Il est mort aussi, Wagner, et presque aussi malheureuse-
ment que son élève Froment Meurice. Wagner, quand il se vit
assez riche et assez célèbre pour ne plus rien désirer du côté de
la renommée et de la fortune, achète un château dans un bel
endroit qui lui plaît ; la maison était vieille , il la fait réparer.
A peine achevée, il s'en va pour visiter sa terre, et, dans le parc
même, le premier jour où il sortait un fusil à la main, son fusil
part et le tue !
Ainsi, il y a huit jours, Froment Meurice, à la veille de la
grande Exposition, au moment le plus heureux de sa vie el de sa
fortune, entouré d'honneurs et d'enfants grands et petits, adoré
d'un monde d'ouvriers dont il était le père et le camarade à la
fois, bon, intelligent, dévoué, heureux de vivre, et si content dans
cette vio à part, où se mêlent et se confondent les joies de l'ou-
vrier, les joies de l'artiste el les bonheurs du commerçant... ii
fait une imprudence, i! rentre chez lui, el le voilà mort! A peiw
ûl'2 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
s'il a le temps de dire adieu à sa femme, à ses enfants, à ses
amis, à son père, à sa mère, à son frère, à son gendre au déses-
poir.
Si Ton voulait faire ici la liste des artistes qui ont été les
amis et les collaborateurs de Froment Meurice, il faudrait nommer
tous les artistes contemporains : Pradier, Feuchères, Cavelier,
Paul Delaroche, Visconti, Sollier et Mayer (de Sèvres), Klagmann,
David (d'Angers), Rouillard, Geoffroy de Chaume, Auguste Préault,
Jacquemart, Pascal, Rambert, et tant d'autres : chacun venait à
lui, il allait à tous ! Il était l'intelligence et l'activité en personne,
et si juste, et si vrai, et si droit !
Ouvrez le livre de ses pratiques, et vous y trouverez les plus
grands noms de l'Europe. Son œuvre est partout : au Vatican, sur
la table du pape , l'encrier d'or est de Froment Meurice ; de
Froment Meurice aussi est l'ostensoir de la chapelle de notre saint-
père. Le bouclier de Froment Meurice appartient à l'empereur de
Russie; son ostensoir byzantin a été donné par la reine Marie-
Amélie à la cathédrale de Cologne; la reine Victoria possède de ce
grand ouvrier une aiguière, et le prince Albert un couteau de
(liasse; à Parme, il a laissé sa toilette; au comte de Paris, un
coffret en fer ciselé ; il a fait la parure de mariage de madame la
duchesse de Montpensier. Pour M. de Rothschild, Froment Meurice
a ciselé des candélabres dignes d'éclairer le château de Choisy ;
pour M. le duc de Luynes, il a dressé un admirable service de
table, avec ce petit adage latin : « Sans Bacchus et sans Cérès,
adieu Vénus! » Car un rien l'inspirait; il était toujours à la
recherche de toute chose, et de toute chose il faisait son profit. Un
jour qu'un de ses plus riches bracelets avait accroché la dentelle
d'une dame et l'avait même blessée au bras : « 0 malheureux !
lui dit-on, vous voilà aussi maladroit que cet orfèvre dont il est
parlé dans l'Iliade. — Et que dit-elle, votre Iliade? reprit Fro-
ment Meurice en riant à demi. — Elle dit qu'il ne faut pas qu'un
bracelet ressemble à un cent d'épingles ; écoutez plutôt l'ironie de
FROMENT MEURICE 313
Minerve à Jupiter, quand Vénus vient se plaindre d'avoir été
blessée par Diomède : « 0 Jupiter! rassure-toi, ce n'est rien,
» cette blessure de Vénus. Sans doute, comme elle amenait à Troie
» une belle Grecque richement vêtue , elle aura heurté sa main
» contre une agrafe d'or, et se sera fait cette blessure. » — Ah !
maladroit que je suis ! » s'écria Froment Meurice. — Six mois après,
il avait fabriqué ce merveilleux bracelet de l'Exposition de 1844,
dans le style de la renaissance, en or, émaillé de bleu. « Cette
fois, disait-il, voilà un bracelet auquel on ne se piquera pas. —
Oui, lui répondit-on, mais il ressemble au bracelet d'Hermione.
— Et qu'entendez-vous, reprit Meurice, par le bracelet d'Her-
mione? » Alors on se mit à lui réciter lentement ces vers de
Stall : « Le Dieu des agréments et l'aimable fils de Vénus ne mirent
point la main à cet ouvrage. Le deuil, la rage et le désespoir le
forgèrent de leurs tristes mains ! » 11 fut un instant sérieux,
puis il se mit à rire. « Il est vrai , reprit-il, que ce n'est pas le
dieu des agréments qui a fait ce bracelet : c'est moi qui l'ai fait;
mais il me vaudra la médaille d'or ! »
Cher Froment Meurice, il riait si volontiers, il entendait si bien
la plaisanterie, avec tant de bonne grâce ! il aimait tant les beaux
poëmes, les belles-lettres et les poètes! il était si complètement
un des nôtres, avec tant de bonne humeur , de gaieté, d'intime
contentement ! Il était si heureux ! le voilà mort ! Mais il ne meurt
pas tout entier, il laisse ici-bas, pour le représenter dignement,
ses dernières et ses plus belles œuvres de la prochaine Exposition,
et son fils aîné, un jeune artiste de vingt ans, qui devient le chef
d'une famille d'ouvriers tout disposés à lui obéir comme ils obéis-
saient à son père. Jeune homme entouré de sympathie et de ten-
dresses, ton grand-père l'orfèvre, ta mère si vaillante et ton oncle
poëte veilleront sur tes nouvelles destinées, et, pour peu que tu
sois digne de ton nom , tu marcheras d'un pas sûr dans la route
de Froment Meurice et de Wagner !
314 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
L E
CHANSONNIER ET VAUDEVILLISTE
XICOLAS BEAZIER
Ami fervent et admirateur sévère, comme nous le sommes,
de ces honnêtes gens d'esprit sans prétentions, qui se con-
damnent toute leur vie à amuser incognito la foule bour-
geoise, foule ingrate qui sait leurs noms à peine et qui, au
lieu de gloire, leur accorde son plus franc sourire, ne laissons pas
mourir, sans le suivre de nos regrets, cet homme excellent et
d'un charmant esprit, mort l'autre jour, à cinquante ans et dans
toute la vivacité de cette inaltérable bonne humeur qui ne l'a pas
quitté jusqu'à la fin. Cet homme, c'est M. Brazier, écrivain popu-
laire à son insu, dont les moindres saillies ont eu de l'écho à
toutes les tables des buveurs, dans l'échoppe du philosophe, dans
la bouti jiie du marchand, dans la mansarde de la grisette, dans
tous les petits recoins de la grande ville, où la vie est facile,
abandonnée, légère, souriante, sans souci de la veille, sans inquié-
tude du lendemain ! Il y a comme cela, dans cette grande ville,
plusieurs génies à part qui se font petits avec les petits, humbles
avec les humbles, et qui s'en vont cheminant sans façon avec les
passions vulgaires, les amours innocentes, les causeries joyeuses,
le courage du bivac, la naïveté de la rue, l'esprit du carrefour.
Ces braves gens, plus heureux que tant d'autres qu'on envie,
abandonnent tout de suite le grand chemin de la littérature pour
les sentiers de traverse, et, une fois dans ces petits chemins sans
N. BRAZIER 315
épines, ils font de l'esprit au jour le jour, à toute heure, quand
vient l'esprit ; et, quand l'esprit ne vient pas, ils se reposent, ces
gens heureux, et ils attendent, à l'ombre d'un bouchon, que l'esprit
passe ou bien l'amour, et ils attrapent, sans trop de peine, ce
gentil esprit si rare, bien que les sots fassent courir le bruit que
cet esprit-là court les rues. Et voilà comment se passe leur vie, à
ces heureux poètes qui ne pensent qu'au badinage. Eux aussi, ils
ont, en grande quantité, tous les heureux hasards de la poésie. La
Poésie, cette grande dame si dédaigneuse, sourit à ces heureux
vagabonds de ses domaines. Elle résistait à l'emphase, elle se rend
à la naïveté. Tel arrivait monté sur Pégase, qui était renvoyé
sans avoir été écouté, pendant que notre heureux et charmant
va-nu-pieds était accablé des faveurs de la dame. Ce qui vous
explique comme une chanson à boire a souvent beaucoup plus
servi la renommée d'un homme, que vingt volumes d'odes et
d'élégies.
Ainsi était Brazier. Si jamais homme fut désintéressé de la
gloire, dans le sens magnifique de ce grand mot, c'est celui-là.
Il n'eût pas changé son bonnet de coton, si rempli de douces inspi-
rations, contre une auréole, flamme au dehors, glace au dedans. Il
était né et venu au monde avec plusieurs des qualités qui font le
poëte comique, l'observation, la finesse, le trait, la bonhomie, la
verve sans fard; mais il avait eu peur de la Thalie sérieuse, et il
avait suivi une petite Thalie bâtarde, mais non pas sans agré-
ment et sans coquetterie ; il aimait cette petite fille née sur les
tréteaux de la foire, un jour que Le Sage était pris de vin, et il la
servait dans tous ses caprices, disons-le, dans tous ses désordres,
cette piquante griselte, qui, de temps à autre, et malgré elle, se sen-
tait de sa noble origine. Immense avantage de la comédie, elle est
comme les personnes couronnées, elle embellit nièmescs faiblesses.
Son fruit même illéijilime est encore environné de plus d'hom-
mages que le fils légitime d'un bon bourgeois. De celte Thalie fri-
vole et peu réservée, Brazier a été un des plus heureux prdneurs.
316 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Il l'a fêtée et adorée en homme sûr de son fait. Il eût tremblé
devant la grande comédie, la comédie de genre, et comme Chéru-
bin, il n'osait pas oser; mais, avec cette comédie bâtarde, il était
hardi comme un page, il la traitait comme Chérubin traite Fan-
chette.De cet esprit ingénieux et bon enfant sont sorties plusieurs
petites comédies écrites avec beaucoup de gaieté, de vivacité, de
naturel : les Cuisinières, Partie et Revanche, le Coin de Rue,
les Ecoliers en vacances, le Marchand de la rue Saint-Denis, les
Bonnes d'enfants, le Soldat laboureur, qui nous consolait de Water-
loo, le Ci-devant jeune homme, dont Potier avait fait une comédie
digne du Théâtre-Français; et, dans ces esquisses légères, pas un
mot qui ne fût un mot naturel, pas même un calembour qui ne
fût marqué au bon coin ; pas une méchanceté, mais, au contraire,
la plus aimable malice : les parties mises en cause venaient rire,
non pas de leur voisin, comme on fait à la grande comédie, mais
elles venaient rire d'elles-mêmes et tout au rebours de la grande
comédie, qui, comme on sait, corrige toutes choses; cuisinières,
petits marchands, dames de la halle, "bonnes d'enfants, tout le
monde grouillant de la rue et de l'antichambre, sortait de la co-
médie de Brazier en riant aux éclats et se promettant bien de ne
pas se corriger.
C'étaient là aussi les plus heureux moments de cet homme excel-
lent, qui n'a eu que des moments heureux dans sa vie. Quand il avait
bien fait rire son public, quand il l'avait renvoyé, content et satisfait,
au spectacle de ses misères de chaque jour, Brazier se frottait les
mains, tout rempli d'un innocent orgueil. Il n'avait aucune des
prétentions du théâtre, instruire, corriger, faire l'histoire des mœurs;
il avait la passion d'amuser et de plaire à son petit monde en veste
et en bonnet rond, et il y réussissait à merveille. J'ai déjà dit qu'il
était à coup sûr le meilleur élève de Le Sage et de Piron, quand Le
Sage et Piron improvisaient pour les tréteaux delà foire. Aces deux
maîtres de Brazier, il faut ajouter un troisième, Désaugiers, cette
inépuisable gaieté qui fredonnait encore un dernier couplet sous
N. BRAZIER 3 17
le scalpel de l'opérateur. On était en train de faire à Désaugiers
l'opération de la pierre, dont il est mort, et il chantait en refrain:
Quand serai -je à la fin de ma carrière? Tel est le singulier
courage de ces apôtres du vin, de l'amour et du plaisir. On n'es!
pas plus brave que ces chanteurs, on n'affronte pas d'un visage
plus serein les révolutions, les tempêtes, la pauvreté, l'injure, la
calomnie, la mort. Ils passent en chantant ; ils se pénètrent si fort
de leur joyeuse mission sur cette terre, qu'ils la prennent au
sérieux, pour eux-mêmes. Poètes enivrés toujours, de poésie à
défaut d'amour, de poésie à défaut de vin de Champagne, ils ne
sauraient verser une larme sur leurs propres douleurs, ils rient de
tout et de toutes choses. Ils sont les fous sensés de l'humanité qui
souffre. Que de larmes ils ont essuyées! que de terreurs ils ont
bannies ! que de cœurs ennuyés ils ont rendus à l'espérance!
De pareils hommes sans soucis rendent plus de services véri-
tables à un peuple comme est le nôtre, que dix grands philo-
sophes comme Descartes et Malebranche. Ils sont bien mieux
que le bon sens des nations, ils en sont l'esprit et la gaieté. Et
que de fois ces frêles voix se sont-elles élevées jusqu'à l'in-
dignation pour flétrir, entre la poire et le fromage, entre Chloê
et Madame Grégoire, l'ardeur des tyrans, l'ambition des conqué-
rants, tous les abus ridicules ou sanglants de la force et du
pouvoir! Or, il n'y a que nous autres Français qui produisions de
pareilles poésies, des poésies que tout un peuple chante au cabaret,
dans les rues, à table, au foyer domestique, dans le travail de l'ate-
lier, en tous temps, en tous lieux, mais surtout dans ses plus vifs
moments de joie ou de désespoir.
Sous ce rapport, Brazier était le digue élève de Désaugiers, son
ami et son maître. Les chansons de Déranger lui faisaient peur
comme la grande comédie ; mais il s'abandonnait volontiers à la
rime piquante, jaseuse et court-vêtue du chantre de Cadet Buteux.
Il comprenait à merveille, lui aussi, le dialogue en vaudevilles, el
il saisissait à s'y méprendre tons les bruits auxquels Paris s'endoii
318 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
et se réveille. Tout autant que Désaugiers, Brazier aimait le vin
quand le vin était vieux, et célébrait les femmes quand les femmes
étaient jeunes. Ses chansons sont barbouillées de cette double lie
de l'ivresse et de l'amour, inépuisable vernis qui peut suffire
encore à colorer toutes les chansons jusqu'à la fin du monde. L'un
et l'autre, Brazier et Désaugiers, ils ont appelé à leurs fêtes poé-
tiques, la mort, ce convive obligé de toutes les fêtes; elle arrivait
à ces voix aimées, parée de son mieux et couronnée de la fleur des
buveurs. Que si cette gaieté sans fin vous paraît un difficile pro-
blème, si vous ne croyez pas que la vie se puisse ainsi passer à
chanter du matin au soir, il n'y avait qu'a les entendre chanter
leur propres vers, ces heureux poètes ; la rime arrivait toujours
abondante, le regard étincelait, le sourire animait ces têtes si
calmes; on eût pu voir jusqu'au fond de leurs âmes heureuses, que
ce n'était pas là une gaieté factice, mais, au contraire, que cette
gaieté enivrante et enivrée était l'àme dupoëte,que cette chanson
amoureuse, bachique et libre, commencée à quinze ans, devait
durer jusqu'à la fin, comme le souffle du chanteur.
Bans les derniers temps de sa vie, Brazier avait donné à sa
chanson une petite allure frondeuse qui ne l'avait rendue que plus
piquante. Il s'était attaqué aux parvenus de Juillet, et il les aga-
çait avec cette verve pleine de bonhomie qui ne Ta jamais quitté.
Sa colère ressemblait à la colère d'un joli enfant qu'on taquine
pour qu'il recommence son aimable tapage. 11 était impossible que
cet homme-là pût haïr quelqu'un et quelque chose; mais il avait
vécu et régné avant 1830, il avait aimé tous les hommes qui
régnaient alors, et l'amitié en avait fait un chansonnier de l'opposi-
tion. Mais quelle opposition, calme, décente, joyeuse! Il' avait en
horreur les personnalités et la satire, comme deux mauvais pro-
duits de l'envie; c'était, avant tout, un homme simple, bon, hon-
nête, ignorant sa valeur et ne se souciant guère de savoir ce qu'il
valait. Pauvre homme, il était si heureux de vivre, il aimait
tant l'art dramatique dont il savait tous les secrets! Il était
M. MOET 319
si naturellement l'ami des comédiens , des comédiennes , des
chansonniers, de tous les gens d'esprit qui lui tombaient sous
la main !
Mais il n'est plus, l'aimable poëte. Il est mort tout d'un coup,
sans avoir eu le temps de remplir encore une fois son verre. Il a
emporté avec lui la chanson amoureuse, le couplet bachique, le
vaudeville populaire. Il est allé prendre sa place parmi ces ombres
heureuses que le bon Dieu n'ose pas damner. Nos regrets le sui-
vront dans cette vaste salle des banquets éternels ; son nom restera
inscrit sur toutes les lyres faciles ; il aura sa place à nos côtés au
dessert ; et, quand cette génération sera passée, il restera encore à
table, commel'ombre de Banco, maisun Banco aimé, fêté, applaudi,
souriant et couronné de fleurs.
M. MOET
Quel était cet homme, M. Moët? Il était la joie du monde créé.
Il a produit à lui seul plus de beaux vers, plus de grandes actions,
plus de nobles ouvrages, que tous les artistes et tous les soldats de
ce monde. Horace, le poëte, l'avait annoncé dix-huit cents ans à
l'avance ! Désaugicrs était son fils bien-aimé; Etienne Béquet élail
le seul orateur qui fût digne d'entreprendre cette oraison funèbre ;
Béranger lui-même l'appelait de temps à autre à son aide, comme
un neveu qui a recours à la bourse de son bon oncle. Prenez tous
les noms dont s'occupe l'univers, le nom de M. Garât sur les billets
de banque, le nom de M. de Chateaubriand partout, qu'est-ce que
cela? Ni M. Garât ni M. de Chateaubriand, l'argent et la poésie de ce
320 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
siècle, n'allaient pas, pour la renommée, à la cheville de ce digne
homme. Oh ! comme il était le bienvenu parmi nous ! Rien qu'à
l'entendre venir, que d'heureux propos, que de chansons joyeuses,
que de bons mots, que de délires ! Il vous arrivait brusquement et
avec fracas, mais c'était une aimable brusquerie, un fracas de
bonne compagnie. Il venait, et chacun lui faisait fête, chacun l'ac-
cueillait avec un sourire; à sa vue, les sourires devenaient plus
tendres, les regards plus amoureux, les mains plus abandonnées,
le regard plus fin, la lèvre plus rouge. Deus ! ecce Deus! « Le dieu,
voilà le dieu! » comme dit Virgile. Ainsi, pendant cinquante ans,
cet homme a été la gloire, l'honneur, l'esprit facile, la verve ingé-
nieuse de l'Europe civilisée. Pendant cinquante ans, il a été l'objet
d'un culte idolâtre; sa vie a été une longue suite de fêtes, de chansons,
de folies, d'amours et de plaisirs. Il a été notre consolation et notre
espérance; on l'appelait dans le chagrin, on l'appelait dans la joie,
on le retrouvait toujours. Homme aimé jusqu'au fanatisme! Pour
ha que de gens sont morts ! Combien d'hommes lui ont porté leur
fortune ! Que d'honnêtes filles lui ont sacrifié leur honneur ! Que
de jeunes gens lui ont voué leur jeunesse! Que de vieillards l'ont
invoqué à leur dernier jour! Et voilà cependant l'homme que vous
avez laissé mourir sans un regret, sans une larme, sans un petit
mot de reconnaissance ! Et voilà l'homme dont vous n'avez pas
porté le deuil un seul jour ! Ni les jeunes gens, ni les jeunes filles,
ni les vieillards n'ont mis encore un crêpe rose à l'intention de ce
patriarche vénérable! — Mais lui, le bon vieillard, il savait qu'il
avait affaire aux ingrats; il leur a pardonné tous leurs oublis à
L'avance. Nous, cependant, inscrivons dans ces pages légères, où
toute l'histoire poétique de ce siècle se retrouvera quelque jour,
inscrivons, entre le choc de deux verres amis, le nom populain
M. Moët, le célèbre marchand de vin d'Aï.
ARY SCHEFFER 3*21
A E Y SCHEFFER
La France vient de faire une perte irréparable (juin 1858) : elle a
perdu un grand artiste, et, disons mieux, elle perd un caractère, un
exemple, un HOMME enfin, et, dans le temps où nous sommes, c'est
beaucoup perdre. Ary Scheffer, au milieu de toutes ces décadences
et de cet abaissement, était resté un conseil pour beaucoup, un
exemple pour quelques-uns. Son bon sens, son esprit, sa fidélité
à toute épreuve, sa générosité sans bornes, et la ferme espérance
de retrouver un jour les libertés qui nous seront, rendues, l'en-
touraient, ce n'est pas trop dire, d'une espèce d'auréole. 11 avait
beaucoup d'autorité dans son langage et les plus haut placés dans
le monde de la politique et des beaux-arts l' écoutaient avec les
plus sympathiques déférences. Et ce qui ajoutait à cette autorité
suprême une grâce de plus, c'était la simplicité de l'homme, sa
vie à part, son labeur de tous les jours, son profond mépris pour
toutes ces vanités misérables qui arrêtent tant de grands artistes
dans leur carrière. Il n'était pas de l'Académie, elle tenait aux
honneurs qu'il n'avait jamais rêvés. Après les fatales journées du
mois de juin 1848, où il avait déployé tant de courage et d'hu-
manité, brave au feu comme un vieux capitaine, et, plus tard,
ramassant les vaincus, pansant les blessés, charitable à tous, le
général Cavaignac envoyait au commandant Ary Scheffer la croix
de commandeur delà Légion d'honneur. Ary Scheffer demanda au
général la permission de ne pas accepter un honneur qui lui eût
rappelé trop souvent la misère de nos guerres civiles. Le général
Cavaignac était digue d'écouter cette excuse, et il fil enregistrer
le refus d'An Schetlèr dans le Moniteur universel.
Ary Scheffer est le fils d'un peintre hollandais, plein d'amour
3^2 PORTRAITS ET CARACTÈRES CONTEMPORAINS
pour son art; mais l'art était ingrat, et n'obéissait pas aux volontés
de ce brave homme. Il mourut en 1810, laissant trois enfants et
leur mère, avec la fortune d'un peintre sans nom. Heureusement
que la mère était courageuse et forte, et toute semblable à la
mère des Gracques. C'était une femme austère, une volonté iné-
branlable. Ary Scheffer, quand sa mère mourut au mois de jan-
vier 1839, comme il voulait immortaliser cette mémoire honorée,
fît de sa mère une statue en marbre et de grandeur naturelle. La
vieille dame était couchée en ses habits de deuil, ses deux mains
étaient jointes sur sa poitrine, son visage était rempli de pensées
tendres et fortes.
Elle n'était pas morte, elle était endormie. Il n'y a rien de plus
calme et de plus grave que ce marbre ; on dirait que le souffle de
Michel-Ange circule a travers ces veines transparentes. Quel grand
sculpteur eût été Ary Scheffer! Et, quand son marbre fut achevé,
il le déposa pieusement dans un coin de son atelier, sur un lit
tendu de vert, qui est la couleur de l'espérance. Un épais rideau
cachait la grave statue à tous les yeux profanes; Ary Scheffer ne
la montrait qu'à ses amis les plus intimes; mais, tous les jours,
quand il était seul, il s'agenouillait devant sa mère, et baisait ses
belles mains.
Cette image de sa mère, il Ta reproduite aussi dans un tableau
célèbre, le portrait de sainte Monique, au moment où la mère
d'Augustin, tenant la main de son fils, contemple avec lui le ciel
toute remplie des inspirations divines. Que cette mère est belle et
touchante ! et que d'inspiration dans son regard ! Sa Majesté la
reine des Français, la première fois qu'elle vit dans l'atelier d'Ary
Scheffer cette sainte Monique : « Ah ! lui dit-elle, je vous
remercie, Ary; ce tableau, je l'emporte, il est à moi, il ne me
quittera plus... » En effet, ce tableau de sainte Monique, il est
encore, au chevet de la reine des Français, une des consolations
de son exil.
Cependant, les trois frères, dans cette grande ville de Paris,
ARY SCHEFFER 333
serrés autour de leur mère, et doucement abrités à ces douces et
sérieuses tendresses, travaillèrent avec ardeur, cherchant la voie,
et sûrs de la trouver à force de zèle et de talent. Ary était l'aîné,
il donnait l'exemple; il envoya au salon de 1812 un tableau clas-
sique, Abel et Thirza priant sur le seuil de leur cabane. Ce n'était
pas un peintre encore, c'était déjà un penseur ; il était moins
préoccupé de la forme que de l'idée. Il regardait déjà la peinture
comme un enseignement, et il souriait, en songeant à tant de bons
peintres hollandais naïfs, passionnés de la forme et delà couleur,
qui se sont contentés de peindre une femme, une auberge, une
cabane, une kermesse, un chat qui guette une souris, une ser-
vante, un balai, un chaudron. Jamais peintre hollandais ne fui
moins Hollandais que ce jeune homme. Il lisait Plutarquc avant
de peindre, et, dans cette lecture héroïque, il puisait l'enthou-
siasme et l'admiration pour les grands hommes et pour les grandes
actions de l'humanité. Ainsi, toutes ses toiles étaient des chapitres
d'histoire. Ici, Socrate défendait Alcibiade; là, saint Louis suc-
combait sous les atteintes de la peste. Plus loin, les Bourgeois de
Calais se livrent à la colère d'Edouard 111; Gaston de Foix est
pleuré par Boyard et Lautrec, sur le champ de bataille de Ra-
vennes. Ainsi, par le choix même du sujet de ses tableaux, ce
jeune homme forçait l'estime et l'attention du public. Le public
le proclamait une intelligence, un sérieux artiste, bien avant qu'il
eût atteint au premier rang des grands artistes. La popularité lui
venait avant qu'il eût touché à la gloire. Déjà, cependant, on
admirait beaucoup la belle salle du conseil d'État, où Charlemagne
présente les Capitulaires à rassemblée des Franks. Les Femmes
souliotes, les Derniers Défenseurs de Missolonghi et la Bataille de
Tolbiac représentent la première partie et la première manière du
talent d'Ary Schefle-r. N'eût-il laissé que cela, il laisserait encore
le souvenir d'un grand esprit et d'un noble cœur.
Ajoutons qu'il avait déjà obtenu tous les respects qui sont dus
aux âmes croyantes. A vingl ans, pas un»' douleur ne lui êtail
324 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
étrangère, et nous lui avons vu prendre sa part de tous les sup-
plices, de toutes les ruines, de tous les exils de son temps. La
mort des quatre sergents de la Rochelle est restée une date funèbre
dans l'âme et dans l'esprit d'Ary Scheffer. Il porta publiquement
le deuil du général Berton ; il appartenait vaillamment à la jeunesse
héroïque des jours de la Restauration; il faisait cortège à Manuel
arraché à la tribune nationale ; il était assis à côté de Béranger
défendu par H. Dupin.
Il était surtout où il fallait être alors, quand on était un homme
de cœur, et lorsque, enfin, la révolution de 1830 eut mis tous les
jeunes gens à leur place, Ary Scheffer adopta un des premiers le
roi sorti des barricades.
Ainsi la maison de M. le duc d'Orléans lui fut ouverte, comme
elle était ouverte à M. Casimir Delavigne, et l'un et l'autre, ils
virent grandir ces nobles enfants, qui donnaient tant d'espérances,
fière jeunesse entourée des soins les plus tendres et des leçons les
plus sérieuses. Les uns et les autres, ils aimaient Ary Scheffer
comme un frère aîné, plein de conseils, d'indulgence et de bons
exemples. Ils 1" entouraient de leurs joies enfantines et de leurs
questions empressées. Surtout un de ces enfants, merveilleuse-
ment douée de l'inspiration qui fait les grands artistes, une
ièle pur Dieu touchée, entendant Ary Scheffer qui parlait si bien
de Titien, de Raphaël, de Michel-Ange, et qui savait si bien
démontrer les beautés enfouies dans nos Musées, ici la peinture,
et plus bas la statuaire, elle se prit, cette enfant, d'une véritable
passion pour les chefs-d'œuvre, et elle voulut que Scheffer lui
apprît à tenir un crayon, et, plus tard, à se servir de la brosse du
peintre et de l'ébauchoir du sculpteur. Cette enfant, qui n'avait pas
s<>n égale, n'était rien de moins que la princesse Marie d'Orléans,
l'auteur de la Jeanne d'Arc, un des plus précieux ornements du
Musée de Versailles, la seule Jeanne d'Arc, héroïne et femme à la
fois, que la France ait acceptée et reconnue. Ah! quand elle
mourut si jeune, entourée au degré suprême d'admiration et de
ARY SCHEFFER 325
respects, cette tille des rois, ce sculpteur de génie, et cette sœur
de tous les artistes, Ary Scheffer éprouva une des plus vives
douleurs de sa vie; il comprit que désormais il ne serait jamais
consolé.
Ce fut à cette époque de 1830, et dans ces luttes mémorables où
la peinture moderne éclate à la façon du soleil qui déchire le nuage,
que Ary Scheffer montra enfin qu'il était un grand peintre en
même temps qu'un grand penseur. En devenant un homme, il
s'était nourri virilement ; il avait interrogé la Bible, il avait étudié
Dante, et Gœthe, et Byron. Il savait l'Évangile par cœur, et, de
tous ces miracles, il a tiré les chefs-d'œuvre que voici : la Frun-
cesca de Rimini; la Médora, de Byron ; le Faust, la Marguerite,
la Mignon, le Roi de Thulé, de Gœthe. Il prit à Schiller Eberhard
le Larmoyeur. A ces révélations, la foule attentive et charmée arri-
vait, contemplant cet art nouveau, cherchant l'idée à travers la
forme, et contente de cet aimable contentement que donne une
chose inspirée et bien faite. La Marguerite au sortir de V église
fut l'amour de Paris pendant toute une année :
Tout Paris pour la voir eut les yeux de Chimènc.
Les deux Mignon devinrent l'ornement le plus pieux de la galerie
naissante de M. le duc d'Orléans, et, quand le jeune prince écrivit
t-on testament précoce, comme s'il eût pressenti que la mort était
proche et qu'il n'avait pas le temps d'attendre, il laissa à M. le
comte Mole, qui avait fait son mariage, ces deux tableaux de son
ami Ary Scheffer.
La révolution de 1848 trouva Ary Scheffer plein de tristesse,
mais plein de confiance. Il regrettait, il pleurait cette famille
royale emportée dans la tempête; mais il aimait la liberté sous
toutes ses faces, et il disait qu'elle ne peut pas mourir. Plus que
jamais il rentra dans son atelier, appelant le travail à son aide, et
il vécut renfermé dans cette maison de la rue Chaptal, où il ramas-
sait pieusement toutes les épaves de la révolution de 1848. C'est
3-26 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
là que nous avons revu la Françoise de Rimini, ce sourire mêlé
de sanglots, ces deux amours qui voltigent sur l'abîme. Nous
avons vu les fragments de l'atelier de la princesse Marie : ébauches,
bas-reliefs, statuettes, et les deux anges qu'elle avait composés
pour le tombeau de son frère, descendu dans la tombe avant elle.
Ary Scheffer, dans cette dernière période de sa vie et de son talent,
a composé le Christ au milieu des enfants, le Christ sur la
montagne des Oliviers, le Christ et les Saintes Femmes, le Christ
libérateur au milieu de ces chaînes brisées, de ces esclaves qui
prient, et de ces mères au désespoir. En ce moment, la croyance
avait remplacé toutes les illusions du grand artiste, et, de tous
les poëmes qu'il avait aimés, il ne croyait plus qu'à l'Évangile, le
poëme éternel.
Il avait une autre occupation qui lui était chère ; il se plaisait
à faire le portrait des gens qu'il aimait et qu'il honorait le plus.
Les enfants qui jouaient autour de lui, les vieillards honnêtes
gens, les braves jeunes femmes qu'il aimait à voir, et dont le
sourire lui plaisait, les poètes généreux, les écrivains qui savaient
écrire et se respecter eux-mêmes dans leurs écrits, étaient les
seuls modèles acceptés et choisis par Ary Scheffer. Un homme
d'argent, enrichi de la veille, lui offrait naguère une somme
énorme pour qu'il fît son portrait. « Je n'ai pas le temps, » répondit
le peintre; et le modèle éconduit en est encore à s'expliquer d'où
lui vint ce refus. En revanche, Scheffer a fait un admirable por-
trait de Déranger, de Dupont (de l'Eure), du prince de Joinville,
d'Henri Martin l'historien, du jeune Ratisbonne, un poëte. un
très-beau portrait du général Cavaignac, qui lui avait pardonné le
refus de la croix de commandeur. Il aimait la musique, il aimait
tous les arts, et l'on voyait encore dans son atelier la tête de
Liszt, et l'image intelligente de madame Viardot, son amie. Il
l'aimait d'une tendresse paternelle, et bien souvent elle calmait,
en chantant, cet esprit laborieux, ce cœur agité, cette âme
inquiète. Il laisse aussi un très-beau portrait de M. Villemain,
ÀRY SCHEFFER 327
récemment gravé par M. Gérard, et cette image est si fine et si
vraie, avec tant de malice au regard, et d'intelligence au sourire,
que M. Villemain en se contemplant lui même : « Ah ! disait-il, je
suis bien laid ; mais si j'avais été seulement comme Ary m'a vu et
m'a fait! »
Au commencement de ce printemps, il fut appelé à Claremont
chez la reine des Français, parce que la reine voulait le voir, et
parce que M. le duc d'Aumale lui voulait commander le portrait de
la reine. Il était déjà bien souffrant du mal qui devait l'emporter;
mais, en retrouvant cette famille qu'il avait tant aimée, on eût
dit qu'il se sentait revivre. Il se mit à l'œuvre à l'instant même,
et ce portrait d'une reine, entourée des respects unanimes et de
l'admiration universelle , est peut-être le chef-d'œuvre d'Ary
Scheffer. Sa Majesté est assise dans un grand fauteuil, elle porte
encore le deuil des reines, son deuil éternel. Son front est couvert
d'un bandeau noir ; de chaque côté de cette tête austère et rési-
gnée, s'échappent en bandeaux épais ses cheveux blonds et fins
comme la soie. On voudrait peindre le recueillement, l'espérance,
la foi, la charité, le pardon des injures, et toutes les clémences
réunies, on ne leur donnerait pas une autre attitude. D'une man-
chette en toile unie et toute simple, sortent les deux belles mains
de la reine ; elle tient un livre d'Heures sur ses genoux. Elle pense,
elle espère, elle attend. L'image est vivante, on regarde, on s'in-
cline. Il n'y a pas dans toute l'Europe un homme assez mal élevé,
pour ne pas se découvrir à l'aspect de ce portrait. Quand son
œuvre fut achevée, Ary SchetTcr revint en France, en promettant
à madame la duchesse de Nemours de lui faire lui-même une
copie du portrait de la reine. Hélas ! dans l'intervalle, madame la
duchesse de Nemours est morte, et le peintre est mort aussi.
Il revint de Londres très-content de son voyage, et cependant,
plein de lassitude. Évidemment, cet homme qui ne s'est jamais
reposé, avait besoin de repos, et madame Marjolin, sa digne fille,
sa fille unique, qui était aussi son camarade et son compagnon,
328 PORTRAIT? ET CARACTERES CONTEMPORAINS
car, elle et Lui, ils étaient inséparables, avait loué, pour cet été, une
humble maison dans le village d'Argenteuil. Là, on espérait que le
repos, l'ombrage, les douces causeries, la solitude et le silence, et
les gaietés de son fils adoptif, un fils orphelin de son frère Arnold,
un des bons écrivains du National, rendraient quelques forces à ce
brave et digne artiste. Il fut obéissant; il se laissa conduire. Il
savait que sa maladie était mortelle : mais il ne voulait pas en
affliger sa fille, son gendre, son frère et ses amis. Ainsi il vivait,
quand, tout d'un coup, retentit cette grande nouvelle : madame la
duchesse d'Orléans est morte! A cette nouvelle affreuse, pour lui
surtout, rien ne put le retenir; il partit, il apportait à cette famille
au désespoir des consolations que, lui-même, il n'avait pas, et,
quand il eut bien pleuré là-bas, il revint dans la petite maison
d'Argenteuil. Là, il est mort tout d'un coup, sans se plaindre, en
bénissant sa fille, qu'il appelait. Il expira à onze heures du soir, le
16 juin 1858, plein de vie encore et de force ; on voyait que cette
belle intelligence avait peine à quitter ce monde, où la retenaient
encore tant d'amitiés et de tendresses. Peu de gens étaient autour
de son lit de mort, mais que de larmes, que de plaintes, que de
sanglots ! quelle pitié profonde , et quels regrets pour tant de
qualités de l'esprit, pour tant de vertus du cœur !
Le bruit de sa mort, le bruit de ce cœur brisé se répandit dans
la ville, et, depuis la mort de Béranger, nous n'avons pas été
témoin d'une pareille impression. Ary Scheffer est mort ! à cette
nouvelle, on s'arrêtait et on pleurait. En même temps, chacun
voulait savoir l'heure et le jour des honneurs funèbres, chacun se
promettait de s'y rendre et d'accompagner au tombeau ce modèle
accompli de constance dans ses opinions, de loyauté dans sa con-
duite, de fidélité dans ses amitiés, de courage et de zèle en tous
ses labeurs.
Lui, cependant, il avait prévu ce concours, cette foub\ ces
funérailles splendides; et, comme il voulait que sa mort fut aussi
modeste qu'avait été sa vie, il avait défendu toute espèce d'appa-
ARY SCHEFFER 329
reil, d'avertissement, d'invitation. C'est ainsi que, de la petite mai-
son d'Argenteuil, et de très-bonne heure, nous l'avons conduit au
cimetière voisin, au cimetière Montmartre, au tombeau de sa
mère, où il repose à côté de Manin, son plus célèbre ami, et de
mademoiselle Emilie Manin, morte quelques jours avant son père.
En effet, Ary Scheffer avait offert à ces deux exilés, le père et la
lille, l'hospitalité de son propre tombeau en attendant que l'Italie eût
rendu à ce père de la patrie italienne, les honneurs qui lui sont dus.
Non loin d'Ary Scheffer repose aussi son ami, Augustin Thierry;
Augustin Thierry, Ary Scheffer, des hommes de la môme école, et
des amis de la même trempe. Il serait facile d'écrire, abondamment,
le parallèle de celui-ci avec celui-là; mais à quoi bon ces jeux fri-
voles sur un tombeau?
La célèbre tragédienne Adélaïde Ristori avait été la dernière
adoption d'Ary Scheffer. Il avait poussé la bonté jusqu'à dessiner
pour elle tous ses costumes. Il l'aimait en souvenir de l'Italie, et
il aimait l'Italie à ce point, qu'il avait blâmé publiquement ma-
dame George Sand, pour en avoir parlé sans pitié et sans respect,
dans un assez mauvais roman. A l'Italie il avait emprunté sa
Béatrice, un de ses derniers tableaux, et, quand il eut vu madame
Ristori dans son rôle de Myrrha, il résolut de faire encore cette
image vivante de la commune patrie. Ainsi il entreprit ce portrait,
de sa main ferme encore. Le portrait reste inachevé, mais la tôle
existe, splendide et superbe, et, désormais, madame Ristori ne
peut pas mourir.
La dernière œuvre d'Ary Scheffer et sa dernière pensée, on les
retrouvera dans une toile infinie, et tout empreinte de ce sérieux
génie, une toile où le grand peintre s'est proposé de représenter
les douleurs de la terre. Il est là tout entier, il est là dans sa vie
et dans sa mort ; il est là dans ses larmes, dans ses joies et dans
ses douleurs. Son œuvre entière est renfermée dans ce cadre éner-
gique, où la poésie et la réalité se mêlent et se confondent, empor-
tées d'une même ardeur dans l'infini. Certes, jn voudrais dire un
330 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
grand écrivain, pour vous décrire ici ce magnifique tableau : en
voici cependant le sujet :
Sur la terre où tout souffre, où tout meurt, les héros, les mar-
tyrs, les amours brisés, dans la morne attitude de répouvante et
de la douleur, ils sont là tous, les hommes et les femmes qui ont
souffert pour les grandes causes de la religion, de la liberté, de la
patrie. Us meurent, ils sont morts. Le bûcher, la prison, la roue,
le gibet et l'exil ont accompli leur tâche horrible. A la fin, les
voilà silencieux, et, peu à peu, les voilà qui montent, qui montent
là-haut vers le ciel, où Dieu les appelle, et plus ils se rapprochent
des clartés divines, plus ils s'éloignent des larmes d'ici-bas, plus
leur âme consolée et leur visage rasséréné respirent une con-
fiance, une espérance, une foi sans limites. Vainqueurs du meurtre
et vainqueurs de l'esclavage, ils s'envolent dans cet espace éclairé
de tous les rayons qui descendent de la tête de Jésus-Christ.
Élégie et cantique, hymne et prière; ici, tout ce qui tremble, et.
là-haut, tous les chants de la victoire éternelle; le voilà ce tableau,
sa prière, et voilà votre dernière lutte ici-bas, et ta dernier**
victoire, Ary Scheffer 1
M A DAME DESBORDES- V A L M 0 B E
Madame Desbordes-Valmore était un vrai poète, une âme hon-
nête et clémente, un noble cœur! Elle a vécu longtemps, dans
Paris même, écoutant rêveuse tous les bruits poétiques, et puis,
sentant sa fin prochaine, elle a voulu mourir dans sa ville natale.
MADAME DESBORDES-VALMORE ;i;;i
à Douai, où elle vint au monde en 1787. Elle-même, elle écrivait
à son vrai protecteur, à celui qui l'a toujours annoncée et pro-
clamée, à M. Sainte-Beuve, les commencements de sa vie, aux
bords de la Scarpe, un de ses doux souvenirs :
« Mon père avait pour moi une grande tendresse, j'étais son
seul enfant blond ; or, ma mère était blonde, et belle comme une
Vierge; on espérait que je lui ressemblerais tout à fait... Je lui
ressemble un peu... Et, si l'on m'a aimée, ce n'était pas pour ma
grande beauté.
» Mon père était peintre en armoiries; il peignait des équi-
pages et des ornements d'église. Il habitait une maison voisine
du cimetière de l'humble paroisse de Notre-Dame à Douai. Elle
était si grande à mes yeux de sept ans! Plus tard, je l'ai revue,
et c'est une des plus pauvres maisons de la ville ; elle est pourtant
ce que j'admire encore le plus au inonde en ce beau temps pleuré.
Là, nous habitions dans la paix et dans le bonheur que je n'ai pas
retrouvés depuis. — Un jour vint où mon père n'eut plus à peindre
d'équipages et d'armoiries ; alors vint la misère, et je venais
d'avoir quatre ans !
» Les grands-oncles démon père, exilés en Hollande à la révo-
cation de l'édit de Nantes, offrirent à ma famille leur immense
succession si l'on nous voulait rendre à la religion protestante. Ces
deux oncles étaient centenaires; ils vivaient dans le célibat à
Amsterdam, où ils avaient fondé une librairie, et je possède encore
des livres publiés par eux.
» On (it donc une assemblée à la maison; ma mère pleura
beaucoup; mon père était indécis et nous embrassait. A la lin,
la succession fut refusée; on eut peur de vendre notre âme.
et nous restâmes dans une misère qui grandissait chaque jour...
jusqu'au déchirement intérieur. Voilà d'où me sont venues mes
premières tristesses, c'est ainsi que mon caractère a commencé! «
Quel touchant récit! qu'il est loin de la biographie emphatique
ns^ise sur un piédestal, et comme on ysenl la vérité1 Puis, comme
332 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
la ruine allait grandissant toujours, il avint que cette mère au
désespoir se souvint d'une cousine d'Amérique! La cousine était
riche ; elle- écrivait de bonnes paroles, elle recevra sa parente à
bras ouverts... « De ses quatre enfants à qui ce voyage faisait
peur, ma mère n'emmena que moi ! r Ainsi les voilà parties, et
ne demandez pas si le voyage fut long et difficile. A la fin, terre!
et terre ! Elle sont au port... la fortune est là... Il n'y avait que
ravage et dévastation : les nègres avaient tout brûlé; ils avaient
tué le cousin, ils avaient ajouté le pillage à l'incendie, et, pour
mettre le comble à ces misères, sévissait la fièvre jaune... « Elle
emporta ma mère à quarante ans! Moi, j'expirais auprès d'elle;
on m'emporta, hors de cette île funeste en proie à la peste ; et de
vaisseau en vaisseau, je fus rapportée à mes parents, devenus tout
à fait pauvres! »
Sérieuse et triste enfance! Alors ces braves gens, qui n'avaient
pas voulu être riches au prix d'une apostasie, appelèrent le théâtre
à leur aide : « On m'apprit à chanter, — je tâchai de sourire, et
vraiment je ne fus supportable que dans les rôles de mélancolie et
de passion ! » En ces deux mots, l'aimable poëte a dit toute sa vie.
Elle était elle-même une élégie ! Elle apporta dans ces doux
poèmes mêlés de feux et de larmes que rien n'apaise et que rien
ne rassasie (1), tous les instincts sympathiques d'une tristesse
éloquente; elle obéit à des passions claires, vigilantes, désolées;
elle a dit, avec une grâce et une douleur ineffables, et en parlant
d'elle-même :
Ali : je suis une faible femme.
Je n'ai su qu'aimer et souffrir :
.Ma pauvre lyre, c"esl mon âme .
Elle s'est heurtée à tous les détours du sentier, elle s'est déchi-
rée à toutes les épines; à seize ans, sociétaire du théâtre Feydeau
(I) Née laerymis crudelis amor, tue gramina rivis.
Née cytiso salurautur apes. nec fronde capellœ.
MADAME DESBORDES-VALMORE 333
et bien disante, elle gagnait à peine quatre-vingts francs par
mois, et jugez de l'extrême indigence! Elle a commencé comme
a commencé sa glorieuse contemporaine madame Dorval; elle était
aussi pauvre, elle obéissait aux mêmes songes, elle rêvait les
mêmes destinées... Comme elle ne pouvait pas vivre à Paris, elle
obéit à son père, qui lui fit chanter l'opéra-comique en province.
Hou ! la province ! elle est bien étrangère à ces natures délicates !
elle ne sait rien de ces souffrances inconnues! elle ne va pas songer
que cette enfant qui chante en tremblant les gaietés de Grétry ou
les drames deDalayrac est peut-être un vrai poëte. Enfin la poésie,
à quoi bon? Chantez, jouez, pleurez, ma mie, et soyez une comé-
dienne, on ne vous demande que cela.
Puis vinrent les passions... Quoi! déjà? quoi! si jeune? Une
passion, une seule, un seul amour, mais si profond, si douloureux, -■
si fidèle, un acre enivrement, un amour qu'il faut suivre à travers
tant d'obstacles et par tant de sentiers difficiles; à vingt ans, et
déjà tant de regrets pour les heures d'autrefois :
Alors que, dans l'orgueil des amantes aimées,
Je confiais mou âme aux cordes animées !
Sapho, elle-même, n'a pas été plus malheureuse; elle n'a pas
obéi plus cruellement au feu intérieur... Elle est morte, et la
jeune Desbordes a vécu, chantant sa peine, aimant sa peine :
Malheur à moi, je ne sais plus lui plaire !
Je ne vois plus le charme de ses yeux;
lia voix n'a plus l'accent qui vient des cieux
Pour attendrir sa jalouse colère.
Il ne vient plus, saisi d'un vague effroi,
Me demander des serments et des larmes;
Il veille en paix, il s'endort sans alarmes :
Malheur à moi!
Voilà comme elle était pleurante! En ces moments de sa peini
el de ses Iransporls, elle trouvait des vmx et des mouvements
28.
334 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
irrésistibles. Écoutez, dans cette âme où tout se lamente, ces
sanglots et ces gémissements, et dites-nous, parmi les élégiagues
les plus charmants, si quelque douleur ressemble à cette douleur.
Non! Pour peu que Ton ait une came et que Ton ait encore un
cœur, on éprouve, en lisant ces plaintes si tendres, une ineffable
sympathie ; on rencontre en soi-même un écho de ces douces
idylles écrites sans art, mais non pas sans charme et sans inspi-
ration. Ces paysages sont doux, ces lointains sont remplis de
douces clartés, ces rêveries vous plaisent parce qu'elles sont natu-
relles. Je vois l'arbre et j'entends le ruisseau; je suis sûr, à sa
douleur, que ce pauvre cœur a saigné ; je reconnais la nue et le
ciel de ces complaintes, je vois le sourire à travers ces larmes,
l'espérance à travers ces douleurs. Poésie! ah! poésie! il n'est
rien qui te remplace ; il n'est rien qui te ressemble ; il n'est pas
d'art, d'habileté, de caprice et de fantaisie, il n'est pas même de
hasard qui nous donne un seul instant l'accent, le port, le génie
et le mouvement du vrai poëte. Aux mêmes conditions que M. de
Lamartine, aux mêmes conditions, sinon dans la même autorité,
avec le même charme et le même éclat que M. de Lamartine,
madame Desbordes-Valmore était un poëte. Elle était elle-même
et chantait sans art, comme l'oiseau chante. Elle aimait les hori-
zons modestes, les voix cachées, les soirs, les beaux soirs ; elle
obtint ce grand honneur (cet honneur a manqué à M. Alfred de
Musset lui-même), que M. de Lamartine, attiré par cette sœur
cadette de son àme, a lu ses vers, et qu'il répondit dans sa langu ;
à cette muse de sa famille :
Du poêle c"est le mystère ;
Le luthier qui crée une voix
Jette son instrument à terre,
Foule aux pied», brise comme verre
L'œuvre chantante de ses doigts.
Puis, (tune main que l'œil inspire,
Rajustant >es fragments meurtris,
MADAME DESBORDES-VALMORE 335
Réveille le son et l'admire,
VA trouve une voix à sa lyre
Plus sonore dans ses débris. .
Ainsi le cœur n'a de murmures
Que brisé sous les pieds du sort.
Instrument brisé qui retrouve une âme! Ame écrasée et qui
devient éloquente à force de douleur! Ils disent vraiment tout ce
qu'ils veulent dire, à nous ravir, ces grands poëîes; ils rencon-
trent des images inattendues, des métaphores toutes nouvelles; ils
expliquent, ils commentent, ils prient, ils consolent. Les stances
de M. de Lamartine àmadame Desbordes-Valmore, c'était la gloire ;
elle y répondit à sa façon décente et modeste, en disant qu'elle
n'était pas l'instrument sonore, éclatant, que disait le poëte. Elle
était une glaneuse.
...Une indigente glaneuse
Qui d'un peu d'épis oubliés
A paré sa gerbe épineuse
Quand la charité lumineuse
Verse du ble pur à mes pieds.
C'étaient là ses gloires, ses consolations et ses espérances ! Une
stance de Lamartine, une page encourageante de Sainte-Beuve,
un sourire de son enfant :
Quand j*ai grondé mon (ils, je nie cache et je pleure !
Elle a, comme cela, toutes sortes de vers que l'espril rencontre
et que le cœur conserve. Elle a publié six recueils de romances,
d'élégies, de paysages, de rêveries, d'harmonies, de prières et de
larmes! Elle était naissante à côté de Soumet; M. Soumet déjà
est bien loin d'elle. Elle eut pour amis tous les beaux esprits qui
l'ont connue; or, ne l'approchait pas qui voulait, tant elle était
modeste, et cachée, et tremblante, ajoutons éprouvée.
336 PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
Au fond de ce tableau, cherchant des yeux sa proie,
J'ai vu... je vois encor s'avancer le malheur.
Ii errait comme une ombre, il attristait ma joie
Sous les traits d'un vieil oiseleur.
Au premier rang des esprits qui font aimée, il faut compter
Frédéric Soulié, qui savait par cœur les plus beaux vers de
madame Desbordes-Valmore ; il faut compter la muse éclatante,
inspirée et superbe, une pivoine à côté de la violette, elle-même
madame de Girardin, qui frôlait de ses cheveux blonds les cheveux
jadis blonds de sa mère en poésie; elle l'aimait et la vantait avec
une grâce toute filiale, et c'était charmant à voir, cette Muse, à
bon droit populaire, au milieu du monde et sur les hauteurs poé-
tiques, arriver souriante à la muse austère, imprévue, innocente
et cachée, et murmurant ses plus douces prières, comme un enfant
sa prière du soir !
Surtout madame Desbordes-Valmore eut un terrible ami qui
avait toute l'allure et tout l'aspect du mystère, un esprit morose,
une âme chagrine, un croquemitaine appelé Henri Delatouche. Il
faisait peur à tout le monde, il fit pitié à madame Desbordes-Val-
more, et, comme elle espérait le consoler, elle alla à lui la pre-
mière, et ce qu'elle avait pressenti se vérifia : cet homme au
toucher si rude avait une âme assez tendre; il jouait contre lui-
même une abominable partie, et madame Desbordes-Valmore a
très-bien dit de lui : « Ce n'était pas un méchant, c'était un malade ! »
Ainsi, d'un mot tout féminin, elle a sauvé, cette mémoire. 0
chère femme éprouvée! Elle avait perdu même une fille, un
second poëte, une enfant (madame Langlais), qui écrivait comme
sa mère. Et maintenant l'œuvre est accomplie, et maintenant
le dernier pocrae a sonné. La voilà morte; à peine on a dit qu'elle
était morte; oublié aujourd'hui, ce vrai poëte aura son jour
C'est la loi '
Infirmes que nous sommes
Avant fj'ie rien de nous parvienne aux antres hommes,
MADAME DESBORDES-VALMORE 337
Avant que ces passants, ces voisins, nos entours,
Aient eu le temps d'aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons. Comme au fond de l'espace
Tel soleil voyageur qui scintille el qui passe.
Quand son premier rayon a jusqu'à nous percé,
El qu'on dit : Le voilà! s'est peut être éclipsé.
F I N
TABLE DES MATIERES
CRTTTQUE
HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE SOIS LA RESTAURATION,
PAR M. ALF. NETTEMENT
I
Les règnes littéraires proprement dits.— La Restauration n'a point
eu de littérature à elle. — Les écrivains de cette époque. — D'où pro-
cédaient les vieux. — Où tendaient les jeunes. — Ce que Charles X lit
pour les lettres. — L'enseignement de la Sorltonne .r»
340 TABLE DES MATIÈRES
II
Le seul poète royaliste de la Restauration. — Où il aboutit. — Libé-
ralité de M. Nettement envers ses princes. — Les gloires pour faire
nombre. — Revendication des vraies gloires 10
III
La nouvelle école littéraire. — Elle arriva quand la Restauration s'en
allait. — C'est sous le règne de Louis-Philippe qu'elle grandit et fleurit.
— Une fin et un commencement ne font pas un tout. — Rappel à la
vérité bistorique 14
DE LA LITTERATURE FACILE, RÉPONSE A M. MSARD
I
Le paladin N'isard. — Les Chérubins du style. — Faire et pouvoir. —
Qu'est-ce que la littérature facile? — Les maîtres du genre. — Le colosse
de Rhodes littéraire. — Parenthèse à propos de Gil Rlas. — M. Nisard à
la recherche de la littérature difficile. — Vaderclrà! 17
II
Bilan de la littérature facile. — Le roman : Notre-Dame de Paris.
Stello, la Peau de eharjrin, la Vigie de Koat-Yen, les Deux Cadavres, etc.
— Les contes et les conteurs : Léon Gozlan, Michel Raymond, Mérimée,
Balzac, etc. — Anathème de M. Nisard contre les femmes de lettres. —
George Sand oubliée. — Le drame moderne 25
III
Quel est le vrai coupable. — Le moyen d'être lu. — La Manon Lescaut
littéraire. — Nécessité de la production rapide. — Ync supposition heu-
reusement impossible. — Évocation de la littérature défunte .... 51
IV
Justice distribulive de M. N'isard. — Les combattants et les déserteurs.
— Erreur du champion de la littérature difficile. — Baison de son
manifeste. — Les gens qu'il tue. — La province vengée. — Les choux de
Biron. — Le cimetière Panckoucke 39
TABLE DES MATIÈRES 341
DE L ESPRIT EN FRANCE, A PROPOS DES LETTRES PARISIENNES
DE MADAME EMILE DE G1RARD1N
l
L'esprit de chaque matin.— Voltaire cl sa suite.— Diderot. — Piron.
Le café Procope. — Mercier. — Les chiffonniers littéraires. — Le Courrier
de Paris. — Problème à résoudre 46
II
Les grands et les petits faits de la chronique. — Capotes de salin cl
bonnets à rubans. — La toilette des femmes de lettres. — Histoire d'une
musc. — Habent sua fata -i~>
III
Petites révolutions. — M. Scribe et la lithographie. — Éloge de
M. Paul de Kock. — M ._ de Balzac. — Les jeunes filles et les femmes faites.
— Musard. — Les bals de l'Opéra et la chambre des députés. — Paris vu
par le petit bout de la lorgnette .'.-.' 65
IV
•
Les neiges d'antan. — Embarras des commentateurs de l'avenir. —
Misères et paradoxes. — Encore les capotes de satin ! — Le Livre du
Peuple et les pantoufles de M. Dubois. — Comment on prononce les
vers au Théâtre-Français 71
La chronique en villégiature. — Le bric-à-brac cl la politique. — Les
types exceptionnels. — Le courrier de Strasbourg. — L'émeute cl le
faubourg Saint-Germain. — Le salon. — Anciennes modes el modes nou-
velles. — L'oiseau de paradis considéré comme symbole. — Aux pro-
digues desprit 77
DES PASSIONS DANS LE DRAME MODERNE, PAR M. SAINT-MARC
eiBAHDin
Le cours de M. Saint-Mare Girardin. --> Le professeur el son auditoire.
La vraie popularité. — Les traditions de laSorbonne. - M. (iui/ni
342 TABLE DES MATIERES
H. Yillemain. — Ce qui fit de M. Saint-Marc Girardin un journaliste, et.
du journaliste, un professeur. — De l'amour au théâtre. — La douleur
physique et la douleur morale. — La passion chez les Grecs. — Invasion
du réalisme dans l'arl moderne. — Théorie du suicide. — Le stoïcisme
antique. — Les douleurs de convention. — Le monologue d'Hamlet. —
La saine et vraie poésie. — Werther el les héros du scepticisme ... 84
SOUVENIRS, PAR M. VILLEMA11
I
L'âge de seigneurie. — Les mémoires contemporains. — Abus de
l'autobiographie. — Réserve à imiter de l'auteur des Souvenirs. —
Le comte de Narbonne. — Madame de Staël. — César et Cicéroo. 100
II
Première Restauration. — Le 20 mars. — Le salon de madame Lavoi-
sier. — La force et l'intelligence. — Seconde Restauration. — Fouché. —
Talleyrand 108
III
Caractère et moralité du livre de M. Villemain — Son style. — État
présent de la langue française. — Invasion des barbares. — Conclu-
sion i 116
PORTRAITS ET CARACTERES CONTEMPORAINS
HISTOIRE D'C^E FAMILLE BOURGEOISE
I
La maison du père. — Les contes du foyer. — La messe du dimanche.
— Privilèges et immunités d'un conseiller du roi. — M. Comboulas —
La fin du bon vieux temps 128
TABLE DES MATIERES 343
II
Los Maffetles et les Bandinelli. — Dame et demoiselle. — Les grands
événements de la vie de Marie Mazel. — La ménagère bourgeoise. — Un
déjeuner manqué. — Le mitron. — La vendange. — L'ange gardien
envolé 134
m
M. Vaine. — L'évèque de Rhodez et le candidat en théologie. — Infor-
tunes amoureuses et politiques de M. l'aîné. — La bande de Charrié. —
Un héros malgré lui. — M. de Caveyrac, ou le gentilhomme pour rire. —
Comment on venait du Rouergue à Paris, en ce temps-là. — Fin rotu-
rière du chevalier. — Maître Fontenilles Ui
IV
Les auberts de M. Bonald. — L'abbé Causse. — Le eorreclexir du col-
lège.— Un dragon de seize ans. — L'historien de la bourgeoisie française.
— L'histoire bataille. — Le petit Rivié. — Son Altesse madame la ba-
ronne de Lugnas. — Sœur Marthe. — Lune de miel. — Travail et misère.
— Les deux voisines 152
Déménagement. — Fleurs et parchemins. — Le mcmenlo du roi
Louis XIV. — L'Histoire des Français des divers étals.— Le rêve et le
réveil 171
M
Le prix d'un tombeau. — Un préfet peu lettré. — Historien et poëte.
— Le dernier asile du philosophe. — Le professeur La Romiguière. —
La médaille d'honneur de Cély 170
ARMAND CARREE 18:>
LA SORCIÈRE DU XIXe SIÈCLE 191
JOSEPH MICRAl'D, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE *0*
314 TABLE LES MATIERES
HISTOIRE DT>" LIBRAIRE
l.-J. GRA> VILLE
FRÉDÉRIC SOILIË
CASTIL ELAZE 268
CHARLES DE LACRETELLE ^ -J70
M. GANlfAL tfii
GERARD DE IfERVAJ -
FROMENT MELRICE 508
LE CHANSONNIER ET VAUDEVILLISTE BRAZIER 514
M. MOET r,i g
ARY SCHEFFER 521
MADAME DESEORDES-VALMoRE 550
m DE LA TABLE DES MATIERES
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